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Peut-on appliquer les catégories du droit aux relations éducatives et pédagogiques ?

Posted By admin On 30 avril 1998 @ 10:04 In Sur la socialisation et la citoyenneté | No Comments

I – LA POLYSEMIE DU MOT LOI

Une bonne partie des difficultés à poser le problème du droit à l’école vient de la polysémie du concept de loi. Nous distinguerons pour notre part :

  1. La loi comme anthropologiquement fondatrice du lien social, en ce qu’elle inaugure dans l’espèce humaine le passage de la nature d’une espèce animale à la culture… d’une société, par l’ordonnancement des rapports de force et le recours à une normativité.
  2. La loi comme sociologiquement représentative d’une norme sociale, règle contingente, spatio-temporellement relative à un groupe déterminé (Tribu, ethnie, âge, catégorie professionnelle, classe sociale etc.), génératrice d’habitus (Ex : faire une fête lorsqu’on se marie, s’effacer devant une dame, lever sa casquette en classe, porter le deuil …) Alors qu’au sens 1, elle est historiquement et transcendantalement constitutive de l’humanisation, elle indique au sens 2 moins l’unité que la diversité de l’espèce humaine.
  3. La loi symbolique, au sens psychanalytique, qui tented’éclairer, pour l’individu, ce qui était signifié précédemment pour l’humanité (1) et ses différents groupes (2) : ce qui borne le désir de l’autre, lorsque le père oriente la constitution du sujet humain par la séparation castratrice de l’enfant d’avec la fusion maternelle (Interdiction de l’inceste), tout en instituant par là même ce désir par le creusement d’un manque. Ce concept de loi, qui à la fois limite et relance le désir, est opératoire dans la compréhension et la pratique de la relation éducative, et plus particulièrement pédagogique (Désir de savoir).
  4. La loi juridico-politique, la légalité, dite “ droit positif ” : c’est celle qui estédictée par le législateur d’un Etat, et qui s’applique sur son territoire à un moment donné. Elle est conforme dans les pays démocratiques à une loi fondamentale : la constitution. Elle “ émane aussi du droit international, conventions européennes ou déclarations usiennes (ex: Droits de l’homme ou de l’enfant), que doivent ratifier les Etats de par leurappartenance à des communautés supra-nationales.
  5. La loi éthique, comme référence à des principes moraux ou religieux. Une loi existante (au sens 4) peut être considérée comme injuste, et la légalité de fait comme illégitime aux yeux des valeurs : au nom par exemple de la loi de Dieu, supérieure à celles des hommes. (Ex : commandos I.V.G.) ; ou de principes humanistes (Révolutions contre les dictatures). L’éthique, par sa référence aux principes, transcende alors le juridico-politique, parce qu’elle s’en veut le fondement axiologique.

II – ARTICULER CES SENS SANS LES CONFONDRE

C’est à ces différents sens du mot loi, provenant de différentes approches des sciences humaines (Ex : anthropologie, sociologie,psychanalyse…) et, concernant différents champs d’application (Ex : droit, politique, éthique, religion …) que doivent être confrontés, pour y voir plus clair : le règlement intérieur d’un établissement scolaire, et les règles de la classe.
Le fonctionnement d’une classe implique l’articulation d’une vie de groupe et d’un processus d’apprentissage,d’un rapport à la loi avec un rapport au savoir. En tant qu’elle appartient au tissu sociétal, une classe ne peut fonctionner sans lien social (Loi au sens 1) : d’où l’interdit fondateur de la violence, le pré-requis d’un minimum de socialisation pour que de l’apprentissage puisse avoir lieu, et le drame pour tous les acteurs concernés d’une classe anomique,où les rapports de force empêchent l’émergence du champ éducatif. La loi symbolique (3) participe de cette constitution du lien social, par les enjeux des identifications de l’élève à l’éducateur, à l’instructeur, au savoir, et les jeux de liaison-déliaison instaurés.
En même temps qu’elle le présuppose, la classe, par le passage de la familleà l’école, consolide et complexifie ce lien social, comme institution éducative, qui en tant que telle socialise, et par ailleurs socialise par et pour l’apprentissage du savoir (Elle articule apprentissage et socialisation). Elle insère, par ces processus d’apprentissage et de socialisation, dans une société donnée, avec ses normes (2) et ses lois (3), en faisant souvent référence àdes principes transcendants : le valeurs éducatives (5). Enfin la finalité actuellement très prégnante d’une éducation à la citoyenneté (4 et 5 par le recours aux Droits de l’homme) infléchit le type de socialisation souhaité vers un modèle démocratique (D’où le concept de “ socialisation démocratique ”), qui prescrit ses exigences àl’école : comment introduire de la démocratie dans la vie de l’établissement (vie scolaire, vie du groupe-classe, et jusqu’au coeur même de l’acte d’apprendre ) ?

