Le colloque co-organisé par le CRAP-CAHIERS PEDAGOGIQUES et l'IUFM de
Montpellier fut l'occasion d'analyser la crise identitaire actuelle du métier
d'enseignant, recomposé par des évolutions sociétales et
institutionnelles significatives.
Face à la multiplication de supports d'information sophistiqués
(radio-télévision-ordinateur), autrement plus attirants que la
parole magistrale (fascination de l'image et du multimédia), et à
des parents dont le niveau général d'études s'élève,
l'enseignant n'a plus le monopole du savoir, ni le prestige qui s'attachait
à sa culture, et à son rôle de transmetteur de connaissances.
Le poids du chômage pèse sur l'investissement des élèves
dans leurs études , qui ne sont plus un passeport assuré pour
l'emploi. Il rend plus consumériste leurs stratégies scolaires,
et la demande sociale d'éducation des parents (surtout des classes moyennes),
pour lesquels l'école n'apparaît plus comme un ascenseur social.
Ceux-ci prennent de plus en plus parti, en cas de difficultés, pour leurs
enfants contre les enseignants.
La "démographisation" (Langouët) considérable du
système éducatif dans le cadre d'un système plus unifié
(collège unique, seconde de détermination) pose des problèmes
d'hétérogénéité de niveaux des élèves
qui oblige à une différenciation complexe, et au vertige des préalables
méthodologiques. Il faut gérer, dans une école qui se "désinstitutionnalise"
(Dubet), un nombre plus important de comportements individuels et collectifs
"incivils", surtout dans certaines classes ou quartiers, avec une
dynamique moins solitaire, par nécessité plus solidaire avec les
collègues.
Dans une société individualiste et très concurrentielle,
où le tissu social se relâche dans des familles éclatées,
des zones déstructurées, une vie associative politique affaissée,
on demande à l'école et à ses personnels, qui reflètent
cet air du temps, de "resocialiser" la société, par
la promotion de la coopération et de la solidarité.
L'enseignant se trouve donc confronté à une demande pressante,
symptômatique d'un malaise sociétal, qui s'inscrit institutionnellement
dans des missions nouvelles, multiples, en tension et parfois en contradiction
entre elles, d'où des conflits inter et intraindividuels au nom de hiérarchisations
divergentes : il lui faudrait à la fois cultiver et professionnaliser,
instruire et socialiser, épanouir l'enfant et le conformer pour qu'il
s'intègre, lui apprendre à s'adapter et en même temps à
résister …
D'un métier fondé dans le second degré sur l'identité
disciplinaire et la transmission d 'un savoir par un maître, qui se vit
comme semi-libéral par la préparation des cours et la correction
des copies chez soi, structuré par le face-à-face dans le huis-clos
de sa classe, on passe à une profession où s'empilent des fonctions
: médiateur, animateur, passeur culturel, constructeur de dispositifs,
utilisateur de nouvelles technologies, socialisateur d'individus et de groupes,
coordonnateur d'équipes pédagogiques et éducatives, orientateur,
négociateur de projets de classe et d'établissement, partenaires
de parents, collectivités locales, intervenants, associations de quartier,
entreprises …
Le paradigme du cours magistral est battu en brèche par les recherches
sur les processus d'apprentissage, et les injonctions institutionnelles sur
les études dirigées, parcours diversifiés, travaux personnels
de l'élève, suivis plus individualisés, approches interdisciplinaires,
mise en pratique de la citoyenneté par des actes (et pas seulement par
des apports de connaissances sur les institutions).
Il faut maîtriser sa discipline non seulement théoriquement (la
savoir), mais didactique-ment (savoir l'enseigner), gérer pédagogiquement
et dans l'urgence l'aléatoire des attitudes du groupe-classe, la diversité
des niveaux et des comportements, s'adapter à la spécificité
d'un public dans une situation locale, en ajustant les projets de classe et
d'établissement à l'environnement, sans se contenter de directives
nationales.
Bref, devenir plus professionnel : aller au-delà à la fois d’un
“ art ” plus ou moins intuitif d’enseigner, et de la sécurité
routinière de “ tours de main ” stabilisés ; être
capable, face à des situations complexes d'initiatives, de choix statégiques
responsables, dans une autonomie plus grande ; devenir créateur de savoirs
pédagogiques dans des situations-problèmes inédites ; et
s'accompagner soi-même, par l'analyse de ses pratiques, dans une remise
en cause permanente face aux évolutions, en s'investissant dans une formation
permanente.
