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> Les trois compétences philosophiques de base
> Discuter philosophiquement


> Apprendre à débattre
2000

Pour les participants de l’atelier, le problème était de savoir comment dépasser le débat d’opinions où règnent les préjugés pour parvenir à un échange rationnel co-construit. Cet apprentissage, qui demande distanciation, essais et erreurs, introduit alors un paradoxe dans les représentations : l’expression spontanée d’une parole authentique au cœur d’un processus d’apprentissage est-elle constitutive du débat à l’école ? Si non, parce qu’il ne suffit pas de parler pour penser ni d’interagir pour coopérer, quelles conditions doivent être réunies pour débattre de manière formative ?
La didactique de l’argumentation suffit-elle à une pratique du débat, ou y a-t-il des exigences réflexives supplémentaires, par exemple de conceptualisation et de problématisation ?
Quelques questions préalables sont à même de baliser ce terrain d’investigation : quelle conception les enseignants et les élèves ont-ils du débat ? À quel moment de la vie scolaire mais aussi de la vie sociale peuvent-ils ensemble ou séparément expérimenter le débat et ses fonctions ? Quels sont les objets, les raisons (disciplinaires, citoyennes…) de débattre dans l’école, dans la classe ? Le débat est-il seulement un art d’élocution, une capacité linguistique, ou une compétence plus large, à la fois cognitive, affective et sociale ? Quelle est la nature des enjeux de son apprentissage, selon qu’il débouche sur une position collective, l’exercice d’un pouvoir de négociation et de décision, ou qu’il a pour objectif l’échange d’idées, la recherche en commun ?

Apprendre à débattre permet-il d’apprendre ?

À travers la pratique effective d’un débat sur la question : « A quelles conditions un débat en classe ou à l’école est-il citoyen ? », les stagiaires ont pu expérimenter un ensemble d’apprentissages spécifiques à cet acte de parole. Ils ont, de façon spiralaire, tenté de définir les termes de la question et de repérer les cadres possibles de son application : « Être citoyen, c’est peut-être avoir conscience de l’autre et de sa place, le reconnaître dans la dimension de sa personne, avoir conscience de soi par rapport à l’autre, à une société avec ses règles, à l’insertion politique dans une nation, un État ». Puis, par le va et vient entre la pensée réflexive et le témoignage plus ou moins distancié de leurs pratiques, ils ont peu à peu problématisé cette question de façon plus appropriée : « Ne faut-il pas apprendre à débattre pour être citoyen, ou citoyen en devenir, dans la mesure où le débat, par l’expression et la confrontation de la pluralité des opinions, est intrinsèquement lié à la nature d’un régime démocratique ?
Ensuite le groupe s’est engagé dans un travail de conceptualisation, s’interrogeant d’abord sur le rôle de la parole dans les processus d’un débat citoyen : « La parole doit engager le moi pour que la pensée se déplace, s’approprie d’autres points de vue. Si ce moi se refuse, le débat est voué au sous-entendu, au malentendu, voire à l’échec, au conflit. Si le nous, somme de je, n’existe pas de façon assumée, le débat ne peut avoir lieu. Ceci implique une répartition de rôles comme médiation indispensable à l’expression et à la circulation de la parole ».
Puis partant de l’idée que tout débat à l’école doit avoir une visée citoyenne, les participants ont exploré les limites extrêmes ou dangereuses de certaines pratiques : « Qui maîtrise la technique du débat peut aller, par démagogie ou sophisme, jusqu’au dévoiement par la manipulation consciente et volontaire de participants peu experts qui renonceraient alors, à leur insu, à leur propre identité citoyenne ».
C’est après une phase d’analyse que la transférabilité de cette situation d’apprentissage a émergé. Les stagiaires ont en effet repéré l’importance des observateurs dans les grands débats de société, et le rôle formateur des partis, des syndicats, des associations, de la presse pour devenir citoyen. Et ils sont parvenus à une conclusion provisoire : « L’enseignant doit chercher tous les moyens de construire les capacités de débattre pour permettre une citoyenneté d’engagement, potentiel de lutte contre le risque totalitaire. Il doit être rigoureux quant à la qualité du débat engagé et aux valeurs qu’il sous-tend. Il importe de passer de la situation d’apprentissage à l’appropriation, pour que l’esprit critique devienne une seconde nature ».
Ce récit, même partiel, donne à voir la richesse éducative et pédagogique d’un débat qui s’interroge sur une question concrète et ambitieuse et qui s’appuie sur des individus se reliant dans une communauté de recherche selon des procédures démocratiques. Car le contenu est extrêmement dépendant du contenant, c’est-à-dire du dispositif, du cadre spatial, temporel et éthique mis en place.

