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Qu’est-ce qu’une pratique philosophique ?

Posted By Michel Tozzi On 16 juillet 2009 @ 10:37 In En philosophie,Sur la didactique de l'apprentissage de philosopher | 1 Comment

Qu’est-ce qu’une pratique philosophique ?

Par Michel Tozzi

Professeur émérite des universités en sciences de l’éducation (Montpellier 3)

Introduction

 

On parle aujourd’hui de « pratique philosophique », de « nouvelles pratiques philosophiques », de « praticien philosophe ». Comme si cette notion de pratique allait de soi. Or en philosophie rien ne va de soi ; à commencer par savoir ce qu’est vraiment la philosophie. Il serait donc de saine méthode de « savoir de quoi l’on parle et si ce que l’on en dit est vrai ». Qu’est-ce donc au juste qu’une pratique philosophique. Une « pratique », et une pratique « philosophique ».

A) « Pratique » : du grec « praxis », l’action. Il y a dans la pratique de l’activité. Quand la pratique est humaine, elle est consciente, volontaire, et a généralement pour but de modifier concrètement une réalité, une situation. Elle s’oppose ainsi à la théorie (la theoria comme visée contemplative chez Platon). Mais qu’en est-il d’une « pratique théorique », comme la réflexion ? Elle est une activité consciente qui modifie la vision du monde de celui qui s’y adonne, ou de ceux qui s’engagent dans cette pratique (c’est ce qui se passe souvent dans une discussion à visée philosophique).

Pour Aristote, une praxis détermine sa fin en elle-même, et non en se subordonnant à un but extérieur, utilitaire ; sinon on est dans la « poiésis », l’activité fabricatrice. La pratique philosophique, même dans les cas où elle peut être rémunérée, n’est pas faite pour cela (contrairement aux prétentions des sophistes) : elle vaut en elle-même et pour elle-même, dans une fin librement posée, comme dit Sartre.

Une pratique traduit aussi l’exercice habituel d’une certaine activité (la pensée se travaille). Elle est contextualisée, s’exerce toujours en situation (par exemple dans une classe, un café…). Ce n’est pas une action ponctuelle, mais « pratiquée » dans le temps, qui s’entraîne, mature, donne une expérience. Elle est le résultat d’un apprentissage. Elle développe ainsi une habileté particulière qu’Edgar Morin dans La méthode nomme « compétence ». Elle n’est pas une opération isolée : elle vise l’accomplissement d’un projet en tant qu’elle se réfère à un modèle, une norme, un usage, et opère dès lors conformément à des règles ou des principes qui lui donnent une consistance, une cohérence propre. Même dans les cas où elle n’est pas explicitement consciente du déroulement de son processus, elle procède avec une logique interne, lui venant d’un savoir et savoir faire incorporés : elle relève d’un certain habitus (Bourdieu). La pratique philosophique réflexive de celui qui pense (par opposition à la pratique philosophique de celui qui agit, que nous nommons praxéologique – quoique la pensée soit à sa manière une action), est un processus intellectuel stabilisé, qui procède avec méthode (ex : la maïeutique socratique). Le « praticien philosophe », en ce sens, a acquis par l’exercice d’une activité philosophique une certaine façon de penser et d’agir.

B) Pratique « philosophique ». Qu’est-ce à dire ?

On peut répertorier une diversité de pratiques philosophiques, c’est-à-dire travailler la notion en extension. Ces pratiques peuvent se différencier par exemple selon :

- les lieux (école/cité ; maternelle/élémentaire/collège/lycée professionnel/ première/terminale/université ; classe/café/cabinet/entreprise ; public/ privé etc.) ;

- le public (élève/étudiant ; enfant/adolescent/adulte…) ;

- le degré d’implication (élève de terminale captif/participant à un atelier volontaire) ;

- le degré d’institutionnalisation (école/association/initiative informelle).

- les objectifs poursuivis : transmettre un savoir philosophique (historique, doctrinal), apprendre à philosopher, éduquer à une citoyenneté réflexive etc.

