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Accompagner une progression dans une discussion à visée philosophique

Posted By admin On 30 juin 2004 @ 20:06 In Discuter philosophiquement | No Comments

Un débat a eu lieu au 5ième festival Philo des champs de Durfort en juillet 2003.

On trouvera ci-dessous l’introduction à la discussion, suivie de quelques remarques.

PRESUPPOSES DU TITRE

Ce titre doit être explicité dans ses présupposés :

1)  Il est souhaitable qu’il y ait progression dans une discussion à visée philosophique, au café philosophique ou en…

classe. L’objectif poursuivi est en effet de réfléchir sur une question, un problème, des notions. Par progression, nous n’entendons pas une flèche linéaire, du simple au plus compliqué, d’une question à sa réponse, mais une maturation individuelle et collective de la pensée dans la perplexité et la complexité . Une dé-marche est nécessaire, une problématique à défricher, unchemin à tracer, dans l’itinerrance et la rigueur à la fois. Suivant les métaphores, il faut débroussailler, avancer, creuser, approfondir, élever le débat?

2) Cette progression est aléatoire , car elle est l’activité et d’un groupe, dont la dynamique n’est pas forcément celle d’une communauté de recherche, et de pensées, dont on n’est jamais assuré de la perspicacité philosophique (aupoint que des philosophes condamnent le café philo comme règne de l’opinion). Une progression peut ou non s’engendrer, selon le sujet choisi, les participants, l’attitude de l’animation. Cela dépend de la capacité et de la volonté individuelles et collectives d’alimenter le débat et de coopérer pour construire de la réflexion. D’où la nécessité   que cette progression puisse advenir, quand le groupe stagne etpiétine dans la répétition, s’enferre dans des exemples particuliers et contingents, polémique stérilement et clôture le questionnement dans la logique d’affirmation et d’opposition non constructive, s’égare hors du sujet etc. Il y a alors besoin de régulation en cas de conflit, de recentrage en cas de dérive, de relance en cas de sur place?  

3)  C’est pourquoi il est souhaitable dans une discussionà visée philosophique qu’il y ait une animation de la discussion , et une responsabilité de l’animation dans la production intellectuelle collective du groupe. Responsabilité non pas simplement de la répartition de la parole, mais d’avancée dans les échanges et de consistance du contenu. Parce qu’il est difficile dans les faits (et non dans l’idéal), que chaque individu se sente responsable de l’avancée réflexivecollective, la logique naturelle du participant à une discussion étant plutôt de construire sa propre pensée au contact de celle des autres. Il y faudrait une coresponsabilité collective partagée, un groupe certainement peu nombreux, très soudé, et avec un objectif intellectuel commun ambitieux?Ce qui n’est pas impossible en droit, et devrait peut-être constituer une visée, mais, convenons en, peu fréquent. Or il fautfaire avec les groupes tels qu’ils sont et où ils en sont, quitte à les faire évoluer?

4)  Cette animation ne doit pas cependant amener le groupe là où elle voudrait aller , comme un objectif de contenu prédéterminé à atteindre. On n’est pas au café philo dans de la formation institutionnelle, avec un programme à faire acquérir, des connaissances à assimiler, des compétencesà développer, des évaluations à organiser?Et même en classe, s’agissant d’apprentissage du philosopher, on ne peut s’exercer à penser par soi-même dans et par la discussion en étant conduit quelque part où l’on n’irait pas par son propre et libre cheminement (Qu’en était-il avec Socrate ?).

5)  L’animateur doit donc accompagner la progression des individus et du groupe. Accompagner, cen’est pas diriger vers, ni même guider pour qu’on puisse suivre, mais marcher à côté en appui . Le groupe doit cheminer par lui-même, mais en faisant trace , et trace philosophique . D’où l’intérêt d’un étayage sur le fil à tisser, en cohérence et continuité entre les interventions et par rapport au sujet ; non pas une directivité, encore moins une maîtrise ou uncontrôle, mais, dans l’accueil de ce qui arrive, une bienveillance vigilante sur le filé du tracé , et une exigence épistémologique sur la réflexivité des processus de pensée à l’oeuvre (problématisation, conceptualisation, argumentation rationnelle?).

