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Discuter – Argumenter – Raisonner à l’école primaire

Posted By admin On 1 novembre 2007 @ 23:49 In Quelles recherches ? | No Comments

J’interviendrai dans ce jury à partir de mon champ disciplinaire, les sciences de l’éducation, et de ma spécialité, la didactique de la philosophie.

Les pratiques de la philosophie avec les enfants et les adolescents se sont développées à partir des années 1970 sous l’impulsion du philosophe américain M. Lipman, et se sont depuis plus de 35 ans répandues dans le monde. Comme je l’ai montré dans mon rapport pour l’Unesco sur la philosophie à l’école primaire dans le monde (2007), elles y sont largement majoritaires. Elles apparaissent en France dans les années 1996, mais sous des formes plus diversifiées, à l’initiative de J. Lévine, A. Lalanne, M. Tozzi, A. Beretestki, J.-C. Pettier, J.-F. Chazerans, O. Brénifier etc. M. Bailleul (IUFM de Caen) et E. Auriac (IUFM d’Auvergne) ont introduit en France vers 1998 l’orientation lipmanienne, avec l’aide de chercheurs québécois. Ces pratiques, dans leur diversité, sont devenues un objet de formation dans les IUFM et les circonscriptions du 1er degré, bien que n’étant pas officiellement au programme, et l’édition s’est emparée de la demande, que ce soit pour aider directement les enseignants, ou leur fournir des supports pour les élèves. Par ailleurs depuis 2000 (thèse de J.-C. Pettier), ces pratiques donnent lieu à des thèses (Auguet 2003, Connac 2004, Pilon 2005, Especier, Go 2006, 6 sont en cours), et constituent désormais un nouvel objet pour la recherche.

Ces recherches sont surtout menées en didactique de la philosophie (particulièrement à Montpellier 3). Elles intéressent aussi la didactique du français (voir les analyses de C. Calistri à l’IUFM de Nice par exemple), notamment par l’articulation entre débat d’interprétation sur la littérature de jeunesse et communauté philosophique de recherche (voir la thèse de M. Dessault en cours). La prégnance de la forme discussionnelle (on parle beaucoup de DVP, discussion à visée philosophique, expression que désormais j’utiliserai), concerne aussi les sciences du langage (cf la thèse de G. Auguet de 2003, au carrefour de la didactique de la philosophie et des sciences du langage, par sa considération de la pragmatique). Il est prometteur que la psycholinguistique et la psychologie sociale se soient emparées de la question.

C’est le mérite des travaux de Mme Auriac, auxquels je m’intéresse depuis plusieurs années, et que j’ai plusieurs fois publiés dans Diotime (revue internationale de didactique du philosopher), que de contribuer ainsi, dans son champ propre de la pragmatique, à l’éclairage de ces pratiques du point de vue de la didactique du philosopher ; et ce d’autant qu’elle travaille depuis longtemps en étroite collaboration avec une spécialiste québécoise du domaine, M.-F. Daniel. On voit ainsi la fécondité d’une approche pluridisciplinaire (trop peu développée dans des disciplines d’ordinaire trop segmentées) de ce nouvel objet de recherche, dont elle montre qu’il se prête bien, par sa nature verbo-conceptuelle à ce type d’étude : la pensée ne s’exprimant que dans et par le langage, et dans un couplage avec l’action située (ici en classe), l’étude pragmatique des productions langagières peut nous informer à sa façon sur les processus de pensée mis en œuvre dans un discours.

La thèse sur travaux de 349 pages (avec encore quelques fautes d’orthographe) qui nous est présentée représente un corpus important de recherches, ordonnées selon un fil directeur qui, à partir d’une diversité de publications, nous semble cohérent. Il y a là une relecture par la candidate d’un parcours qui a du sens par une certaine unité dans la continuité, et qui permet de circonscrire un champ pour de nouvelles recherches en pragmatique dans le domaine scolaire en lien avec les travaux menés ou en cours, à partir d’une bonne problématisation des questions abordées. Les publications et communications sont nombreuses, avec une dimension internationale avérée (partenariats, publications en anglais), et sur des supports qui ont fait leurs preuves scientifiques. La bibliographie est conséquente, avec l’éclairage de champs connexes non négligeables. Il n’est pas toujours facile dans un IUFM de pouvoir donner une telle dimension à la recherche. Les recherches proposées sont prometteuses, très ambitieuses par la multiplicité des pistes proposées. Il faudrait peut-être se concentrer davantage sur certaines pistes, et consolider certains partenariats pour un approfondissement de ce qui ne reste pour l’instant que des hypothèses. La vigilance épistémologique et méthodologique dont Mme Auriac fait constamment preuve au cours de son exposé, n’hésitant pas à critiquer ou relativiser a posteriori certaines de ses recherches, est appréciable, qualité nécessaire pour diriger des thésards.