On peut aussi, tenter d’appréhender en compréhension quelques attributs desdites pratiques (tel est l’objet de cet article), en se demandant :

- si on peut unifier le concept de pratique philosophique (subsumer cette diversité de fait sous une unité théorique), en donner une définition générale ;

- ou si la définition d’une pratique philosophique dépend du champ d’application du concept (par exemple enseignement versus animation, maternelle ou SEGPA versus terminale, enfant versus adulte, école versus cité, etc.) ;

- ou encore si cette tentative est aporétique (une impasse), compte tenu de la diversité des conceptions de la philosophie, du philosopher, de la didactique de la philosophie et de l’apprentissage du philosopher…

 

La conception de la pratique philosophique héritée,

et les questions qu’elle pose

Une pratique philosophique, ce peut être, en se référant à notre patrimoine philosophique :

A) La pratique réflexive d’un philosophe reconnu (Platon, Heidegger), qui s’exprime dans sa « parole vive » ou ses écrits (cours, conférence, entretien, ouvrage…) : pratiquer la philosophie, c’est alors développer une pensée personnelle et originale sur les grands problèmes posés par et sur la condition humaine, qui marquera l’histoire des idées.

 

B) Mais une pratique philosophie (pensons à de grands philosophes de l’Antiquité), ce n’est pas seulement une façon de penser, c’est aussi une façon de vivre (voire de mourir) : une pratique de la sagesse, exprimant la conformité d’une conduite avec des principes de vie, visant le bonheur (alors que la religion vise la salut) : par exemple, et ce sont autant de figures de la sagesse, la prudence (Aristote), la vertu (avec le courage de Socrate ou d’Epictète), le plaisir contrôlé (Epicure) etc. Et cette manière de se tenir dans la vie suppose entraînement, « exercices spirituels », comme le rappelle P. Hadot (travail sur ses passions, ataraxie, certains aujourd’hui parle de philothérapie…).

Il y a d’ailleurs un lien dialectique entre les sens 1 et 2, la réflexion théorique permettant d’orienter pratiquement sa vie : la sagesse, c’est indissolublement une pensée rationnelle (le passage du mutos au logos) et une conduite raisonnable. C’est là l’héritage et le modèle de ce que l’on entend traditionnellement par pratique philosophique : la profondeur d’une pensée et l’exemplarité d’une vie sage.

On conviendra aisément que la sagesse – pensée rationnelle ou conduite sage – s’acquiert par entraînement et expérience. Mais est-elle accessible – en droit et en fait – à tous ? La pratique réflexive par exemple peut-elle concerner toute personne qui tente de réfléchir par elle-même ? On objectera que si la réflexion peut être plus ou moins développée chez l’être humain, une pensée réflexive n’est pas pour autant forcément philosophique. Il y faut pour traiter les questions posées à la condition humaine une démarche rationnelle, qui allie méthode et rigueur : ce qui distingue la philosophie (qui est étymologiquement désir de savoir) de l’opinion, qui a déjà ses réponses à des questions qu’elle n’a même pas posées ni examinées ; et de la religion, qui est appel à la foi, et non à la raison, même si celle-ci peut parfois l’étayer (c’est le rôle de la théologie). De plus, il y a aussi une pensée scientifique méthodique et rigoureuse, qui a le sens et du problème et de la preuve, vise comme la philosophie la vérité, et tente comme elle de rendre compte du réel (l’expliquer).

Définir une pratique philosophique, en tant que pratique réflexive, implique donc :

- de définir le philosopher par rapport à ce qu’il n’est pas : simple opinion sans réflexion critique préalable, ou « croyance que… » ; foi, ou « croyance en… » ; science, ou certitude fondée sur l’administration de la preuve démonstrative, modélisatrice ou expérimentale ;

- et de le caractériser en tant que processus spécifique de pensée. La difficulté de donner une définition du philosopher, c’est l’existence de différentes façons historiques et doctrinales de penser des philosophes : par exemple la maïeutique socratique, la dialectique platonicienne, hégélienne ou marxienne, la « méthode » cartésienne, le « more geometrico » spinoziste, l’analytique transcendantale kantienne, la réduction eidétique husserlienne, la dissolution linguistique de Wittgenstein, la déconstruction de Derrida, l’« archéologie » de Foucault, l’herméneutique de Ricoeur etc., qui ont chacune une légitimité philosophique reconnue. De plus, s’il y a en occident une majorité de philosophes du concept, certains accordent une place de premier plan à la métaphore (par exemple Plotin, Nietzsche ou Bergson), et tous n’accordent pas la même importance à la raison (cf. les rationalistes versus les empiristes ou les spiritualistes) ni n’ont la même conception de sa nature (ex : l’entendement chez Descartes et la raison pure chez Kant). D’où la question de subsumer cette diversité de styles sous l’unité du concept de « philosopher ».