C'est pourquoi, pour mieux cerner ces changements, sont apparus des référentiels
de compétences balisant de repères une identité qui se
cherche, points de référence pour la formation initiale et continue
des personnels, et des cadrages institutionnels de leurs "missions".
C'est à leur définition en contexte que s'attache F. Clerc dans
sa conférence. Dans l'atelier 2, G. Molière travaille avec les
enseignants eux-mêmes les représentations qu'il se font de ces
compétences, et C. Fenrich nous montre comment elle s'y prend en formation
initiale avec les professeurs de collège et lycée débutants.
Mais une identité professionnelle, surtout dans le domaine éducatif,
où les finalités dessinent l'homme et la société
de demain, se définit tout autant par des valeurs partagées que
par des compétences techniques.
Si la référence générale aux droits de l'homme fournit
le référent démocratique d'un vague consensus, comme la
délimitation de quelques bornes éducatives (du type responsabilité,
autonomie, entraide etc.), il n'en va pas de même dès qu'il s'agit
de formaliser concrètement des permissions ou des interdits (ex : la
casquette ou le chewing-gum), d'élaborer des règles communes,
de traduire dans les pratiques la convention des droits de l'enfant ou les textes
sur les droits des élèves, car il y a des enjeux de pouvoir et
des dissensus idéologiques.
Face à la crise de la transcendance ("la mort de Dieu"), à
la difficulté de sauver l'universel du relativisme des cultures et de
la pression des communautés, à l'individu moderne nietzschéen
qui crée ses propres valeurs, au conflit de légitimité
entre "république et démocratie", "droit à
l'égalité et droit à la différence" (cf. l'affaire
du foulard), on constate une difficulté à construire, dans la
classe, entre collègues, dans l'établissement, des compromis acceptables
partagés, sur lesquels pourtant se joue la cohésion d'une communauté
éducative. L'insistance institutionnelle descendante sur l'éducation
à la citoyenneté, mêlant pêle-mêle civilité
et civisme, la juridicisation croissante du monde scolaire révèlent
par exemple l'incapacité collective du corps enseignant à contractualiser
avec l'ensemble des acteurs, à s'autoréguler par la production
d'une déontologie commune. C'est à cette question que se confronte
l'atelier 5 de D. Comte et M. Vidal.
Devant ces bouleversements de l'identité professionnelle, les innovateurs,
par exemple du Crap-Cahiers Pédagogiques, font face : ils précèdent
souvent le mouvement, par leur capacité plastique à réagir,
à chercher des solutions pratiques à des difficultés qui
apparaissent, au moment où les chercheurs n'en sont qu'à leur
problématisation, et où les responsables du système éducatif
vont tarder à prendre la plume administrative des circulaires. Ils sont
même, plus souvent que dans le passé (où leur pratique était
essentiellement de rupture dans une institution conservatrice), en phase avec
certaines réformes proposées pour prendre en compte l'inadaptation
du système aux problèmes rencontrés.
Mais une majorité d'enseignants vivent mal les évolutions du public
scolarisé et les changements proposés. Ils considèrent
comme un malentendu, une rupture de contrat, l'atteinte au noyau dur de l'identité
disciplinaire classique. Etre révolutionnaire aujourd'hui disent-ils,
c'est conserver : transmettre le patrimoine culturel, sauvegarder la politesse,
garantir les acquis des conditions de travail, ne pas se laisser contaminer
par des identités périphériques : animateur socio-culturel
(du groupe-classe), éducateur d'école (comme on dit éducateur
de rue), psychologue, assistante sociale ….
Dans ces résistances au changement, la gauche républicaine de
la réussite pour tous par des moyens supplémentaires, pour le
haut niveau des concours et des disciplines, et contre la dérive d'une
école libérale à deux vitesses, manifeste au coude à
coude avec la droite de la sélection scolaire et de la pacification sociale
par la restauration sécuritaire d'un ordre moral. C'est cette question
qui agite le milieu : "s'adapter ou résister ?" (et à
quoi ?), qu'aborde de front l'atelier 4 de C. Dupuy.
