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Les paradigmes organisateurs de l’enseignement philosophique

Posted By admin On 30 novembre 2003 @ 18:11 In Sur la didactique de l'apprentissage de philosopher | No Comments

Articles de Michel Tozzi pour le dictionnaire international de didactique de la philosophie

Définition courte

La philosophie, champ essentiel de la culture par son histoire, ses doctrines et ses méthodes de pensée, lorsqu’elle devient une matière enseignée dans le système éducatif, doit se didactiser, c’est-à-dire prendre une forme qui puisse donner lieu à des…

apprentissages accessibles aux élèves. Les didacticiens de disciplines définissent le « paradigme organisateur » d’une discipline, ou encore sa « matrice disciplinaire », comme la façon dont elle s’organise pour devenir enseignable : finalités et objectifs affichés, présence à tel ou tel niveau ou filière d’enseignement, horaires, objets, tâches et supportsproposées, méthodes d’enseignement et d’apprentissage, contenus des programmes (notions, questions, textes), formes d’évaluation et types d’examen. La même discipline peut ainsi prendre différents visages selon les temps et les lieux.

La philosophie peut donc s’organiser par exemple selon un paradigme dominant :

- doctrinal : la philosophie officielle del’Eglise (thomisme) au Moyen Âge, « servante de la théologie » ; le marxisme-léninisme dans les ex-pays communistes ;

- historique : l’histoire des idées des présocratiques à nos jours (cf Italie).

Dans ces deux cas on enseigne surtout un contenu, idéologique ou doctrinal, patrimonial ;

-problématisant : notions et textes prennent tout leur sens par rapport à des problèmes philosophiques (France). On s’intéresse ici au « penser par soi-même », aux processus de penser du philosopher. Au paradigme français du cours du professeur comme « œuvre », des textes des philosophes comme exemples et modèles de pensée, de l’écrit dissertatif commeforme obligée de l’apprentissage philosophique, la philosophy for children de Lipman, qui part des questions des enfants, met au centre du paradigme la discussion.

- praxéologique : dans le cours de morale non confessionnelle belge, l’objectif est de s’orienter réflexivement dans l’action, par un effort de clarification et de hiérarchisation des valeurs…

Définition longue

L’enseignement philosophique dans chaque pays est le produit d’une histoire. Les réponses de soixante-six Etats à une enquête de l’UNESCO montrent par exemple qu’on peut choisir la philosophie en option en Finlande dès 13-15 ans. Elle est obligatoire à partir de la seconde en Grèce, à partir de la première auPortugal, en France la dernière année du lycée. La certification du premier cours du collégial au Québec est un texte argumentatif, non une dissertation. Elle se fait de façon très variée en Suisse (ex : un entretien oral). La “ philosophie pour enfants ” de M. Lipman se structure autour de discussion sans aucune référence historique ou doctrinale.

Cette diversitévérifie l’hypothèse des historiens des disciplines scolaires selon laquelle, lorsqu’un domaine de recherche devient matière enseignée, il subit une “ transposition ” à la fois institutionnelle (les programmes) et praticienne (dans la classe), par une adaptation de la discipline à des finalités politiques nationales, des contraintes de système (horaires, coefficients, modalitésd’évaluation), une évolution de son public etc.

On peut ainsi repérer empiriquement quelques grands paradigmes de l’enseignement philosophique :

- doctrinal, dans lequel on enseigne La vérité philosophique : le thomisme au Moyen-Âge ou dans l’Espagne de Franco, le marxisme-léninisme sous Staline, telle philosophiemusulmane dans l’Islam intégriste … La philosophie prend ici le visage d’un savoir absolu, sous la tutelle religieuse (la “ philosophie servante de la théologie ”) ou idéologique (communisme). La dérive est le dogmatisme ;

- historique, dans lequel on enseigne l’histoire de la philosophie : c’est le cas de l’Italie (où lesprofesseurs sont bivalents : histoire et philosophie). La philosophie apparaît comme un patrimoine culturel, succession de doctrines. La dérive est le relativisme, où l’on risque de faire plus d’histoire (des idées) que de philosophie …

Dans les deux paradigmes ci-dessus, quelles que soient leurs divergences, on dispense des contenus ;

- problématisant,plus socratique qu’hégélien par son sens de l’interrogation. Il s’agit moins d’ “ apprendre de la philosophie ” (Hegel) que d’“ apprendre à philosopher ” (Kant). Version française lorsqu’on travaille des problèmes à partir de notions ou d’auteur ; lipmanienne (USA), lorsqu’on part des questions des enfants. Il s’agit d’apprendre à“ penser par soi-même ”, de développer des processus de pensée : conceptualiser des notions, problématiser des questions, argumenter rationnellement des thèses.