On peut certes s’inspirer dans sa propre démarche réflexive de tel ou tel philosophe ou courant : pratiquer sur une question une approche phénoménologique, herméneutique etc. Mais tout le monde n’a pas fait de la philosophie ou de l’histoire de la philosophie, et n’a pas lu ces auteurs. Ou on dit donc que ne philosophent que les philosophes (tautologie), ou que ne peuvent philosopher que ceux qui s’en inspirent explicitement ; ou on affirme que l’on peut philosopher sans forcément les connaître, bien que ce soit fortement recommandé.

Mais dans ce cas, il faut alors que la pensée ait certaines exigences, ou du moins y tende explicitement. En ce qui nous concerne, nous définissons le philosopher comme :

« une démarche de pensée impliquée qui s’exerce sur des questions touchant au sens de mon rapport au monde, à autrui et à moi-même, à la compréhension du réel et de la condition humaine, pour tenter de comprendre la signification de ce rapport et d’analyser ces réalités dans une perspective de vérité et d’explicitation de valeurs, par une démarche rationnelle qui problématise la complexité de cette approche, conceptualise les notions qui permettent de la penser, et argumente les conclusions auxquelles on cherche à parvenir ».

Dans cette perspective, il nous semble pouvoir dire qu’une personne qui porte authentiquement (implication personnelle) le questionnement du sens de son existence et des valeurs qui permettent de s’y orienter, tente d’élucider le rapport au monde et à soi de la condition humaine, en admettant d’examiner critiquement ses représentations premières, et en tentant d’apporter une réponse qui fait appel à sa raison, entre dans une pratique à visée philosophique. Nous disons « à visée philosophique » (Jean-Charles Pettier), pour ne pas préjuger de la pertinence et de la profondeur de sa pensée, mais pour signifier qu’une démarche de type philosophique est initiée.

Le philosopher ne nous semble plus dès lors réservé à ceux qui ont des connaissances ou une formation philosophiques, mais devient plus largement accessible, y compris à des enfants qui s’éveillent à la pensée réflexive. Cela suppose cependant la plupart du temps, car c’est difficile de penser par soi-même, une aide pour y parvenir : c’est notamment le rôle d’un enseignant à l’école, ce peut être celui d’un animateur ou d’un consultant. C’est là où peut intervenir la pédagogie, ou plus exactement une didactique de l’apprentissage du philosopher : c’est-à-dire une méthode, des dispositifs, des exercices qui vont aider le plus efficacement possible l’apprenti-philosophe à s’engager sur le chemin du philosopher comme pratique réflexive spécifique.

 

Les pratiques philosophiques aujourd’hui

 

A) Les pratiques scolaires traditionnelles

 

1) Aujourd’hui, traditionnellement, une pratique philosophique, c’est une pratique d’enseignement de la philosophie (des cours, des explications de textes): un professeur de philosophie, en classe terminale du secondaire ou à l’université, c’est quelqu’un qui est censé de par sa formation posséder des connaissances sur les philosophes, qui est jugé capable de développer une pensée construite sur une question proposée (la « leçon de philosophie »), et à partir de là, qui est considéré comme compétent pour apprendre à des élèves ou des étudiants à philosopher eux-mêmes.

 

2) Symétriquement, dans ce cadre de l’école, c’est aussi une pratique d’apprentissage de la philosophie et/ou du philosopher (pour l’élève de terminale ou l’étudiant qui suit ses cours, lit des ouvrages) : la pratique organisée d’un apprenti-philosophe.

Ces deux dernières pratiques sont institutionnalisées (programmes, horaires, exercices comme la dissertation ou le commentaire de textes, examens, coefficients pour les élèves ; examens universitaires, concours de recrutement sanctionnant des connaissances et des compétences pour les enseignants).

Mais des questions se posent pour savoir si ce sont de réelles pratiques philosophiques : surtout si elles sont comparées à l’aune de philosophes reconnus, des modèles de pensée :

- Peut-on en effet identifier un professeur de philosophie et un philosophe ? Et l’enseignement, fut-il de philosophie, est-il une « pratique philosophique », au sens réflexif du terme. Il y a certes le précédent des écoles fondées dans l’Antiquité par un « maître » (Socrate pour Platon ; le Lycée d’Aristote, le Jardin d’Epicure, le Portique des stoïciens etc.). Et beaucoup de philosophes furent professeurs. Mais c’étaient des « grands ». Le paradigme traditionnel de l’enseignement philosophique français s’en sort sur cette question en disant que l’enseignant est un philosophe qui développe sa propre pensée devant les élèves (tout professeur de philosophie est par l’attestation de son niveau un philosophe ; philosophe avant même d’être professeur, car la philosophie est le cœur de son identité professionnelle ; sa leçon se doit d’être une « œuvre »).