Je suis donc très favorable à son habilitation à diriger des recherches, qui éclaireront à partir d’un autre point de vue et d’un autre champ disciplinaire que le mien, la didactique du philosopher, les nouvelles pratiques à visée philosophique.

Je voudrai engager le dialogue avec la candidate sur quelques points, pour étayer la fécondité de cette rencontre interdisciplinaire.

Le premier chapitre cherche à ancrer la pratique lipmanienne du dialogue philosophique dans une perspective pragmatique, au sens linguistique et non philosophique (Lipman est philosophiquement assez pragmatique). A partir de l’analyse détaillée d’un corpus de classe maternelle, il met en évidence trois dimensions qui caractérisent ce dialogue : l’effacement du sujet devant ses idées ; le caractère apparemment non linéaire des propos tenus, cachant une cohérence collective plus profonde construite par l’interlocution ; et la facilitation d’une créativité de la pensée. La « raisonnabilité » reste la finalité de cette pratique : s’ouvrent alors des pistes de recherche intéressantes sur ce nouvel objet scolaire, en psychologie sociale (analyse des discours), cognitive (étude du raisonnement et du jugement), développementale (effets produits sur le développement, l’apprentissage et les acquisitions). Ces trois dimensions seront systématiquement reprises dans les chapitres suivants quant aux analyses et propositions.

Notons ici que le titre du chapitre est « discuter », qui est bien meilleur que le titre « converser », que l’on trouve dans un document de résumé des travaux. On peut aussi observer le passage de l’expression lipmanienne « dialogue philosophique » à l’expression française « discussion à visée philosophique » (DVP) : il faudrait tirer toutes les conséquences de cette dénomination, car on ne dit pas seulement discussion réflexive (D. Bucheton parle aussi de réflexivité dans le débat d’interprétation en français), il y a le mot philosophique ; et on ne dit pas discussion philosophique, mais à visée philosophique. C’est une question vive en France, à la fois philosophique et didactique (voir les positions hostiles de l’Inspection de philosophie et de l’APPEP), qui met en jeu la question cruciale de la possibilité de l’apprentissage du philosopher avec les enfants, à travers la définition du philosopher et des conditions de son apprentissage, dont il n’est guère fait état dans la note de synthèse, alors qu’il s’agit de la nature de l’activité proposée. S’il ne s’agit pas d’une thèse en philosophie ou didactique de la philosophie, cette dimension ne peut guère cependant être occultée, dès que l’on emploie l’expression, puisque c’est une question vive dans les recherches sur cet objet, et que l’expression tranche et définit l’une des positions en présence (la mienne par ailleurs…). Les critères « empiriques » dégagés en 1991 par Beausoleil et Daniel sont à approfondir selon nous « théoriquement » à l’aune des exigences intellectuelles du philosopher.

Par ailleurs, compte tenu de cette spécificité, il ne s’agit pas seulement par la DVP, comme le dit la note, de « faire d’un enfant un élève ». Mais surtout, cette activité étant fortement, bien qu’à l’école, déscolarisée, notamment par l’absence de jugement du maître, de contribuer à la construction d’un sujet pensant, par l’expérience, comme dit J. Lévine, du cogito dans un groupe cogitans. Le petit d’ « homme » engage ici une réflexion sur l’expérience de la condition humaine, et pas seulement une expérience scolaire, qui la réduirait.

Le chapitre 2 sur « Argumenter » établit d’abord l’appartenance de la DVP au genre argumentatif, par notamment la présence, et ce dès la maternelle (ce qui relativise les stades de Piaget), de causes et raisonnements conditionnels, du on, du doute, de la plurilogie, de l’inter à l’intra…). Il montre comment fonctionne l’enchaînement interlocutoire, précise le rôle de la reformulation, et montre en quoi l’oral de la discussion a des retombées positives sur l’écrit argumentatif.

G. Auguet a établi dans sa thèse (2003), en s’appuyant aussi sur la pragmatique, que la DVP est un nouveau « genre scolaire ». Celle-ci comporte assurément une dimension argumentative. Mais pas seulement selon nous. Nous avons développé l’idée que les capacités de base du philosopher s’exerçant dans des tâches complexes de lecture, d’écriture et de discussion philosophique sont avant tout de problématisation, de conceptualisation et d’argumentation. Or il y a un chapitre sur argumenter et un sur raisonner, mais aucun sur problématiser et conceptualiser. Ces dimensions sont largement évoquées dans la note de synthèse, mais peu abordées de front. Or elles ont beaucoup de conséquences dans l’étude des productions langagières, et des indicateurs pour inférer des processus de pensée à l’œuvre dans le discours. Nous critiquons toute didactique de l’argumentation qui serait déconnectée d’une didactique de la problématisation et de la conceptualisation, comme on peut la trouver dans certains supports didactiques du 1er degré en français, et peut-être certains didacticiens du français ; car on perd alors souvent, avec l’entraînement à une rhétorique argumentative, le sens existentiel des problèmes et de leurs enjeux, c’est-à-dire la question du sens, et s’agissant d’une « visée philosophique », l’exigence du rapport à la vérité (où le rapport heuristique de sens l’emporte sur le rapport éristique de force), en instaurant une éthique communicationnelle des personnes et une morale de la pensée.