CRITIQUES ET FONDEMENTS DE CES PRESUPPOSES

•  D’aucuns critiqueront la notion de progression dans un débat.Trop linéaire, spatiale, mécaniste, schématique, impatiente… Et de louer les méandres de la pensée, parce que la ligne droite est le plus court chemin des préjugés, pas du doute qui arrête, suspend et s’abstient, de la réflexion qui erre et tâtonne, travaille aux n?uds, rhizome, bifurque, se contredit puis nuance ou articule, rebondit ou s’impasse, spirale et ? feed-backe ??Comme si l’on devait arriver le plusvite possible, produire, être efficace, résoudre, trouver la bonne réponse, finir, en finir avec la question. Car à quoi servirait de réfléchir si c’est pour ne pas avancer, et ne déboucher sur rien, dira le bon sens ?

•  Certes ! Mais est-ce l’idée de progression réflexive qui est critiquée, ou une certaine représentation de la progression en philosophie ? Car il y a avancéeintellectuelle dans le passage de la pseudo-évidence au doute, de l’affirmation à la question, de la question à son questionnement et à la mise à jour de ses présupposés, d’une question à une aporie, d’une réponse à la formulation d’une alternative?Et ce cheminement peut s’accompagner !

•  D’autres pourront soutenir qu’il y a toujours progression dans un groupe en discussion, par le simplejeu des interactions cognitives entre participants, qui font que les individus réagissent à l’altérité, que la problématique et les propos se déplacent par et dans l’interactivité. Le surplace ne serait qu’apparence : il y aurait le cheminement souvent invisible de chacun, qui n’avoue pas facilement publiquement évoluer, ou dont la pensée continuera à « travailler » après ladiscussion ; et le travail du groupe, souvent souterrain, car buissonnant et non cartésien.

•  Mais la dynamique argumentative d’opposition dans un groupe amène souvent les individus à camper sur leurs positions plutôt qu’à s’ouvrir à la différence? Et une évolution dans la discussion n’est pas forcément une progression : ce peut être la dérive conversationnelle des associationsd’idées, où le sujet a été complètement perdu de vue ! Et qu’est-ce qu’une progression qui ne serait perçue par personne, la discussion donnant une impression d’enlisement ? La communauté de recherche reste une visée, un idéal régulateur qu’il faut sans cesse construire, et les dérives narcissiques, psycho ou socio- affectives, les jeux de prestance et de pouvoir dans un groupe humain pour se mettre en« position haute » ou   « sauver la face » (Goffman), le terrorisme intellectuel de l’allusion supposée connue, le poids des préjugés par exemple restent le lot commun de nombre d’échanges qui font obstacle à une avancée et intellectuelle et commune. Il faut donc garantir une progression, qui n’est jamais acquise.

•  Certains, souvent les mêmes que précédemment,contesteront l’utilité d’une animation, ou réduiront son rôle à une simple répartition de la parole ; ils vont   même jusqu’à affirmer que la parole peut s’auto-réguler. Ils prônent l’auto-animation collective, l’autogestion du débat par les participants eux-mêmes, programment l’auto-disparition de l’animateur. Tout guidage, voire tout accompagnement, serait une tentative de manipuler le groupe.

•  Cet anarcho-philosophisme (ex : Jean-François Chazerans) est   sympathique par son idéal communautaire, mais non sans contradiction, car les hommes seraient potentiellement assez démocrates pour s’autogouverner, mais potentiellement tyrans dès qu’ils seraient en position de responsabilité (identifiée à un pouvoir abusif !). L’animateur serait ainsi celui qui empêche les participants de penser pareux-mêmes, par exemple en reformulant leurs propos, même s’ils se reconnaissent dans la reformulation! Cette position nous semble assez irréaliste dans des groupes nombreux et renouvelés, qui ont besoin de règles démocratiques et d’exigences intellectuelles pour que la discussion ait une visée philosophique. Car plus un groupe est nombreux, moins la répartition de la parole va de soi, car il faut attendre pour parler et limiter son tempsde parole, ce qui est doublement frustrant, et nécessite, faute d’une autodiscipline très exigeante, la présence d’un tiers garant d’un cadre pour l’échange : c’est le caractère fonctionnel d’un président de séance ? De plus il ne suffit pas qu’un groupe soit démocratiquement animé pour qu’il soit philosophiquement productif : on peut échanger dans l’ordre et le calme des préjugés !D’où l’intérêt d’une fonction de vigilance intellectuelle.