Resterait cependant à montrer que philosopher devant les élèves, dans le contexte d’un enseignement de masse où s’est dissoute la relation maître-disciples, leur apprend à philosopher (en particulier les plus en difficulté…) : si ce n’est pas le cas, comme le prouve l’expérience quotidienne dans une classe lambda, ou les théories constructivistes de l’apprentissage, qu’est-ce qu’une pratique philosophique d’enseignement qui n’apprendrait pas à philosopher ? Ira-t-on alors jusqu’à dire qu’une pratique d’enseignement est philosophique si elle apprend à d’autres à philosopher ?

- On pourra aussi se demander si un élève de terminale, fait, autrement qu’institutionnellement, mais réellement, de la philosophie, étant débutant en la matière, et si ses dissertations sont bien une « pratique philosophique ». Le correcteur du bac ou de l’agrégation de philosophie a pourtant établi des critères pour juger de la « philosophicité » d’un écrit, puisqu’il donne de bonnes et de mauvaises notes. Compte tenu que le même sujet peut être donné à la première dissertation de l’année du baccalauréat et le jour de l’agrégation, concours de recrutement du niveau le plus élevé pour un enseignant français, on devrait en conclure (une fois écartés les problèmes de forme de type présentation-orthographe-style), qu’il y a des « degrés de philosophicité » dans les copies, et donc qu’on peut philosopher plus ou moins profondément. L’idée de progressivité dans l’apprentissage du philosopher relève de la même logique (initiation au niveau 1 puis approfondissement au niveau 2, puis recherche au niveau 3 etc.). Une pratique réflexive pourrait donc être jugée philosophique sans être ni très profonde ni originale.

On voit bien pour répondre à ces questions que tout réside dans la définition que l’on donnera du philosopher comme type de pratique réflexive, pour juger si telle pratique est bien philosophique, ou à quelles conditions peut-on s’engager dans une pratique réellement à visée philosophique…

 

B) Les Nouvelles Pratiques Philosophiques (NPP)

 

La question est un véritable enjeu aujourd’hui, car se sont développées de « Nouvelles Pratiques Philosophiques » (NPP), soit hors enseignement, soit à d’autres niveaux du curriculum scolaire que la terminale.

1) A l’école, ce sont en France des formes diversifiées (1) de pratiques philosophiques qui ont vu le jour, avec de nouveaux publics scolaires au primaire, au collège (mais aussi en lycée professionnel, avec des jeunes en foyers etc.) ; dans des institutions encore, mais hors programme (donc sans normes institutionnelles, comme la nécessité de traiter un programme, d’évaluer, de noter…). L’élément nouveau est que, dans le primaire et au collège :

- ce ne sont généralement pas des professeurs de philosophie qui les pratiquent, mais par exemple des instituteurs polyvalents. D’où l’interrogation sur la formation, les compétences nécessaires ;

- ce sont des enfants qui apprennent ici à philosopher. Or ils ont peu d’expérience de la vie, des savoirs certifiés réduits, une faible maturité, un développement intellectuel limité… Quelle pourrait être pour eux une pratique « philosophique » ? D’où l’interrogation : en sont-ils capables ? Est-ce possible (ce que conteste la métaphore de la philosophie comme couronnement de l’enseignement secondaire) ? (2). Serait-ce même souhaitable ?

Il y a ici un double problème de légitimité, soulevé de façon récurrente : sont-ce bien des pratiques « philosophiques », tant par ceux qui pratiquent l’enseignement que par ceux qui pratiquent l’apprentissage ?

 

2) Plus récemment ont émergé aussi dans la cité et hors enseignement des pratiques plus informelles, sans cadre ni garantie institutionnels, souvent exercées par des personnes sans diplômes philosophiques, ni concours exigés. On s’autorise de soi-même, comme les psychanalystes, à être animateur de café philo ou consultant philosophique privé. Il y a désormais en France :

a) une pratique d’animation philosophique dans la cité (animateur d’un café philo, d’un atelier philo d’une Université Populaire, dans une médiathèque etc.) ;

b) une pratique de consultation philosophique, qu’elle soit duelle et en privé (cabinet), ou collective en entreprise

De plus le café philo, l’atelier philo d’une UP sont des lieux semi publics où vient qui veut, sans pré-requis ou pré-acquis exigibles, sans objectif explicite de formation, sans curriculum et sans épreuve attestant d’un niveau atteint.