III – LOI A L’ECOLE ET LOI DE L’ECOLE.

Cette commande institutionnelle de citoyenneté d’une part, et l’affaiblissement du lien sociétal d’autre part, qui en explique largement l’origine (avecau sens 1 : montée de la violence ; 2 : éclatement du consensus sur les normes ; 3 : crise du père symbolique ; 4 : poussée sécuritaire du droit ; 5 : effondrement de la transcendance et valeurs individualistes), amènent de plus en plus la revendication de l’école comme lieu de droit, ce qui peut signifier diversement :

  1. L’école n’est pas un îlotséparé. La loi française (4) s’y applique et doit s’y appliquer intégralement : par exemple le viol n’est pas une affaire qui relèverait seulement d’un règlement intérieur, du conseil de discipline, et encore moins d’une transaction privée de gré à gré entre administration et familles concernées, mais un crime qui entraîne la saisie de lajustice.
    Relèvent ainsi de ce qu’on peut appeler le “ droit scolaire ” tous les articles du code pénal contenant la nature des fautes et l’échelle des responsabilités selon les âges (13, 15 , 16 et 18 ans) et de leur substitution en cas de minorité, comme par ailleurs l’interdiction des châtiments corporels ou la responsabilité d’un chef d’établissement enmatière d’hygiène et sécurité … Un lieu de droit, c’est ainsi un lieu où s’applique la loi (4). En ce sens, aucun article du R.I. comme des règles de la classe ne peut contrevenir à la loi (4), au nom de la hiérarchie des règles juridiques selon laquelle un règlement est toujours subordonné par rapport à une loi.
  2. Lesrèglements intérieurs ont peut être intérêt, de ce point de vue à reprendre, et expliciter pour être compris de tous, certains éléments de la légalité important pour le fonctionnement de l’école.
    Le R.I. devrait avoir pour objectif d’énoncer les droits et devoirs des acteurs de la communauté éducative, c’est-à-dire la loicommune pour qu’un établissement puisse au mieux remplir sa fonction éducative. Et pas seulement comme le plus souvent les devoirs des élèves et de leur famille, comme contrat imposé de leur entrée et maintien dans cette collectivité. Un lieu de droit, c’est celui qui dit la loi pour tous.
    Le R.I. doit se “ juridiciser ”, c’est-à-dire non seulement énoncer de façon très explicite la loi commune, mais prévoir de façon précise les instances et procédures de médiation en cas de conflit, de sanctions en cas de faute, avec échelle des peines et de recours possible. Un lieu de droit c’est celui qui envisage le règlement des manquements à la loi.
  3. Les procédures prévues doiventêtre effectivement mises en oeuvre et les conflits non réglés par des transactions privées informelles, source d’arbitraire. Il y a une autorité morale et pratique de la loi. Un lieu de droit, c’est un lieu où les manquements à la loi sont effectivement sanctionnés.
    On peut remarquer que l’on revendique dans tous ces cas que la loi (4) àl’école, soit la loi de l’école.

IV – DERIVE JURIDIQUE ET DEMARCHE PEDAGOGIQUE.