•  Certains affirmeront au contraire que l’animateur de café philo, le maître ou l’intervenant en classe, est le seul garant de la philosophicité des échanges (ex : Oscar Brénifier) : son rôle est de veiller à la logique des échanges (est-ce que quelqu’un se contredit ?), à la compréhension dechacun par chacun, à ce que toute intervention se fasse par rapport à la question posée. C’est l’animateur qui conduit fermement le débat, à la manière socratique, en maintenant fermement les exigences conceptualisantes et argumentatives. C’est donc lui qui construit la progression du débat par le jeu de ses questions, infléchissant la dynamique d’une discussion entre pairs vers un entretien philosophique avec plusieurs personnesinterpellées successivement par son questionnement. Non qu’il apporte lui-même les idées ou entraîne subtilement les participants vers quelque contenu, comme le Socrate des dialogues platoniciens de la maturité qui pratique la « dialectique ascendante » menant aux idées. Mais en travaillant la rigueur du propos à partir de leurs apports, comme le Socrate des dialogues « aporétiques », qui neconcluent pas et laissent le participant à ses contradictions et sa perplexité.

•  Cette méthode ne manque pas d’intérêt au point de vue philosophique, puisqu’elle est menée de bout en bout par quelqu’un qui est formé au dialogue socratique, et qu’elle se réfère au fondement de notre tradition philosophique. Elle rompt cependant avec cette tentative moderne, intéressante quoique risquée, d’unediscussion à la fois démocratique par le partage équitable de la parole entre pairs, et à visée philosophique par ses exigences, mais sans la figure traditionnelle du maître-à-douter ou à-penser, où celui-ci porte seul la qualité de la pensée des autres, parce qu’il en a à la fois la compétence, le pouvoir et la volonté.  

COMMENT donc ACCOMPAGNER LA PROGRESSION D’UNEDISCUSSION A LA FOIS DEMOCRATIQUE ET A VISEE PHILOSOPHIQUE ?

Telle pourrait être la nouvelle formulation de la question.

Si nous tentons de théoriser notre pratique au seuil de notre huitième année d’animation de café philo, nous proposons les pistes suivantes (il y en a d’autres bien sur !) :

•  Un président de séance assure la répartition démocratique de la parole, selondes règles explicites : donner la parole à qui la demande dans l’ordre dans laquelle elle est demandée, et veiller à ce l’intervention ne soit pas trop longue (Tout le monde doit avoir le temps de s’exprimer lors de la durée d’une séance, et on est là pour échanger, non pour monologuer : le genre discussion rompt avec la conférence-débat d’un expert). Priorité absolue à ceux qui ne ce sont pas encoreexprimés (droit qu’ils perdent dès leur première intervention), et si l’on veut affiner à ceux qui sont moins souvent ou longtemps intervenus. Droit éventuel de joker (limité à un par participant lors d’une séance) pour intervenir de suite pour une intervention réactive et très courte, si l’on veut rompre de temps en temps avec l’ordre d’inscription pour une interactivité immédiate. L’ordre dans les interventionset le calme relatif dans une discussion sont des conditions utiles (mais non suffisantes) pour la réflexion, toujours favorisée par un climat d’écoute et d’intérêt pour le contenu des échanges. Le président de séance veille au climat coopératif d’une communauté de recherche (régulation de la dynamique du groupe), et au respect des règles démocratique de prise de parole. Il est fonctionnellement legarant d’une éthique communicationnelle (respecter toute intervenant dans son droit d’expression, écouter et ne pas couper, ni applaudir ou se moquer, ne pas monopoliser?).

•  Mais l’ordre d’inscription à un inconvénient : ne pas répondre immédiatement à quelqu’un (ça permet par contre de réfléchir avant de parler !), et répondre à quelqu’un un moment après sonintervention. Il s’ensuit des décalages, des dialogues différents et croisés entre des personnes qui se poursuivent en même temps et en différé, qui semblent nuire à la cohérence d’une progression qui reposerait sur le suivi d’un débat en continu sur le même thème Note1 . Comment donc atténuer cette discontinuité des prises de parole due simplement aux règles de participation à un débat dès qu’on est nombreux ? Comment démêler et restituer ces logiques embrouillées par le désordre apparent d’arrivées des idées ?