Cela pose à nouveau le double problème de légitimité évoqué plus haut. L’animateur non ou peu formé philosophiquement a-t-il une pratique d’animation philosophique, le participant ou le consulté sont-ils en train de philosopher ?

Si l’argument de la formation philosophique est prédominant, il faudra accorder qu’un professeur de philosophie qui anime un café philo y fait bien de la philosophie, et que ceux qui n’ont pas cette formation n’en font pas. Et qu’il amène par la garantie de sa formation les participants à en faire, comme un maître dans sa classe. Ce qui évacuerait le jugement global que les cafés philo ne sont que le règne de l’opinion : ça dépendrait de qui les anime. Encore qu’il puisse y avoir des animateurs philosophiquement autodidactes, ce qui est le cas (on peut se former hors institution). A moins que l’on soutienne qu’une pratique d’animation, contrairement à une pratique d’enseignement, n’est pas philosophique. Ce qui est à prouver. On n’enseigne pas dans un débat (au sens de transmettre des connaissances comme dans un cours), on l’anime : il faudrait alors dire que tout professeur de philosophie qui anime un débat en classe ne fait pas à ce moment de la philosophie. Or la participation à un débat peut développer des compétences philosophiques (par exemple en matière d’argumentation etc.). Et inversement il ne suffit pas qu’on fasse un cours de philosophie, qu’on enseigne, pour que les élèves apprennent à philosopher.

Peut-on aussi soutenir qu’il ne peut y avoir de philosophie dans un café parce que c’est un café ? Cela voudrait dire que le lieu détermine la nature de l’activité. Or Socrate opérait dans la rue, sur l’agora. Et il choisissait comme interlocuteur certes des sophistes, au fait des doctrines philosophiques de l’époque, mais aussi des adolescents voire un esclave, qu’il prétendait amener à réfléchir… Certes c’était Socrate. Mais pourquoi un animateur socio-culturel par exemple, habitué à poser des questions à des jeunes, et à les faire en débattre, dès lors qu’il a pour visée la recherche commune d’une vérité sur fond d’éthique communicationnelle, ne pourrait-il pas amener ceux-ci à produire de la réflexion individuelle et collective sérieuse ? Je parle de recherche commune, de visée de vérité et d’éthique communicationnelle : ce sont peut être des conditions favorisantes (nécessaires ?) d’une réflexion à visée philosophique.

L’expert en philosophie insistera en outre sur des processus de problématisation et de conceptualisation, et permettra ainsi d’aller plus loin : mais faut-il pour autant disqualifier l’animateur sans formation philosophique ad hoc, sans le soupçon bourdieusien d’une défense du territoire du corps des professeurs de philosophie par la revendication d’une « distinction »? Non si on admet qu’il y a des degrés de philosophicité, et que même si la philosophie est rupture avec le préjugé et conversion du regard comme dit Platon, cela se fait (contrairement à sa conception d’une vision soudaine) (3), au cours d’un processus d’apprentissage, d’une construction progressive au sein d’une temporalité propre nécessaire à la réflexivité. N’oublions pas aussi que le participant à un café philo, aussi bien d’ailleurs que le consulté, fonctionne sur sa seule demande personnelle (le volontariat), sans aucune commande ni contrainte institutionnelles (comme l’élève captif soumis à l’impératif du devoir et de l’examen) : ce qui assure par là même l’entière liberté de son désir de philosopher, motivation essentielle à l’engagement authentique dans une telle démarche, et gage de sa poursuite.

 

La pratique d’animation philosophique

 

Reste à définir en quoi consiste une pratique philosophique d’animation ou de consultation (notamment par différence – opposition ? – avec une pratique philosophique d’enseignement).

Qu’est-ce qu’une pratique d’animation philosophique ?

L’animation par exemple d’une discussion à visée philosophique (DVP), dans une classe ou un café philo, c’est le fait d’insuffler (anima en latin signifie le souffle) une dynamique de pensée (animus signifie l’esprit) dans un groupe instauré en « communauté de recherche » (Cf. Dewey, Lipman). Ce n’est pas un processus d’enseignement au sens où il ne s’agit pas de transmettre expositivement des connaissances, comme dans un cours scolaire ou une conférence publique ; mais de mobiliser les ressources intellectuelles de chaque participant pour les amener à les exercer, à les « pratiquer » au cours d’un échange interactif : la pratique d’animation a pour objectif de solliciter la pratique des participants. C’est une pratique qui fait pratiquer. Elle a de ce fait un effet formateur, car c’est toujours et seulement en pratiquant que l’on acquiert une compétence.

