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> Lipman, Lévine, Tozzi : différences et complémentarités
2005

Je suis reconnaissant aux organisateurs de ce colloque, et en particulier à Mme la Vice-Présidente du Parlement francophone belge, à C. Leleux et N. Ryelandt, non seulement de m’avoir invité, mais de m’avoir demandé, avant l’ouverture des débats, de préciser comment je me situe, en tant que chercheur depuis quinze ans en didactique de la philosophie, par rapport à deux courants actuels importants de la philosophie avec les enfants, M. Lipman et J. Lévine. Cela m’a amené à préciser ma pensée par les comparaisons nécessaires, à mieux comprendre ces innovateurs, et à clarifier mes propres positions.

Mon intérêt pour le « courant Lévine » des ateliers philo

Je suis très intéressé par ce que j’appelle, dans le premier ouvrage que j’ai coordonné sur la question Note2 , le courant « psychanalytique » des nouvelles pratiques philosophiques avec les enfants en France, porté et diffusé par l’AGSAS Note3 . Agnès Pautard, enseignante maître formatrice, qui a la première introduit ces pratiques à l’école maternelle dans la région de Lyon en 1996, préfère le nommer « courant des préalables à la pensée ».

J. Lévine s’est dit d’accord dans une discussion avec ma dénomination. Non qu’il faille voir dans le type d’activité mise en œuvre une activité de type psychanalytique, faisant appel à l’inconscient, et impliquant des personnels eux-mêmes psychanalysés, mais parce qu’il s’agit d’une pratique directement finalisée par la construction identitaire du sujet, dans l’existentialité de son être au monde, entrant dans un processus d’hominisation par une parole assumée dans son rapport à l’autre (« l’Autre, le grand Autre » comme le dit Lacan?). Comme il s’agit cependant d’une entrée dans l’humanité par le « cogito » (référence explicite de J. Lévine à Descartes), la pensée consciente, il vaudrait mieux dire peut-être, pour éviter toute confusion (Freud étant l’anti-Descartes), le « courant psychologique », par opposition par exemple au « courant philosophique » de M. Lipman.

« Courant des préalables à la pensée », dit Agnès Pautard, au sens où il travaille aux conditions de possibilité psychiques de constitution d’une pensée autonome, qui prend conscience qu’elle est une pensée en lien avec les autres mais séparée des autres, celle d’un sujet pensant qui fait l’expérience, c’est cela le cogito lévinien, de son être pensant, d’un « parlêtre », comme dit Lacan, qui se découvre, (ici c’est moi qui parle) comme « pensêtre », c’est-à-dire comme petit d’homme, porteur d’une condition dont la dignité et la responsabilité sont de réfléchir les problèmes auxquels la nature et la culture le confrontent.

Notons que ce cogito n’est pas solipsiste, contrairement à Descartes, pour lequel il constitue la première découverte en vérité et en réalité, existence isolée, monadique, et dont il déduira l’existence d’un monde et des autres : c’est au contraire, dans le protocole lévinien Note4, dans et par le rapport aux autres que se fait cette prise de conscience.

En présence du maître d’abord, adulte et référent, qui met en scène au départ le caractère anthropologique de cette question, lui assignant d’emblée une dimension philosophique, universelle, dépassant par sa portée toute contingence individuelle et particulière. Présence permanente pendant toutes les prises de parole, comme témoin antérieur, extérieur et supérieur, à ce qui va se dire de singulier pour nourrir un problème commun de condition humaine. Présence d’autant plus symbolique qu’elle est silencieuse.