•  Le participant qui construit sa pensée en bonne part enréactivité par rapport à ce qu’il entend est partagé entre le temps extraverti de l’écoute d’autrui, et le temps d’introversion où il élabore sa réaction en face à face avec lui-même, préparant son intervention,   manquant de ce fait certains propos qui continuent de se tenir. Comment faire pour que tout ce qui se dit, mais n’est pas entendu dans son intégralité par l’écoute en pointillédu participant qui réfléchit, ou décroche?, ne soit pas perdu pour la production intellectuelle du groupe ?

•  Une pensée individuelle chemine par ailleurs à son rythme. Alors que certains sont dans l’interactivité immédiate et les attitudes réactives, stimulés par toute idée qui se présente, d’autres qui écoutent ont besoin de temps pour réagir et se lancer, il faut que leursidées mûrissent au cours de la discussion, que leurs interventions s’élaborent, qu’ils trouvent le moment adéquat pour intervenir… La discussion collective se nourrit de ces temps de réaction différents et des opportunités saisies ou non, qui font qu’une réponse à une question peut arriver bien plus tard parce qu’elle avait besoin de la maturation de la réflexion. La progression ne se perçoit qu’à ce moment,dans l’après coup, alors que l’on pensait la question oubliée?Comment donc percevoir les continuités dans la temporalité de la réflexion individuelle et de groupe, au-delà des jaillissements spontanés juxtaposés sans cohérence, des impressions d’enterrement (question ou intervention qui fait provisoirement flop), des apparents hors sujets qui sont en fait des détours dont on ne s’aperçoit que plus tard qu’ilsétaient nécessaires ? Mais aussi combien de pistes suggérées et non approfondies, de chemins qui ne mènent nulle part, de réels hors sujets associatifs sans liens avec la question du jour, d’exemples anecdotiques, répétitifs ou qui ne prouvent rien, de métaphores risquées ou d’analogies hasardeuses, de généralisations hâtives, de raisonnements sophistiques, bref de manque de rigueur !

•  Mettre ou remettre de l’ordre, de la cohésion et de la cohérence dans ce bouillonnement et cette dispersion, en distinguant l’essentiel de l’accessoire (ce qui a trait au thème, et ce qui s’en dit d’important), en regroupant les idées sorties du débat, en retissant les liens entre les confrontations, peut être la fonction de synthèses . Les synthèses partielles (chaque quart d’heureou à mi-parcours), ont fonction de récapitulation (qu’a-t-on dit d’intéressant depuis une demi heure sur le sujet ?), de ressaisie réflexive (on cause, mais qu’est-ce qu’il en ressort de philosophique?). On s’arrête, on suspend provisoirement les échanges présents, et on fait le point sur la navigation passée?C’est un bilan d’étape, valorisant pour les individus qui reconnaissent au passage leurs idées(une synthèse doit être fidèle), et importante pour le groupe, car c’est un bilan collectif, renvoyant à un intellectuel collectif une image de sa productivité idéelle, l’état des lieux de sa réflexion : questions soulevées, définitions proposées, distinctions opératoires, thèse soutenues, argumentations avancées, exemples pertinents etc. Voir le chemin parcouru, moinschronologiquement que substantiellement, revisiter les contrées traversées donne sens au tracé depuis la question initiale, recentre sur la problématique, et permet de rebondir, de reprendre une question, un concept, d’envisager de nouvelles explorations. Quant à la synthèse finale , qui porte plutôt sur le travail depuis la dernière synthèse (à moins de confier à une deuxième personne le panorama del’ensemble de la discussion), elle peut renvoyer aux apports nouveaux, aux approfondissements ou aux déplacements, mais aussi à ce qui a été effleuré et qui resterait à creuser, voire à des champs non évoqués, mais importants sur la question. Par les « récits » partiels ou final de la vie intellectuelle d’un groupe, le synthétiseur acte ainsi les avancées de la réflexion, etdonne à voir la progression d’une discussion. Reconstruire à partir du donné est toujours à mi-chemin entre la reprise de ce qui s’est dit (le synthétiseur ne donne pas son point de vue personnel, il n’est pas participant, il doit refléter la production cognitive du groupe), et la construction d’une cohérence et d’avancées dont on se demande s’ils ne sont pas davantage dans la créativité du synthétiseur que dans ce quis’est réellement passé. Les synthèses font donc partie en tant que telle de la production du groupe, elles ajoutent le plus qui donne sens aux éléments d’un puzzle, en l’infléchissant vers une construction en lego.