Peut-on penser, comme Jean-François Chazerans (4), que la simple répartition démocratique de la parole entre participants, par la vertu du dialogue, suffit à initier une pratique philosophique, l’animation au départ servant seulement à permettre la cristallisation d’une pensée collective, mais devant s’effacer par la suite devant la dynamique propre des échanges (un animateur doit « auto-programmer sa propre disparition » déclare-t-il)? Peut-être si l’on fait l’hypothèse de degré de philosophicité : la simple confrontation à la différence ou la divergence, à l’altérité argumentative incarnée, peut m’interroger, me déstabiliser, me déplacer. Encore faut-il un climat d’écoute, de respect de la parole de l’autre, et un intérêt véritable pour ce qu’il dit : d’où la nécessité de règles démocratiques de la prise de parole, mieux d’une « éthique communicationnelle » (Habermas).

J’ai plutôt quant à moi tendance à distinguer le rôle de « président de séance », qui gère démocratiquement la parole dans le groupe, du rôle d’ « animateur philosophique », soucieux de la philosophicité des échanges, par la qualité conceptualisante de ses reformulations, son questionnement nominatif ou global problématisant, son exigence d’argumentation quand on affirme une opinion sans preuve, ou quand on s’en tient à un exemple (qui en soit ne prouve rien face à un contre-exemple) etc.

Faut-il penser, comme Oscar Brénifier, que la garantie de la philosophicité est dans le seul camp de l’animateur, qui dans une maïeutique serrée avec tel ou tel participant, l’amène comme Socrate à se contredire ? « L’effet torpille » socratico-diogénien peut réveiller certains de leur « sommeil dogmatique », mais il peut aussi souvent enfoncer d’autres dans un malaise psychologique entraînant de la confusion intellectuelle, ce qui est philosophiquement contre productif. A « forcer » l’autre à philosopher, quid de l’autonomie d’une pensée qui se cherche?

Je trouve pour ma part opportun de favoriser plutôt les échanges entre participants eux-mêmes, travaillant sur les reformulations d’une dynamique de la discussion et le questionnement ouvert, tout en ayant dans l’animation des exigences intellectuelles, mais dans la perspective d’un accompagnement réflexif, sur fond éthique de confiance dans les ressources d’autrui – et non d’un passage déstabilisateur au forceps…

Je défendrai donc un style d’animation philosophique, entre le pas assez (ou trop peu) et le trop :

- la nécessité d’une véritable animation comme pratique philosophique spécifique, où la pratique de l’animation est philosophique parce qu’elle s’appuie explicitement sur des exigences de pensée réflexive : il y a dans la conception « autogestionnaire » de J.-F. Chazerans un refus de fait de la fonction philosophiquement formatrice de l’animation, qui donnerait une place à part et comme supérieure à l’animateur dans le groupe, dont la reformulation par exemple recouvrirait et annulerait pour ainsi dire la singularité et la pertinence de la parole des participants. Le souci démocratique ne doit pas l’emporter sur l’exigence de philosophicité.

- une animation d’accompagnement réflexif, et non de forçage (qui ne me semble plus de l’animation proprement dite), en tant qu’elle fait circuler une « énergie réflexive » entre les participants eux-mêmes, et ne fait pas reposer la philosophicité des échanges sur le seul guidage d’un « maître ». Le souci de philosophicité, sauf à dériver dans le fantasme d’emprise du maître, ne doit pas entraver la dynamique propre d’une réflexion collective : comme le dit M. Lipman : « accompagner (réflexivement) le groupe où il va ». J’ajoute : « sans qu’il aille pour autant n’importe où »…

 

La pratique de consultation philosophique

Qu’est-ce qu’une consultation comme pratique philosophique ?

Consulter, politiquement, ce peut être faire décider (ex : le référendum est une consultation électorale) ; recueillir des opinions (sondage, enquête) ; ou l’option démocratique (sincère ou opportuniste) d’une pratique participative. Celui qui a du pouvoir peut décider de consulter pour ne pas décider seul, ou tout le moins en recueillant d’autres avis qu’il prendra, réellement ou apparemment, en compte.