Ici le rapport à la parole fondatrice de la pensée, c’est le silence de l’enseignant, qui l’institue en grande oreille (d’où l’analogie que je faisais avec la psychanalyse), par laquelle toute parole dite est assurée d’être entendue, sans être immédiatement recouverte par un « maître ». Silence qui autorise l’élève à parler, où celui-ci s’autorise à penser, devient auteur de sa pensée, « s’autheurise ». Alliance à l’humanité in presencia, et non avec le désir de tel contenu du maître, de telle (« bonne ») réponse. Ce qui ne veut pas dire en dehors de tout désir (de parole) du maître : le silence est une invitation à parler, mais sans attente scolaire, sans jugement ni évaluation, puisque ce qui est fondateur est d’oser la parole anthropologique, qui dit quelque chose de ma condition à partir de ma vie : quelque chose d’expérientiel et d’existentiel, à cheval sur le versant psychologique, vécu, affectif, global de ma personne singulière, et sur le versant philosophique, conceptuel, universel de mon humanitude. En quoi il ne s’agit pas simplement d’une « opinion », au sens critique des philosophes, mais d’un témoignage d’humanité, ni seulement d’oral et de « français », car s’y expérimente une pensée naissante.

En présence ensuite des pairs. C’est une pensée, donc une parole qui assume le caractère public de son énonciation Note5 , qui est adressée aux autres : même si, dans l’intention des promoteurs de ces pratiques, elle ne s’engage pas dans un débat, dans la logique argumentative de « l’argument meilleur » (Habermas), même si elle prend plutôt la forme d’une méditation à haute voix, même si elle est ponctuée par le silence d’un langage intérieur qui se cherche Note6. Les enfants vivent là une communauté d’expérience, qui les soude dans une culture commune de la parole anthropologique partagée, qui donne à l’expression de chacun – selon des témoignages de praticiens – malgré leur jeune âge et leur spontanéité, une allure à la fois sérieuse et apaisée.

Cette parole individuelle, déjà prise en tant que pensée dans un langage en soi « socialisé » (comme le ciment « prend » avec de l’eau), est donc doublement articulée au silence du maître et à l’expression des apprentis en humanité, ce qui l’ordonne à l’autre du langage et au langage de l’Autre. C’est dans cette articulation entre langage et pensée, parole et silence, moi et les autres, enfant et maître, élève-individu, communauté du groupe-classe et universalité de la condition humaine que se trame le cogito lévinien, psycho-existentiel et philo-expérientiel à la fois. Ici deviennent ténues les frontières entre psychologie et philosophie, opinion et pensée, que des censeurs sans expérience de cette innovation ni sans réflexion sur cette expérience auront tôt fait de saucissonner et de critiquer…

L’objectif poursuivi, et ce peut être source de malentendus avec des philosophes, des didacticiens ou des éducateurs à la citoyenneté, ce n’est pas l’apprentissage du philosopher comme pensée critique (la Critical Thinking de M. Lipman), d’une méthode de raisonnement, de l’argumentation ou plus largement du débat, et s’il y a souvent de fait pacification, c’est, de surcroît, car on ne vise pas d’abord à « prévenir la violence ». L’objectif tel que je le comprends, essentiellement éducatif, d’où son importance à l’école, c’est de favoriser chez l’enfant l’élaboration de sa personnalité par un ancrage dans sa condition de sujet pensant, en lui faisant faire l’expérience qu’il est capable de tenir des propos sur une question fondamentale qui se pose aux hommes, et donc à lui. Ce qui est la condition pour que, doté d’un capital de confiance en sa capacité d’être pensant, d’une estime de soi comme homme parmi les hommes, il puisse s’engager plus avant dans la réflexion personnelle d’une part, dans la discussion à visée philosophique avec ses semblables d’autre part.

Lévine serait donc le préalable à Lipman. Non un préalable chronologique au sens psychogénétique : faire faire cette expérience à l’enfant de moyenne ou grande section de maternelle, puis au primaire développer progressivement la discussion proprement dite. Mais quelque chose de l’ordre du fondement, de la condition de possibilité plus que de la simple origine : ce qui rendrait possible (psychologiquement certes, ontologiquement ?), l’exercice d’une pensée autonome, parce qu’ancrée dans l’expérience originaire de pouvoir être la source d’une pensée, de sa pensée. En ce sens ce travail serait à reprendre, voire à commencer, chaque fois qu’un individu doute de sa capacité d’être humain à prendre sérieusement la parole sur l’homme, c’est-à-dire se prive et/ou se voit privé de l’audace de l’énonciation (« Aude sapere » dit Kant), et de la confiance d’être entendu : pensons aux élèves en échec scolaire qui se minent d’être nuls, et auxquels il ne reste que le passage à l’acte pour valoir la peine d’être vécus…