Cette montée du juridisme à l’école, avec la demande corrélative de “ pénalisation ” de l’espace éducatif, nous semble une réponse dangereuse, de type sécuritaire, au vrai problème du déficit de socialisation. Le droit est une création culturelle humaine pour résoudre les conflits et ramener la paix. Mais ce peut-être la “pax romana ”, l’ordre fondé sur la force légitimée, et non la coexistence pacifique comme fruit de la justice et de l’égalité. On invoque comme argument pour renforcer ce durcissement répressif le caractère structurant de la loi symbolique (3), balisant les limites de toutetransgression, responsabilisante parce qu’on a à rendre compte de ses actes (cf. Plaidoyer d’Althusser contre son non-lieu qui l’a privé de parole). La psychanalyse peut-elle devenir, dans une phase historique de délitement du lien social, une caution de l’ordre moral ? D’autres en parleront plutôt comme d’un tremplin nécessaire pour retisser ce lien social.
Sans tomber dansl’angélisme, car le “ retour de la loi ” n’est qu’une réaction psycho-juridico-politique au triomphe d’un libertarisme sans coopération (générateur d’exclusion et de peur de l’autre), nous ferons remarquer que le R.I. ou les règles de la classe sont de l’ordre de l’éducatif et du pédagogique, alors que la loi (4) est de l’ordre du juridico-politique.Logique juridique et logique de formation peuvent s’articuler, mais ne sont pas du même ordre. Aussi peut-il y avoir des interdictions réglementaires (R.I.) qui sont autorisées par la loi (un citoyen peut aller et venir librement, un collégien ne peut sortir sans autorisation), des obligations législatives non applicables à des enfants (parce qu’ils ne sont pas encore citoyens). Beaucoup d’obligations sontliées à la fonction éducative ou pédagogique (rendre son devoir au jour prévu, manquer verbalement de respect au professeur), sans aucune valeur juridique. Faut-il donc répondre “ juridiquement ” à un problème pédagogique ?
On ne peut nous semble t-il appliquer sans prudence les catégories juridiques à la pensée et à la pratique éducatives. Quand B. Defrance dit que l’école et la classe doivent obéir aux principes du droit, c’est à la fois vrai si cela signifie que la loi française doit s’appliquer dans l’école, intéressant pour faire éclater certaines contradictions entre les discours et les actes, notamment dans la perspective d’une éducation à la citoyenneté, mais en même temps ambigu, et à la limite dangereux.
Ambigu, parce qu’on ne peut penser, prenons un exemple, le contrat didactique, (cf. Brousseau), où il doit toujours y avoir de l’implicite pour que fonctionne l’apprentissage, sur le mode du contrat juridique, qui doit être pour être valable parfaitement explicite pour les parties. Autant le croisement d’approches anthropologiques, psycho-sociologiques oupsychanalytiques nous semble fécond pour éclairer le contrat pédagogique (cf. Filloud), autant la catégorie juridique du contrat est trop étroite pour penser sa complexité : l’asymétrie des âges (adulte/enfant), du statut politique (citoyen, pas encore pour la plupart), des compétences ; la relation d’un enseignant avec un groupe d’élèves ;l’enjeu et l’articulation entre instruction-apprentissage et éducation-socialisation etc.
Dangereux, parce que la “ juridicisation ” de l’école, avec un avocat dans chaque conseil de classe, un médiateur entre chaque enseignant et tel élève ou telle classe déboucheraient vite sur un “ pédagogiquement correct ”. A moins qu’on ne juge, comme aux U.S.A., la qualitéd’une démocratie au nombre de ses procès, et celle d’une “ école citoyenne ” sur le nombre de ses conflits…
Pour être moins polémique, il nous semble aujourd’hui nécessaire d’articuler, et ce n’est pas simple car la contradiction traverse nombre d’acteurs :

  • un recours au droit et à la loi (3), qui permette à certains établissements oucertaines classes d’être ou de redevenir des lieux éducatifs. Où le néo-soixante huitard ne crie pas CRS-SS quand on collabore avec la police pour des problèmes de racket, de viol ou cocaïne, ou à l’autoritarisme quand un collègue met des colles pour manque flagrant de respect. Et qui permette à des adolescents d’éviter l’exclusion scolaire, donc sociale, en mieuxintégrant la loi (3 et 4) ;
  • – avec une résistance au fantasme sécuritaire. Et surtout en promouvant l’éducation à la citoyenneté comme alternative à la pente répressive, par toutes les pratiques de collaboration et négociation des règles (Le R.I. comme au lycée expérimental de Saint-Nazaire, les règles de la classe comme dans le conseil de lapédagogie institutionnelle, mais aussi par une formation critique et par exemple du temps donné aux délégués-élèves en classe pour préparer les conseils ou en rendre compte. etc.).

Michel Tozzi

LA BATAILLE DU CHEWING-GUM

  • Un élève qui mâche du chewing-gum m’insupporte. Son attitude de ruminant m’agresse. Nul n’entre dansma classe un chewing-gum à la bouche.
  • C’est du même ordre que la casquette vissée sur la tête : de l’impolitesse. Il faut leur apprendre les règles de la vie en groupe et le respect d’autrui.
  • Moi je n’en ai rien à cirer. Du moment que cela ne les empêche pas d’apprendre les mathématiques !
  • Précisément, moi en langue, ça nuità la prononciation. Je l’interdis pour des raisons techniques.
  • On en a discuté au Conseil. J’étais contre, j’ai expliqué pourquoi. Ils ont été majoritaires. On a convenu de la règle suivante : on l’enlève pour toute intervention orale.
  • Je leur explique pourquoi je l’interdis : c’est sale et pas hygiénique. Ils sont sensibles àl’écologie : mauvais pour la santé, car trop d’acidité dans l’estomac. Des microbes collés partout sous les tables. Et toutes ces verrues par terre, inesthétiques, et difficiles à décoller…
  • J’ai coupé la poire en deux : on a le droit au chewing-gum, mais on ne doit ni le coller sous la table, ni le jeter par terre, car cela donne du travail inutile aux femmes deservice : obligation de le mettre dans un papier et de le jeter à la poubelle, même pendant le cours…
  • Et vous comment vous situez-vous ? Avez-vous d’autres réactions ? Epidermiques ? Et/ou argumentées ? Comment s’articulent, dans votre attitude et/ou votre position, le psychologique et les valeurs ? Quel sens donnez-vous à la loi quand vous interdisez, autorisez, négociez ?

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