Pouvoir partager une pensée

S’autoriser à une parole impliquée dans un collectif fut une grande conquête pour les stagiaires. Le dispositif proposé s’appuyait à cet effet sur une structuration très forte de la prise de parole à travers des rôles et des fonctions inhérents aux différents débats proposés : des rôles de participant, de président de séance, de secrétaire de séance, de synthétiseur, de reformulateur, mais aussi d’observateur pour le travail consécutif d’analyse des rôles, et du débat dans ses processus et ses procédures. Les stagiaires ont ainsi pu expérimenter la complexité et la richesse des différents statuts dans un débat. Les tâches sont apparues rapidement porteuses de charges cognitives, affectives et sociales spécifiques. Par-delà la parole effective qui émet une opinion, prend parti, négocie, se met en action une pensée qui cherche ses repères, organise l’intersubjectivité en donnant à voir des capacités d’écoute, de questionnement, de définition, de catégorisation. Une subtile construction se met en place entre le langage, la pensée et l’interaction verbale, pour que, sans cesser de s’impliquer, la personne puisse réaménager ses connaissances. Ce travail, qui réclame un temps de maturation, se trouve quelque peu chahuté par le rythme du débat, lorsqu’il n’a pas pour exigence formelle de prévoir des pauses cognitives. Les participants ont donc investi ces rôles comme autant de moyens qui aident à débattre à l’intérieur, comme à l’extérieur de soi.
Le participant cherche à construire sa propre pensée à l’écoute des interventions et/ou dans l’interaction avec les autres discutants, alternant l’extraversion vers autrui et le face à face avec lui- même.
Le président de séance pose fermement les règles préalables (ordre de parole, bienveillance, écoute, non jugement des personnes, validation rationnelle des propos…). Il gère le temps, distribue équitablement la parole, peut solliciter les muets ; il est attentif à la gestuelle des participants, a une attitude de recul pour accueillir calmement et réguler les émotions des débatteurs.
Le synthétiseur renvoie des synthèses partielles, en rendant compte des questions posées, des thèses en présence, de leurs arguments respectifs, de l’évolution de la problématique, de décisions prises s’il y a lieu.
Le reformulateur a une tâche que les stagiaires ont qualifiée d’experte : il intervient pour dégager l’essentiel de la parole de l’autre pour le groupe ; sans dénaturer ses propos, il aide à la conceptualisation d’une notion encore sous-jacente, en vérifiant l’adéquation du sens entendu au sens compris, il permet de repérer les liens ou les ruptures avec la question de départ. Il intervient pour rationaliser le débat et rappeler les participants à la rigueur de la démarche. Il fait le lien des interventions avec le sujet, et recentre si nécessaire ; entre les interventions elles-mêmes, pour construire du sens et une progression ; il relance et questionne le groupe. Le plus complexe pour lui est de s’abstraire provisoirement de ce qu’il pense du sujet, pour détecter l’émergence de quelque chose de nouveau sur le fond et dans les processus de pensée, et ne pas se substituer à la recherche collective. En nommant la chose (ce qui se dit et se fait), elle existe un peu plus et émerge d’une culture commune.
Le secrétaire de séance, véritable mémoire à long terme du groupe, prend en note les idées essentielles. Cette trace peut aussi être auditive (magnétophone) ou visuelle (film) : ces éléments précieux sont susceptibles d’analyse et d’approfondissement pour comprendre ce qui s’est fait en le faisant.
Les observateurs se partagent l’analyse des différents rôles, ainsi que les procédures (déroulement, méthodes de travail, phases…) et les processus (phénomènes affectifs sous-jacents ou irruptifs) en jeu dans le débat. Ils permettent l’élucidation du vécu cognitif et affectif commun.
L’ensemble de ces rôles peut être subdivisé dans l’espace et dans le temps, en co-animation ou en partageant le travail en périodes plus courtes. Le principe de la co-animation répartit et délègue ainsi du pouvoir. L’organisateur doit alors se constituer une équipe de travail qui prend en main la conduite du débat. Les stagiaires ont ainsi identifié et vécu des dispositifs d’apprentissage qui s’appuient sur l’implication et la responsabilisation des débatteurs. Ce n’est pas sans interroger les situations de débat mises en place dans l’école aujourd’hui à tous ses niveaux. Les conseils d’école, de classe, d’élèves, du primaire au lycée, nécessitent une formation et une responsabilisation de tous au débat pour qu’il joue ses deux fonctions essentielles, disciplinaire au niveau des contenus, et démocratique dans ses modalités. Le pouvoir de partager une pensée par la parole s’acquiert effectivement par la pratique du débat ayant pour projet d’élaborer un savoir partagé sans cesse renouvelé.