Vis-à-vis de cette identité à (préserver ?) dé-reconstruire,
la formation des personnels occupe une place stratégique et focalise
les débats et les oppositions, parce qu'elle suppose de se mettre d'accord
sur ce qu'est un enseignant aujourd'hui, plus exactement ce qu'il doit être,
et d'anticiper sur ce qu'il va/doit devenir : quelle formation pour professionnaliser
les acteurs, préparer à débuter dans ce métier "impossible"
(Freud), et accompagner en continu l'évolution de trente-cinq ans de
carrière ? Doit-on donner, au-delà des spécificités
de degrés, de disciplines, de types et de lieux d'établissement,
une “ culture commune ” d'enseignant à l'instituteur polyvalent
et à l'agrégé de philosophie, à la "professeure"
de français de collège et au professeur de maçonnerie de
lycée professionnel, au professeur de mathématiques en classe
préparatoire et à l'institutrice de maternelle en ZEP ?
Y a-t-il des identifiants semblables (par exemple l'utilisation de la voix,
la connaissance des processus d'apprentissage ou l'approche d'une évaluation
formative), ou s'agit-il de métiers différents ? Jusqu'où
aller dans la formation personnelle (le travail sur soi), dans une profession
relationnelle ? L'identité professionnelle proposée dans les IUFM
est-elle celle des "innovateurs" ? Se confrontent ici la légitimité
d'une culture pédagogique transversale et celle de la spécificité
des didactiques disciplinaires, les conceptions du métier, les intérêts
syndicaux et associatifs des corps, grades, disciplines … C'est cette
idée que la formation est ou peut être un creuset pour l'émergence
d'une identité (d'identités ?) professionnelle(s), et la question
du type de formation souhaitable si cette hypothèse est avérée,
qui sont ici interrogées dans l'atelier 1 avec J.P. Udave, et dans la
conclusion avec R. Etienne, Directeur du site IUFM de Montpellier.
Au cœur de cette formation tant initiale que continue, une idée
force apparaît : dans des situations complexes, parce qu'il s'agit de
"métiers de l'humain" (M. Cifali), dans une société
incertaine d'elle-même, et où l'obligation de "décider
dans l'urgence" (P. Perrenoud) et les "effets de contexte" surdéterminent
la nécessité de réponses adaptatives, l'analyse des pratiques,
et d'abord de sa propre pratique professionnelle, pourrait être cette
démarche d'intelligence des situations et des logiques d'acteurs qui
permettrait de comprendre ce qui se passe, dans sa classe et son établissement,
et d'ajuster au plus près l'anticipation de ses activités au réel
du terrain ; d'appréhender les problèmes posés dans l’exercice
du métier, par la description fine des situations, la verbalisation et
l'explicitation métacognitive des actes professionnels, la mutualisation
en groupe d'hypothèses clarificatrices.
Mais comment analyser avec rigueur, rester dans la description, l'explication
ou la compréhension (pour reprendre deux paradigmes des sciences humaines),
sans (se) juger ni conseiller (autrui) ? Avec quelles démarches (orale
et écrite, en groupe ou en entretien …), quels référents
théoriques (mono ou multiréférence ?), quels outils d'analyse
(grilles d'observation par exemple) ? Et comment apprendre à (s')analyser,
quelle formation à l'(auto-) analyse ? Telles sont les questions soulevées
par l'atelier 3 de M. Pantalacci et N. Aucouturier.
Comme tout colloque sur un sujet brûlant, celui-ci apporte plus de questions
que de réponses. Mais il ouvre des pistes de réflexion et de pratiques.
L'hypothèse ici explorée est qu'enseigner est un "métier
nouveau" (P. Meirieu), qui comme tel suppose une redéfinition de
son identité, et pour favoriser l'émergence d'une culture commune,
suppose une professionnalisation par la formation initiale et continue. Si les
sciences de l'éducation travaillent cette hypothèse au niveau
de la recherche, et si les IUFM tentent de l'opérationnaliser, elle ne
manque pas cependant d'être interrogée dans le débat français,
et c'est de saine épistémologie, quand elle ne sombre pas dans
l'idéologie, que de mettre à l'épreuve les hypothèses.
Michel Tozzi
Maître de Conférences
Directeur du Département
Des Sciences de l'Education
de l'Université Paul Valéry (Montpellier 3)
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