•  Ce travail responsable (oser parler au nom d’un groupe de sa production, c’est une liberté et un pouvoir) est toujours subjectif  : c’est la façon dont un sujet a perçu ledébat. Mais cette posture a ses exigences de rigueur, qui demandent entraînement : écouter tout le monde exhaustivement sans qu’il y ait de « blancs » dans les propos entendus (continuité de l’attention, d’où l’intérêt de ne pas participer au débat pour ne rien en rater) ; comprendre tout ce que les participants disent, ce qui n’est pas évident selon l’intervenant etl’enchaînement de ses idées dans une expression confuse ou longue ; en noter l’essentiel par rapport au sujet traité (faire un tri pertinent); restructurer l’ensemble de ce qui s’est dit en faisant des liens de cohérence entre les idées et leur progression en hiérarchisant ce qui est retenu, tout en continuant à prendre des notes sur ce qui est en train de se dire (surcharge cognitive avec deux opérationsmentales simultanées); restituer avec honnêteté (ne pas privilégier son propre point de vue, ou celui de ses amis, il n’y en a pas de participants plus égaux que d’autres quant à l’écoute et la restitution). Il y a là une posture cognitive très prenante, et une éthique de la fonction, du respect de l’écoute à celui de la restitution.

•  L’autre fonction qui peutaider le groupe à construire du sens et une progression philosophiques est celle de l’animateur-reformulateur. La reformulation à court terme , par opposition à la synthèse à moyen et long terme (car celle-ci peut être une synthèse à froid distribuée à la séance qui suit, où le travail de résumé et de restructuration peut se faire avec du recul), peut avoir plusieursobjectifs, qui peuvent être poursuivis séparément ou simultanément : reprendre dans ce qui vient d’être dit (une à trois interventions), et de façon ramassée, ce qui est seulement en rapport avec la question posée  ; cela resserre les propos sur le sujet, et construit de la cohérence ; mettre les interventions en relation les unes avec les autres , pour montrer en quoi ellesse répondent entre elles par rapport au sujet, et ce d’autant qu’avec l’ordre d’inscription elles ne se succèdent pas (D répond ici à A par rapport à ce qu’il avait dit à propos du sujet) : on renoue ici les fils logiques emmêlés dans la juxtaposition chronologique des interventions ; souligner la nouveauté de ce qui se dit par rapport à ce qui s’est déjà dit, et par rapport au sujet, pourengranger une avancée.

•  La reformulation peut aussi se faire à un niveau méta réflexif : au lieu de s’en tenir simplement au contenu de pensée amené par les participants, elle peut nommer les processus de pensée à l’oeuvre, ce qui souligne et oriente à la fois l’exigence philosophique du débat, conçu comme la production d’actes de pensées et passeulement d’idées. Par exemple sur la conceptualisation : voilà une première définition de la notion proposée ; un premier attribut du concept ; il y a une demande de définition de telle notion ; la première définition vient d’être modifiée ; la nouvelle définition formulée est contradictoire avec la précédente ; un deuxième attributapparaît ; telle notion est rapprochée de telle autre, ou opposée à celle-ci ; apparaît une distinction conceptuelle entre deux termes.     Sur la problématisation  : la question en présuppose une autre qui est pointée ; voilà la mise en doute du contenu d’une notion, ou de l’affirmation précédente ; un tel soulève une nouvelle question en rapport avec le sujet, sedemande si, ou nous interroge sur? Sur l’argumentation : voilà une prise de position sur la question, une thèse ; voici un argument pour soutenir cette thèse, un autre argument, une objection à cet argument ; voici l’antithèse, une troisième thèse ; nous semblons déboucher sur une contradiction, une aporie? Ici ce sont moins les idées comme produit de la pensée quel’activité de la pensée comme processus qui fait l’objet de la reformulation : on nomme moins ce qui se dit que ce qui se fait. Il y faut une attention spécifique, une maîtrise des processus intellectuels du philosopher, et l’usage d’un langage métacognitif autour de quelques mots-clefs : question, problème, présupposé, notion, concept, distinction conceptuelle, affirmation, thèse, raisonnement,argument, objection, exemple, contre exemple, métaphore, analogie etc.