Pouvoirs partagés : aspects socio-affectifs, éthiques et démocratiques

L’analyse des processus affectifs et émotionnels en jeu a permis aux stagiaires de prendre conscience du risque que pouvait présenter la prise de parole. Le groupe a souvent été traversé d’émotions, de tensions importantes : la peur de ne pas savoir, d’être maladroit, l’inégalité des compétences d’animation, la répercussion du sujet sur soi-même (« L’amour est-il une illusion ? »), la frustration d’attendre son tour, de rester dans son rôle, de ne pas dépasser le temps disponible. Il a été constaté la nécessité de dispositifs construits et explicités, de garanties quant au respect de la personne, de sa parole, de sa pensée, de sa dignité, car de la qualité d’implication, d’exigence intellectuelle et de maîtrise de soi dépendra celle de l’évolution de la personne et de son déplacement dans le savoir, ainsi que celle du travail collectif accompli.
Il faut toujours se demander ce qui produit des émotions dans un débat. Comment les perçoit-on ? Quelles médiations sont à construire pour accueillir et réguler les tensions, elles aussi porteuses de sens ? Quels sont les éléments qui favorisent cette régulation : aménagement de l’espace, préparation du débat, nombre de participants, temps de débats, pauses cognitives, attitude de l’équipe d’animation, négociation de règles, symbolisation de la prise de parole, valorisation du débat par une production… La structuration du débat par un partage des tâches compris et accepté permet de prévenir et d’anticiper certains blocages, et l’analyse de les dépasser.
Il importe de considérer cet apprentissage comme une expérience délicate et ambitieuse pour tous. L’éthique du débat, qui fonde son existence sur la liberté et la capacité du sujet et d’un groupe à penser, se doit de préserver les individus de tous les abus psychologiques qui auraient alors pour conséquence a minima de faire taire, a maxima d’engendrer une violence inattendue.

Les enjeux du débat

La transférabilité des modalités de débats expérimentés à différentes situations scolaires a été sensible pour les participants, sans pour autant sous-estimer, s’agissant d’un apprentissage, les difficultés diverses de mises en œuvre (représentations médiatiques, psychologie de l’adolescent, gestion de groupe etc...). Par exemple en français pour lier davantage la problèmatisation et la conceptualisation à l’argumentation, en mathématiques pour promouvoir un « débat scientifique » où le maître n’intervient pas trop tôt pour donner la solution, en ECJS pour bien organiser les différents rôles, chacun relevant dans son domaine d’action des pistes, des enjeux, des raisons de débattre. Le débat apparaît ainsi, par l’organisation de conflits socio-cognitifs régulés, comme une situation favorisant la capacité d’apprendre. Comment formuler la question pour cerner le problème, débattre en soi-même les thèses et les arguments contradictoires, les confusions, les complexités, démêler les fils tramés de sa pensée en construction, élaborer par des interactions verbales des conceptions nouvelles, tissées d’expériences, de cultures individuelles et de savoirs collectifs ? Le débat n’est-il pas présent dans les formes collectives et coopératives de certains sports ou pratiques artistiques ?
N’y a-t-il pas, pour l’exercice d’une démocratie au cœur même de l’acte d’apprendre, à créer à l’école un espace de délibération du savoir qui fait place à l’esprit critique contre l’esprit de la critique ou contre l’indifférence ? Le débat pourrait être ce lieu où l’on interroge la crise du sens de l’école, par un rapport non dogmatique au savoir (confrontation des réponses à une question que l’on se pose pour construire un savoir à la fois commun et provisoire), et un rapport plus coopératif à la loi (confrontation organisée par la répartition du pouvoir et des rôles, et socialisée par des normes d’éthique communicationnelle partagées). Ces enjeux dépassent les frontières scolaires : puissions-nous en débattre avec ceux qui doivent ou qui souhaiteraient les franchir…

Michel Tozzi, Professeur en sciences de l’éducation, Montpellier
Kristel Godefroy, Institutrice Nantes