- praxéologique : il s’agit d’apprendre à décider dans l’action, par une hiérarchisation éthique desvaleurs. C’est le cas du cours de morale non confessionnelle belge, aves son quasi cours de philosophie. Cette finalisation par la praxis se trouve aussi bien chez Marx que dans l’antiquité, où la sagesse est indissolublement connaissance et conduite.

L’éducation philosophique comparée, par la description historique et géographique de formes concrètes de scolarisation de la philosophie, nouspermet de classer, d’esquisser des “ idéaux-types ” de l’enseignement philosophique.

On ne peut jamais, d’un simple repérage empirique, sauf à abusivement généraliser, préjuger d’autres figures réelles (mais non encore décrites), ou possibles (mais non encore réalisées). On peut par contre se demander théoriquement si d’autres figures sontenvisageables ou souhaitables.

Mais on peut repérer empiriquement que chaque fois qu’une orientation pousse jusqu’au bout sa logique, elle est renvoyée vers d’autres paradigmes : au Québec, réaction après 1968 contre l’enseignement thomiste des jésuites ; en Italie, greffe d’un questionnement plus problématisant sur une tradition très historique. En Suisse, débatsuivant les cantons entre une orientation francophone plus historisante et un courant germanophone plus problématisant. Dans les ex pays communistes, reconsidération totale du paradigme dogmatique marxiste. En Belgique insistance pour muscler réflexivement un paradigme orienté vers la l’action…

Bibliographie

  • Sur les différentsparadigmes : M. Tozzi, « Philosophie : relativiser notre prétention à l’universel », Cahiers pédagogiques n°378, nov.1999. M. Tozzi,
  • Sur le paradigme doctrinal : G.W.F. Hegel, Textes pédagogiques, Vrin, Paris, 1990.
  • Sur le paradigme historique : voir le programme de philosophie italien.
  • Sur le paradigmepraxéologique belge : V. Dortu, « Histoire belge des cours dits philosophiques », Diotime l’Agora n° 21, avril 2004.
  • M. Coppens, « Comment peut-on enseigner la morale ? », Diotime l’Agora n° 23, déc. 2004.

Un exemple : le paradigme organisateur del’enseignement philosophique français

Définition longue

La philosophie n’est enseignée en France qu’en classe terminale (18 ans), l’année décisive du baccalauréat, au double motif de l’insuffisante maturité de l’élève avant, et de la nécessité pour penser de l’acquisition antérieure de savoirs positifscomme objets de la ré-flexion, selon métaphore du “ couronnement ” des études secondaires. Son programme contient une liste de notions (et non de problèmes) et une liste d’auteurs (et non d’œuvres). Sa matrice didactique est problématisante (notions et œuvres doivent tourner autour de problèmes), visant à développer chez l’apprenti-philosophe le “ penser parsoi-même ”.

Le paradigme français est structuré sur trois principes fondateurs : la leçon du professeur comme œuvre, car celui-ci se définit comme philosophe avant d’être enseignant; les grands textes de la tradition comme exemples et modèles d’une pensée en acte, dont il faut s’imprégner de la démarche réflexive et de la profondeurdoctrinale ; la dissertation comme exercice obligé de l’apprentissage du philosopher.

Son discours dominant affirme :

  • une conception plus républicaine que démocratique de la cité et de l’école (“ Philosophie, école, République, même combat ”) ; une finalité éducative plustournée vers l’instruction que l’éducation ; un contenu théorique et de haut niveau de la formation professionnelle; la valeur formatrice du cours magistral (“ Il suffit que la pensée apparaisse pour faire penser », J. Muglioni) ; le rôle central en classe du magister (opposé au dominus), maître à penser dont les élèves, selon la tradition, pourraient être lesdisciples.
  • un anti-pédagogisme : le pédagogue qui accompagnait dans l’Antiquité l’élève à l’école aurait mieux fait de ne pas y rentrer, sa démagogie abaissant le niveau alors que c’est à l’élève de s’élever vers le maître.
  • un refus de didactiser la discipline (“ La philosophieest à elle-même sa propre pédagogie ”), ou du moins de fonder cette didactisation autrement que par l’autoréférence, par exemple à partir de l’apport extérieur des sciences humaines (exemple : psychologie de l’apprentissage)
  • un primat de l’écrit sur l’oral, relégué dans l’examen à l’épreuve de rattrapage,récusé dans son “ insoutenable légèreté ”, assimilant toute discussion à la caverne des opinions.
  • C’est à la fois la pertinence et le monopole de ce paradigme qu’interroge l’arrivée massive en classe technologique des “ nouveaux lycéens ”, étrangers par leur origine socio-familiale aux normes linguistiques et culturelles de la culturescolaire.
  • Le maintien revendiqué d’un paradigme construit pour une élite pose des problèmes pédagogiques aigus dans un lycée massifié : la capacité d’attention et de compréhension d’un cours magistral long et soutenu est remise en question ; on constate des difficultés de lecture face à des textes conceptuels ; le rapport à l’écriture,particulièrement sous sa forme dissertative est laborieux. D’où la nécessité de refonder aujourd’hui ce paradigme.