Souvent la consultation (exemple d’un médecin) a pour origine un problème personnel (ou collectif pour une entreprise) surgi et non résolu (non recours dans l’exemple à l’automédication). C’est un rapport à l’autre sur le mode de la demande, d’un désir formulé. Elle exprime une vacance, un manque, une incertitude, un besoin d’information, une interrogation sans réponse, un problème sans solution. Elle fait aveu d’une limite à l’autonomie, d’une dépendance explicitement reconnue vis-à-vis d’autrui. Quel type de demande ? Demande d’un avis autre que le sien, un conseil, un diagnostic, un pronostic, une solution… A qui y a-t-il adresse dans la consultation ? A un expert, un spécialiste, une personne (un comité, un ouvrage) qui a des connaissances et des compétences sur la question, un sujet supposé savoir (ou une source fiable), que l’on est prêt à écouter pour voir, savoir, décider, avec lequel on est prêt à se laisser guider parce qu’on leur reconnaît une autorité en la matière… Autant alors de consultants que de domaines d’expertise : consultant en médecine, informatique, management, droit, jardinage, philosophie… La consultation peut être gratuite ou payante.

Il me semble utile de distinguer :

- la consultation duelle (entre deux personnes dont l’une mène la consultation à la demande d’une autre), et privée (payante ou non) ;

- et la consultation en entreprise, collective (rejoignant souvent en partie la fonction d’animation dont nous venons de parler), dans le cadre d’une organisation dont l’existence est de faire des bénéfices, et d’un contrat salarial pour une prestation (c’est une commande).

Qu’est-ce qu’une consultation philosophique duelle privée ? C’est une forme d’entretien entre quelqu’un en demande (le consulté), qui s’est adressé à quelqu’un supposé philosophiquement compétent, et susceptible de prendre en compte cette demande (le consultant), pour que ce dernier l’aide à clarifier une question personnelle qui lui tient à cœur, ce qui nécessite un tiers quand on n’y parvient pas tout seul.

Il y a parenté avec une démarche thérapeutique, s’il y a une forte implication personnelle dans le problème amené. Mais on ne vise pas ici le soin, même si la consultation peut avoir un effet thérapeutique (de surcroît). On est venu trouver un praticien philosophe, on attend de lui une démarche philosophique. Or un philosophe ne pense pas à la place d’un autre, mais il peut aider celui-ci à penser par lui-même. Il s’agit d’un accompagnement à penser rationnellement son problème, élucidation dont on escompte qu’elle sera utile pour la décision et l’action. On y travaille sur et par le conscient et l’explicite, non sur l’inconscient, même s’il est là : mais ce n’est pas l’objet et la spécificité de la démarche. Et dans le conscient on travaille plus particulièrement sur et avec la dimension rationnelle de l’individu.

Cela en circonscrit le cadre (entretien de nature philosophique, et non thérapeutique) ; l’intérêt (clarification rationnelle de la façon de formuler rationnellement son problème et de tenter de le résoudre rationnellement) ; la limite (non prise en charge du vécu souffrant en tant que tel, de l’émotion, de l’imaginaire, de l’aspect psychologique du problème). On fonctionne ici sur les hypothèses (évidemment discutable) :

- que toute analyse qui cherche à comprendre peut aider à agir ;

- et sur celle, puisée à la sagesse antique (discutable aussi parce que toute méthode a des présupposés interrogeables), que le rationnel peut aider au raisonnable.

Il ne faut pas attendre non plus de la consultation philosophique que le consultant résolve le problème du consulté : ce n’est pas une démarche directe de résolution de problème. On est dans l’analyse, et non dans le jugement ou le conseil, qui entravent l’analyse. Le jugement sur soi baigne toujours dans l’affectif (on s’aime et s’estime plus ou moins), où l’émotion brouille l’exercice de la raison ; et il s‘accompagne de normatif (comparaison à une norme : je suis ou fonctionne plus ou moins bien), renvoyant à l’idéal atteint ou pas, au lieu d’analyser des faits. Le conseil délocute le consultant : « Quand on se met à ma place dit Lacan, moi où je me mets ? ». C’est au consultant de tirer les conséquences pratiques de sa consultation, à partir de la clarification effectuée, pour résoudre lui-même son problème à partir des ressources, notamment intellectuelles, sollicitées dans l’entretien. De même qu’on ne peut ni ne doit penser à la place de quelqu’un, on ne peut ni ne doit résoudre son problème à sa place. Question de déontologie dans l’accompagnement, qui n’est jamais indifférence, mais aide ; aide, mais aide où l’on ne se substitue pas à l’autre dans sa liberté de penser et d’agir.