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Texte extrait du site www.philotozzi.com | Site réalisé par Vincent Granger

Toute reproduction interdite sans en avertir l'auteur SVP : contacts@philotozzi.com

 

Apprendre à débattre | Philotozzi.com
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2000

Pour les participants de l’atelier, le problème était de savoir comment dépasser le débat d’opinions où règnent les préjugés pour parvenir à un échange rationnel co-construit. Cet apprentissage, qui demande distanciation, essais et erreurs, introduit alors un paradoxe dans les représentations : l’expression spontanée d’une parole authentique au cœur d’un processus d’apprentissage est-elle constitutive du débat à l’école ? Si non, parce qu’il ne suffit pas de parler pour penser ni d’interagir pour coopérer, quelles conditions doivent être réunies pour débattre de manière formative ?
La didactique de l’argumentation suffit-elle à une pratique du débat, ou y a-t-il des exigences réflexives supplémentaires, par exemple de conceptualisation et de problématisation ?
Quelques questions préalables sont à même de baliser ce terrain d’investigation : quelle conception les enseignants et les élèves ont-ils du débat ? À quel moment de la vie scolaire mais aussi de la vie sociale peuvent-ils ensemble ou séparément expérimenter le débat et ses fonctions ? Quels sont les objets, les raisons (disciplinaires, citoyennes…) de débattre dans l’école, dans la classe ? Le débat est-il seulement un art d’élocution, une capacité linguistique, ou une compétence plus large, à la fois cognitive, affective et sociale ? Quelle est la nature des enjeux de son apprentissage, selon qu’il débouche sur une position collective, l’exercice d’un pouvoir de négociation et de décision, ou qu’il a pour objectif l’échange d’idées, la recherche en commun ?

Apprendre à débattre permet-il d’apprendre ?

À travers la pratique effective d’un débat sur la question : « A quelles conditions un débat en classe ou à l’école est-il citoyen ? », les stagiaires ont pu expérimenter un ensemble d’apprentissages spécifiques à cet acte de parole. Ils ont, de façon spiralaire, tenté de définir les termes de la question et de repérer les cadres possibles de son application : « Être citoyen, c’est peut-être avoir conscience de l’autre et de sa place, le reconnaître dans la dimension de sa personne, avoir conscience de soi par rapport à l’autre, à une société avec ses règles, à l’insertion politique dans une nation, un État ». Puis, par le va et vient entre la pensée réflexive et le témoignage plus ou moins distancié de leurs pratiques, ils ont peu à peu problématisé cette question de façon plus appropriée : « Ne faut-il pas apprendre à débattre pour être citoyen, ou citoyen en devenir, dans la mesure où le débat, par l’expression et la confrontation de la pluralité des opinions, est intrinsèquement lié à la nature d’un régime démocratique ?
Ensuite le groupe s’est engagé dans un travail de conceptualisation, s’interrogeant d’abord sur le rôle de la parole dans les processus d’un débat citoyen : « La parole doit engager le moi pour que la pensée se déplace, s’approprie d’autres points de vue. Si ce moi se refuse, le débat est voué au sous-entendu, au malentendu, voire à l’échec, au conflit. Si le nous, somme de je, n’existe pas de façon assumée, le débat ne peut avoir lieu. Ceci implique une répartition de rôles comme médiation indispensable à l’expression et à la circulation de la parole ».
Puis partant de l’idée que tout débat à l’école doit avoir une visée citoyenne, les participants ont exploré les limites extrêmes ou dangereuses de certaines pratiques : « Qui maîtrise la technique du débat peut aller, par démagogie ou sophisme, jusqu’au dévoiement par la manipulation consciente et volontaire de participants peu experts qui renonceraient alors, à leur insu, à leur propre identité citoyenne ».
C’est après une phase d’analyse que la transférabilité de cette situation d’apprentissage a émergé. Les stagiaires ont en effet repéré l’importance des observateurs dans les grands débats de société, et le rôle formateur des partis, des syndicats, des associations, de la presse pour devenir citoyen. Et ils sont parvenus à une conclusion provisoire : « L’enseignant doit chercher tous les moyens de construire les capacités de débattre pour permettre une citoyenneté d’engagement, potentiel de lutte contre le risque totalitaire. Il doit être rigoureux quant à la qualité du débat engagé et aux valeurs qu’il sous-tend. Il importe de passer de la situation d’apprentissage à l’appropriation, pour que l’esprit critique devienne une seconde nature ».
Ce récit, même partiel, donne à voir la richesse éducative et pédagogique d’un débat qui s’interroge sur une question concrète et ambitieuse et qui s’appuie sur des individus se reliant dans une communauté de recherche selon des procédures démocratiques. Car le contenu est extrêmement dépendant du contenant, c’est-à-dire du dispositif, du cadre spatial, temporel et éthique mis en place.