La distinction entre débat et discussion me semble alors particulièrement bienvenue dans le travail proposée par Mme Auriac : à l’opposition souvent assez stérile, réductrice et sophistique du pour et du contre de thèses affirmées contradictoirement, s’oppose en effet la discussion, examen pluriel, plurilogique (plus que dialogique) et tâtonnant d’une question devant laquelle on est en recherche commune (la classe devient ici un « intellectuel collectif ») : la dimension problématisante, par une culture de la question, et conceptualisante, par le goût de la précision des notions (savoir ce dont on parle), est même souvent assez dominante, par rapport à l’argumentation (dont le sens est moins de convaincre que de se demander si « ce que l’on dit est vrai »). Il faut donc d’autre typologies que « descriptif-narratif-argumentatif » etc. pour rendre compte de la complexité d’une DVP, car philosopher n’est pas simplement argumenter ou raisonner (la thèse de F. Cossutta sur l’analyse des discours philosophiques est éclairante sur ce point).

Dans le chapitre 3 sur « raisonner » sont examinés les liens entre DVP et valeurs morales, DVP et développement du jugement moral. Sans qu’il y ait aucunement « moralisation » dans une DVP, puisque peut précisément s’y dire (on n’est pas en éducation civique ou catéchèse) de « l’éthiquement incorrect » comme expression d’une libre pensée à confronter à d’autres pour une réflexion commune, il est montré comment la verbalisation, la tentative de rationalisation, l’appel à se positionner, l’autonomisation du jugement facilite, par la logique interlocutoire, des processus d’internalisation de valeurs : il y a des espaces de production de doutes, laissant au sujet le soin de décider du seuil de justification de ses pensées et de ses dires… Une des conséquences pourrait être la prévention de la violence.

La DVP nous semble effectivement porteuse – c’est un point d’accord fort avec la candidate – d’un agir et d’une éthique communicationnelle particulière (au sens de Habermas), sous le double régime d’un rapport à autrui décentré socialement propice à l’accueil de l’autre différent, et d’un rapport à la vérité qui rend possible le déplacement de sa pensée.

Le dernier chapitre traite des indicateurs langagiers, et particulièrement des marqueurs qui seraient significatifs d’une DVP : par exemple le Euh… dont le silence témoignerait par son vide langagier d’un moment de réflexivité, le Je suis (pas) d’accord qui affirme une subjectivité au lieu du oui mais (plus argumentatif dans un débat), le Si…alors ou le On si ambigu… Nous sommes sensibles à cette volonté de « traquer le conceptuel sous la linguistique » (261), pour inférer de productions langagières des processus de pensée. Nous voyons cependant certaines limites à décrire la complexité de la pensée par son expression langagière, car la pensée, si elle a besoin du langage, l’excède quelque peu.

C’est en effet quelque part un paradoxe que de ne pouvoir étudier de l’oral que par l’écrit de son script (et sans le paraverbal précis ni le non verbal), d’étudier de la pensée en acte par un écrit qui la fige en quelque sorte, et d’étudier une pensée interne inaccessible aux sens par des productions langagières, qui ne permettent que de l’inférer. Mais nous savons qu’un objet de recherche est construit, et travaille à partir de méthodes précises. Il serait cependant souhaitable dans les recherches faites qu’on garde le souci de la philosophicité de la pensée réflexive à l’œuvre dans une DVP (ce qui ne semble pas le propos de la candidate), pour ne pas la considérer simplement comme un corpus de recherche intéressant en psychologie sociale, sans prise en compte de sa spécificité propre quant à la finalité de cette pratique scolaire l’éveil à la réflexivité afin d’apprendre à penser par soi-même.

Quelle est alors ma conclusion ?

Si c’est bien « l’inscription du langagier dans le disciplinaire qui permet de voir fonctionner la didactique » (274), j’en déduis :

  • qu’on ne peut étudier la DVP sans s’interroger sur la philosophicité des échanges ; et donc sur le philosopher et son apprentissage ;
  • que l’éclairage langagier de la production d’une pensée est fondamental pour comprendre son effectuation dans et par le langage. Ce point de vue résonne d’ailleurs avec le « tournant linguistique » et les récentes philosophies du langage (voir par exemple Wittgenstein).

C’est sur ce dernier point que le travail d’Emmanuelle Auriac sur l’usage réflexif et philosophique de la langue, du point de vue de la psychologie sociale, cognitive et développementale, est précieux pour le didacticien de la philosophie, ou plus exactement du philosopher, et je voudrais l’en remercier, dans l’attente des thèses qu’elle pourra conduire.


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