•  L’animation peut prolonger la simple reformulation  : terminer le résumé d’une idée par une question à un participant pour la préciser, au groupe pour la prolonger? L’interroger, la mettre en doute par un argument, mais sur le mode interrogatif pour ne pas rentrer dans le débat, pour que le groupe rebondisse??Pour la rendre plusconcrète, l’exemplifier selon le sujet par la vie quotidienne, l’histoire, l’art etc., amener une métaphore ou une analogie qui la font penser? Montrer éventuellement la proximité de l’idée du participant avec une doctrine, un philosophe (avec une courte intervention compréhensible pour un non initié, car il s’agit d’éclaicir pour le groupe, non d’étaler une culture !)?Par le questionnement, recadrer lorsqu’ons’égare, demander le rapport d’une intervention avec le sujet? Relancer des échanges qui s’essouflent,   indiquer un registre à explorer (éthique, psychologique, juridique, politique, métaphysique, épistémologique, esthétique?), une piste possible, mais sans la déflorer etc.

Le reformulateur se fait ici animateur , dans ses fonctions de (re)cadrage, de relance, d’ouverture et de précision. On voitqu’il oriente ici le débat. Faiblement, s’il se contente de reformuler (mais les reformulations, par leur sélectivité et leur formulation, interprètent, infléchissent déjà : des contenus ne sont pas repris, ou exprimés différemment, même s’ils ne déforment pas). Davantage, si l’on ouvre de nouvelles pistes : peut-être n’auraient-elles pas été prises ! Beaucoup, s’il apportelui-même une idée une objection, des connaissances philosophiques, s’engage dans le débat, fait des provocations, l’avocat du diable?C’est alors une façon d’assurer la progression de la discussion dans le sens qu’il juge utile !

On le voit, elles sont nombreuses, les façons d’assurer une progression dans un débat : depuis le guidage fort d’un animateur solitaire sur le contenu, ou par un questionnement serré, à la miseen place d’un dispositif de coanimation avec introducteur du sujet, répartiteur de parole, reformulateur et synthétiseur à chaud et à froid se complétant, et où le reformulateur peut lui-même être plus ou moins intervenant sur le cours de la discussion, jusqu’au groupe peut-être idéal où chaque participant aurait moins le souci de dire ce qu’il pense que d’intervenir seulement par rapport au sujet et en fonction de ce quiprécède et s’y rapporte, ou de ce qui n’a pas encore été dit et fait avancer ! Mais rares sont les situations ou un groupe, en pleine conscience, produit de par sa propre dynamique, et à égalité de statut de participant, une progression dans la pensée d’une question, et une progression philosophique? La coanimation, au sens ci-dessus, nous semble donc l’un des scénarii favorable à la production d’une discussiondémocratique à visée philosophique?

Un débat a eu lieu aprèe;s cette introduction. Quelques remarques :

Certains ne donnent pas au café philo l’objectif de tenter collectivement (mais modestement, le temps d’une discussion limitée par le temps et les capacités des participants !), d’avancer dans une énigme posée à la condition humaine, avec pourfinalité une visée de vérité, et pour horizon un consensus possible en droit dans une communauté rationnelle des esprits. Car ceci présuppose une relation opératoire entre raison et vérité, une conception impliquant soit l’existence de vérités transcendantes (les idées célestes de Platon ou innées de Leibniz, les évidences rationnelles de Descartes, les découverteshégéliennes de l’Esprit?), universelles, soit, après le criticisme Kantien, un principe possible d’universalisation des propos (Ricoeur, le « meilleur argument » d’Habermas?).

Ils pensent peut-être, à la Pyrrhon, Monteigne, Pirandello ou Nietszche, qu’« à chacun sa vérité », scepticisme, relativisme ou perspectivisme rendant caduque toute recherche d’une vérité commune.Il en résulte qu’au café philo chacun ne pourrait travailler au contact des autres que sur sa progression individuelle, l’animateur ne pouvant au mieux qu’accompagner chacun dans son travail personnel de déconstruction de ses opinions. On pourrait décliner diversement cette option philosophique.