Pouvoir partager une pensée

S’autoriser à une parole impliquée dans un collectif fut une grande conquête pour les stagiaires. Le dispositif proposé s’appuyait à cet effet sur une structuration très forte de la prise de parole à travers des rôles et des fonctions inhérents aux différents débats proposés : des rôles de participant, de président de séance, de secrétaire de séance, de synthétiseur, de reformulateur, mais aussi d’observateur pour le travail consécutif d’analyse des rôles, et du débat dans ses processus et ses procédures. Les stagiaires ont ainsi pu expérimenter la complexité et la richesse des différents statuts dans un débat. Les tâches sont apparues rapidement porteuses de charges cognitives, affectives et sociales spécifiques. Par-delà la parole effective qui émet une opinion, prend parti, négocie, se met en action une pensée qui cherche ses repères, organise l’intersubjectivité en donnant à voir des capacités d’écoute, de questionnement, de définition, de catégorisation. Une subtile construction se met en place entre le langage, la pensée et l’interaction verbale, pour que, sans cesser de s’impliquer, la personne puisse réaménager ses connaissances. Ce travail, qui réclame un temps de maturation, se trouve quelque peu chahuté par le rythme du débat, lorsqu’il n’a pas pour exigence formelle de prévoir des pauses cognitives. Les participants ont donc investi ces rôles comme autant de moyens qui aident à débattre à l’intérieur, comme à l’extérieur de soi.
Le participant cherche à construire sa propre pensée à l’écoute des interventions et/ou dans l’interaction avec les autres discutants, alternant l’extraversion vers autrui et le face à face avec lui- même.
Le président de séance pose fermement les règles préalables (ordre de parole, bienveillance, écoute, non jugement des personnes, validation rationnelle des propos…). Il gère le temps, distribue équitablement la parole, peut solliciter les muets ; il est attentif à la gestuelle des participants, a une attitude de recul pour accueillir calmement et réguler les émotions des débatteurs.
Le synthétiseur renvoie des synthèses partielles, en rendant compte des questions posées, des thèses en présence, de leurs arguments respectifs, de l’évolution de la problématique, de décisions prises s’il y a lieu.
Le reformulateur a une tâche que les stagiaires ont qualifiée d’experte : il intervient pour dégager l’essentiel de la parole de l’autre pour le groupe ; sans dénaturer ses propos, il aide à la conceptualisation d’une notion encore sous-jacente, en vérifiant l’adéquation du sens entendu au sens compris, il permet de repérer les liens ou les ruptures avec la question de départ. Il intervient pour rationaliser le débat et rappeler les participants à la rigueur de la démarche. Il fait le lien des interventions avec le sujet, et recentre si nécessaire ; entre les interventions elles-mêmes, pour construire du sens et une progression ; il relance et questionne le groupe. Le plus complexe pour lui est de s’abstraire provisoirement de ce qu’il pense du sujet, pour détecter l’émergence de quelque chose de nouveau sur le fond et dans les processus de pensée, et ne pas se substituer à la recherche collective. En nommant la chose (ce qui se dit et se fait), elle existe un peu plus et émerge d’une culture commune.
Le secrétaire de séance, véritable mémoire à long terme du groupe, prend en note les idées essentielles. Cette trace peut aussi être auditive (magnétophone) ou visuelle (film) : ces éléments précieux sont susceptibles d’analyse et d’approfondissement pour comprendre ce qui s’est fait en le faisant.
Les observateurs se partagent l’analyse des différents rôles, ainsi que les procédures (déroulement, méthodes de travail, phases…) et les processus (phénomènes affectifs sous-jacents ou irruptifs) en jeu dans le débat. Ils permettent l’élucidation du vécu cognitif et affectif commun.
L’ensemble de ces rôles peut être subdivisé dans l’espace et dans le temps, en co-animation ou en partageant le travail en périodes plus courtes. Le principe de la co-animation répartit et délègue ainsi du pouvoir. L’organisateur doit alors se constituer une équipe de travail qui prend en main la conduite du débat. Les stagiaires ont ainsi identifié et vécu des dispositifs d’apprentissage qui s’appuient sur l’implication et la responsabilisation des débatteurs. Ce n’est pas sans interroger les situations de débat mises en place dans l’école aujourd’hui à tous ses niveaux. Les conseils d’école, de classe, d’élèves, du primaire au lycée, nécessitent une formation et une responsabilisation de tous au débat pour qu’il joue ses deux fonctions essentielles, disciplinaire au niveau des contenus, et démocratique dans ses modalités. Le pouvoir de partager une pensée par la parole s’acquiert effectivement par la pratique du débat ayant pour projet d’élaborer un savoir partagé sans cesse renouvelé.