Bibliographie

On aura une idée des débats sur le paradigme français en consultant les bulletins des deux associations de professeurs de philosophie françaises :

  • l’APPEP, qui défend les positions traditionnelles. Voir par exemple, dans L’enseignement philosophique de janv.-fév. 2004, le dossier « Réflexions sur l’enseignement de la philosophie » ; site : www.appep.net
  • l’ACIREPH, qui conteste certains aspects du paradigme actuel. Voir le Manifeste pour l’enseignement de la philosophie sur le sitewww.acireph.asso.fr

La philosophie et les enfants : différents paradigmes

Définition courte

La philosophy for children, en essaimant dans le monde, prend différents visages. Par exemple en France, où elle s’implante tardivement (1998), on peut repérer, outre l’influence de Lipman, différentscourants :

- langagier : elle s’articule avec la didactique du français, dans sa tentative de didactiser l’oral le débat et l’argumentation, de prendre en compte l’oral « réflexif » (rapport langage-pensée), d’organiser des « débats d’interprétation » à partir de la littérature (de jeunesse ou non), allant plus loinque la simple compréhension des textes ;

- psycho-existentiel : elle participe, dans une perspective génétique, au développement de l’enfant ou de l’adolescent, en lui faisant faire l’expérience psycho-philosophique du cogito (oser penser, se découvrir être pensant, auteur de sa pensée) dans un groupe cogitans (J. Lévine) ;

-citoyen : elle se greffe sur la préoccupation scolaire de l’apprentissage de la civilité (respect d’autrui) et de la citoyenneté, du débat démocratique, des concepts de la philosophie politique (liberté, égalité…) ; elle s’articule sur une pédagogie coopérative (ex : Freinet).

- philosophique : elle valorise la « viséephilosophique » des pratiques par la mise en œuvre par les élèves de processus de problématisation, de conceptualisation de notions, de distinctions conceptuelles, d’argumentation rationnelle de thèses et d’objections (cf M. Tozzi); elle cherche des supports philosophiques (ex : adaptation des mythes de Platon).

N. B. : il peut être intéressant de noter que la philosophie devient enFrance, depuis peu de temps, un terrain privilégié pour les expériences innovantes de partenariat entre l’école et l’action culturelle, jusqu’ici cantonnée traditionnellement à des matières telles que l’art, la science… L’apprentissage du cogito se fait alors à l’intérieur d’un protocole visant le plus souvent à une production collective, rendant compte, non seulement desparcours individuels, mais également de la capacité à produire ensemble (cf les expériences menées depuis 1996 par la Fondation 93 dans la banlieue parisienne, où des professeurs de philosophie interviennent dans des classes d’élèves en échec scolaire…).

Bibliographie

  • Tozzi M. et al, L’éveilde la pensée réflexive à l’école primaire, CRDP Montpellier-CNDP-Hachette, 2001.
  • Tozzi M. et al, Discuter philosophiquement à l’école primaire. Pratiques, formations, recherches, CRDP Montpellier, 2002.
  • Tozzi M. et al, Nouvelles pratiques philosophiques en classe, enjeux et démarches, CNDP-CRDP de Bretagne, 2002.
  • Lalanne A., Faire de la philosophie à l’école élémentaire, ESF, Paris, 2002.
  • Tozzi M. et al, Les activités à visée philosophique en classe : l’émergence d’un genre ?, CNDP-CRDP de Bretagne, 2003.
  • Chatain J., Pettier J.C., Textes et débats à visée philosophique au cycle 3, au collège et ailleurs,Scéren-CRDP de Créteil, 2003.
  • Galichet F., Pratiquer la philosophie à l’école, 15 débats pour les enfants du cycle 2 au collège, Nathan, 2004.
  • La Revue Diotime L’Agora, publiée par le CRDP de Montpellier depuis mars 1999, à raison de quatre numéros par an, comprend de nombreux articles sur les pratiques philosophiques àl’école primaire et au collège (tous les numéros sont en ligne sur le site : www.ac-montpellier.fr/ressources/agora
  • Philosophie et démocratie dans le monde, Le livre de poche, 1995.
  • Cf. “ Le rapport au savoir dans la didactique de l’apprentissage du philosopher ”, M. Tozzi, Actes du Colloque du REF, Toulouse, oct. 1998.
  • Penserpar soi-même. Initiation à la philosophie, Tozzi M., Chronique Sociale, Lyon, 1994.
  • “ De la philosophie à son enseignement : le sens d’une didactisation ”, Tozzi M., in Savoirs scolaires et didactiques des disciplines,ESF,1995.

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