  • Version heuristique : le café philo est le lieu où je viens confronter mes idées à celles des autres pour y voir plusclair.
  • Version plus expérimentale : le café philo est le lieu où je viens tester mes idées comme hypothèses à soumettre à la validation du groupe, pour éventuellement les reconsidérer à la lumière d’objections pertinentes.
  • Version   humaniste : je viens intégrer par l’écoute la part de vérité des autres que je respecte pour trouver ma propre voie.
  • Version métaphorique : je viens m’éclairer à la chandelle des autres pour devenir ma propre lumière. Ou butiner des points de vue pour produire mon propre miel.
  • Ces analogies métaboliques peuvent révéler une version très libérale : sur le marché des idées, je viens au café philo choisir à la carte les idées qui me conviennent, pour accroître mon egointellectuel?

On peut souhaiter au contraire que le café philo puisse être un lieu où chacun vient se confronter aux grandes énigmes anthropologiques de la condition humaine, pour tenter d’explorer les voies du sens, et co-construire dans cette communauté de recherche une réponse possible, ou tout au moins les solutions envisageables. La notion de progression collective de la discussion pourrait alors prendre sens, fondée enraison, comme un effort d’universalisation du discours commun tissé. Le discours au café philo pourrait être envisagé comme le « texte » d’un « locuteur collectif », un texte dont la spécificité serait « la visée réflexive » d’une communauté discursive particulière, dont les échanges seraient la trame. Il faudrait alors réfléchir sur lesfaçons possibles d’accompagnement de cette « écriture » et de cette réflexion?

On a pointé quelques obstacles sur cette voie : l’enracinement des préjugés, peu propice à la décentration ; la particularité des points de vue et la contingence des opinions, qui rendent difficiles toute universalisation ; la faillabilité de toute écoute, qui se projette,mésinterprête et ne permet guère de co-construire ; le caractère inchoatif des échanges dans la procédure des inscriptions, qui nuit à une cohésion et une cohérence de la succession des interventions ; le temps limité pour élaborer sa réflexion individuelle, et maturer collectivement le débat?

Que pourrait être par ailleurs cette progression ? Un processus de maturation, quiexige temps et détours, buissonnement et rhizomes ? Une entreprise de « déconstruction » qui met à nu les pierres d’une pensée et leur assemblage ? La mise en oeuvre de processus de doute, problématisation, déplacement ; de conceptualisation et de distinctions conceptuelles opératoires ; l’émergences de thèses et d’argumentations rationnelles ?

Il pourrait alors y avoir des« acquis » propres à une discussion donnée émanant de sa dynamique : le désaccord explicite de visions argumentant leur légitimité, un consensus sur tel point à l’issue de l’exploration collective, par exemple une distinction pertinente pour éclairer le problème, une question ultime fondatrice de la question elle-même etc.

Qu’est-ce qui pourrait favoriser cette progression ? Plusieurspistes furent avancées : des participants soucieux de dire non seulement ce qu’ils pensent, mais de l’avancée du débat, intervenant à la fois à partir de ce qui vient de se dire tout en restant centrés sur le sujet ; des dispositifs appuyés sur une reformulation légère qui engrange au fil des interventions, et des synthèses récapitulatives ; une animation qui demande des précisions, le lien entrel’intervention et le sujet s’il n’est pas évident pour les participants, qui interpelle pour relancer, approfondir, ouvrir une piste ; l’appui sur des métaphores pertinentes pour faire penser la question Note2?

Michel TOZZI,
animateur ducafé philo de Narbonne depuis 1996,
professeur des universités à Montpellier 3

Notes
(Cliquez sur les pour revenir au texte)

1 – Crépond à A. Mais B, inscrit avant que A parle et que C lève la main, apporte après A une idée nouvelle, à laquelle répondra D, qui n’interviendra qu’après que C ait répondu à A?

2 – La métaphore semble pouvoir établir un élargissementde la pensée propice à la réflexion, par sa connotation qui établit une connivence, un monde commun entre interlocuteurs, enraciné dans la sensorialité du corps, au-delà du langage et de la pure rationalité.


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