Pouvoirs partagés : aspects socio-affectifs, éthiques et démocratiques

L’analyse des processus affectifs et émotionnels en jeu a permis aux stagiaires de prendre conscience du risque que pouvait présenter la prise de parole. Le groupe a souvent été traversé d’émotions, de tensions importantes : la peur de ne pas savoir, d’être maladroit, l’inégalité des compétences d’animation, la répercussion du sujet sur soi-même (« L’amour est-il une illusion ? »), la frustration d’attendre son tour, de rester dans son rôle, de ne pas dépasser le temps disponible. Il a été constaté la nécessité de dispositifs construits et explicités, de garanties quant au respect de la personne, de sa parole, de sa pensée, de sa dignité, car de la qualité d’implication, d’exigence intellectuelle et de maîtrise de soi dépendra celle de l’évolution de la personne et de son déplacement dans le savoir, ainsi que celle du travail collectif accompli.
Il faut toujours se demander ce qui produit des émotions dans un débat. Comment les perçoit-on ? Quelles médiations sont à construire pour accueillir et réguler les tensions, elles aussi porteuses de sens ? Quels sont les éléments qui favorisent cette régulation : aménagement de l’espace, préparation du débat, nombre de participants, temps de débats, pauses cognitives, attitude de l’équipe d’animation, négociation de règles, symbolisation de la prise de parole, valorisation du débat par une production… La structuration du débat par un partage des tâches compris et accepté permet de prévenir et d’anticiper certains blocages, et l’analyse de les dépasser.
Il importe de considérer cet apprentissage comme une expérience délicate et ambitieuse pour tous. L’éthique du débat, qui fonde son existence sur la liberté et la capacité du sujet et d’un groupe à penser, se doit de préserver les individus de tous les abus psychologiques qui auraient alors pour conséquence a minima de faire taire, a maxima d’engendrer une violence inattendue.

Les enjeux du débat

La transférabilité des modalités de débats expérimentés à différentes situations scolaires a été sensible pour les participants, sans pour autant sous-estimer, s’agissant d’un apprentissage, les difficultés diverses de mises en œuvre (représentations médiatiques, psychologie de l’adolescent, gestion de groupe etc...). Par exemple en français pour lier davantage la problèmatisation et la conceptualisation à l’argumentation, en mathématiques pour promouvoir un « débat scientifique » où le maître n’intervient pas trop tôt pour donner la solution, en ECJS pour bien organiser les différents rôles, chacun relevant dans son domaine d’action des pistes, des enjeux, des raisons de débattre. Le débat apparaît ainsi, par l’organisation de conflits socio-cognitifs régulés, comme une situation favorisant la capacité d’apprendre. Comment formuler la question pour cerner le problème, débattre en soi-même les thèses et les arguments contradictoires, les confusions, les complexités, démêler les fils tramés de sa pensée en construction, élaborer par des interactions verbales des conceptions nouvelles, tissées d’expériences, de cultures individuelles et de savoirs collectifs ? Le débat n’est-il pas présent dans les formes collectives et coopératives de certains sports ou pratiques artistiques ?
N’y a-t-il pas, pour l’exercice d’une démocratie au cœur même de l’acte d’apprendre, à créer à l’école un espace de délibération du savoir qui fait place à l’esprit critique contre l’esprit de la critique ou contre l’indifférence ? Le débat pourrait être ce lieu où l’on interroge la crise du sens de l’école, par un rapport non dogmatique au savoir (confrontation des réponses à une question que l’on se pose pour construire un savoir à la fois commun et provisoire), et un rapport plus coopératif à la loi (confrontation organisée par la répartition du pouvoir et des rôles, et socialisée par des normes d’éthique communicationnelle partagées). Ces enjeux dépassent les frontières scolaires : puissions-nous en débattre avec ceux qui doivent ou qui souhaiteraient les franchir…

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