Cette démarche pourra, par sa dominante rationnelle, paraître bien intellectuelle, cartésienne, séparant l’esprit du corps, le rationnel du sensoriel, de la sensibilité et de l’imaginaire, voire du spirituel : une conception très rationaliste de la consultation philosophique. Il peut y en avoir d’autres, faisant appel dans la démarche aux sens (empirisme), aux associations d’idées, au récit (cf. identité narrative de Ricoeur), à la « métaphore vive », empruntant au processus de la gestion mentale (La Garanderie), à la technique de l’entretien d’explicitation (P. Vermersch), etc. Question de référents théoriques, de style philosophique (certains s’inspirent de Socrate, Michel Weber de Whitehead…). On voit bien en tout cas la différence ici avec la visée thérapeutique.

Les objectifs et méthodes peuvent être aussi très différents : insistance sur le raisonnement, en vue d’une prise de conscience, par le consulté mis au pied du mur, de ses contradictions logiques (Cf. en France l’Institut de pratiques philosophiques) ; accompagnement par des exigences de problématisation, de conceptualisation (distinctions conceptuelles et appel à définitions), d’élaboration d’arguments, sur fond d’éthique communicationnelle …

Le consultant a donc recours (compétence qu’il a acquise) à une « écoute cognitive » plus qu’affective, tenant à distance l’émotion exprimée pour se consacrer à l’explicitation abstraite du problème, s’appuyant sur des notions pour le formuler, qui seront elles-mêmes progressivement définies pour cerner intellectuellement la question. Ecoute précise et non flottante, puis reformulation conceptuelle pour renvoyer un miroir des propos tenus, tout en vérifiant sa propre compréhension. Et sans cesse questionnement pour définir, distinguer, fonder pour approfondir certaines pistes qui émergent. Prise de notes pour garder trace au plus près du cheminement parcouru, et le reparcourir périodiquement avec le consultant pour faire le point. Travail aussi sur les alternatives de choix qui se proposent, les arguments qui se présentent pour chacune, ou sur certaines contradictions qui affleurent, propices à la problématisation. Appel à plus de cohérence dans la pensée pour plus de congruence dans l’action.

Quant à la consultation en entreprise, dont nous n’avons, contrairement aux autres pratiques, aucune expérience, nous n’avons pour l’instant guère d’éléments théoriques ou pratiques pour en définir la nature et la déontologie.

 

Que conclure ?

Une pratique nous semble philosophique si elle tente d’élucider rationnellement notre rapport au monde. Extraire du sens pour comprendre en vérité, expliciter des valeurs pour évaluer et agir, telle est la tâche… en tout lieu et pour tout public. Cela exige dans tous les cas de la méthode et de la rigueur.

Mais cette exigence peut prendre plusieurs formes, et donner lieu à des pratiques sensiblement différentes : celle d’un apprentissage organisé à l’école ou en formation, ou plus informel, au café philo par exemple à l’occasion d’échanges réglés. Cet apprentissage peut être accompagné de diverses façons : dans l’enseignement par un professeur, de manière moins scolaire par un animateur. La démarche philosophique peut être aussi par ses exigences – c’est le cas dans la consultation, un outil pour mieux penser un problème personnel, sans qu’elle prenne forcément la forme d’un apprentissage. Enseigner, animer, consulter sont trois formes de pratiques philosophiques qui peuvent aider à penser par soi-même. Lire en classe un auteur, dialoguer entre pairs, écrire sa pensée peuvent aussi apprendre à philosopher. Une même visée philosophique, des pratiques différentes…

 

Notes

(1) Reprise de la méthode de M. Lipman de G. Geneviève; dispositifs Lévine au sein de l’AGSAS ; dialogue de J.-F. Chazerans ; entretien philosophique de groupe de A. Lalanne ou O. Brénifier, « discussion à visée philosophique » (DVP) de A. Delsol, S. Connac, J.-C. Pettier ou M. Tozzi, utilisation de la littérature de jeunesse (E. Chirouter) ou de mythes etc.

(2) A moins que les adultes ne soient par rapport à la pensée de grands enfants avec leurs préjugés stabilisés (Faudrait-il bêtifier l’adulte ?), et les enfants des questionneurs radicaux sur un monde où ils viennent d’être jetés-là sans l’avoir choisi (Faudrait-il mythifier l’enfance ?) !

(3) « L’illumination » de Descartes dans son « poêle » la fameuse nuit où il conçut ses Méditations, est en fait la cristallisation d’une longue maturation…

(4) In Apprendre en philosophant, CRDP Poitou-Chrentes, 2006.


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