Une autre approche

Ma perspective n’est pas contradictoire avec celle de J. Lévine, dont je reconnais non seulement l’intérêt psychologique pour le développement cognitif, langagier et identitaire de l’enfant, mais aussi, contrairement à nombre de collègues français, une légitimité dans la perspective d’un éveil à la pensée réflexive, en ce qu’elle travaille sur l’ancrage anthropologique de qui veut commencer à penser par lui-même.

Nos cheminements et perspectives sont cependant différents, même si cette différence peut jouer dans le sens de la complémentarité, et non de l’incompatibilité, comme le pense par exemple A. Lalanne Note7 . J. Lévine est un psychologue généticien, qui a été l’assistant d’Henri Wallon, et un psychanalyste de l’éducation, qui a beaucoup travaillé sur le passage de la famille à l’école, et la structuration (déstructuration ? restructuration ?) dans le système scolaire de la personnalité du jeune enfant Note8. Il connaît bien, par son animation de groupes d’institutrices de « soutien au soutien » (type Balint), la problématique des enfants en souffrance (« enfants-bolides », comme dit Francis Imbert). D’où son attention aux conditions psychiques et institutionnelles du développement de l’enfant, soucieux de ne pas brusquer les étapes pour construire des bases solides Note9 . Approche d’un psychologue développementaliste et d’un thérapeute de l’enfance, intéressé me semble-t-il par la naissance de la pensée de l’enfant dans les meilleures conditions pour entrer dans un monde humain, et le rendre plus humainement habitable.

J’ai été pour ma part professeur de philosophie de 1967 à 1995 en classe terminale d’un lycée technique en France, et de 1988 jusqu’à 1998, confronté sur le terrain à l’arrivée des « nouveaux lycéens » (François Dubet) et au défi d’un enseignement philosophique de masse, mes recherches ont porté sur un renouvellement de l’apprentissage scolaire du philosopher Note10. Depuis je me suis intéressé aux nouvelles pratiques de la philosophie dans la cité Note11 , et en amont du lycée, à l’école primaire et avec les élèves en difficulté au collège.

Je pars de ce que j’appelle une « matrice didactique du philosopher », sorte de définition d’un penser par soi-même débutant : « Tentative d’articuler, dans le mouvement et l’unité d’une pensée impliquée dans un rapport à la vérité, sur des questions et des notions fondamentales pour l’élucidation de notre condition (exemples : qui suis-je ? Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ?...), des processus de problématisation d’affirmations et de questions, de conceptualisation de notions et de distinctions conceptuelles, d’argumentation rationnelles de thèses et d’objections » Note12 . Définition didactique, scolarisée, enseignable et assimilable par des élèves d’une démarche de pensée, « le philosopher », et non improbable définition philosophique, tant les philosophes divergent sur ce que sont les finalités et chemins de la philosophie.

Cette définition, empiriquement construite à partir de ce qu’attendaient de leurs élèves les professeurs de philosophie à l’examen terminal du baccalauréat, avait l’avantage de clarifier trois capacités disciplinaires spécifiques à travailler durant l’année en classe, en les articulant sur trois compétences à acquérir : lire, écrire et discuter philosophiquement. Elle donnait des repères didactiques aux enseignants et aux élèves pour (s’)entraîner à penser par soi-même.

C’est à partir de ce socle de capacités et compétences que j’ai travaillé, pendant quelques années, avec les professeurs de morale non confessionnelle belges, sous la coordination de l’inspectrice Cathy Legros, d’abord pour proposer dans des formations et dans la publication de la pédagogie de la morale Entre-Vues une orientation qui « musclait réflexivement » les approches de l’enseignement de la morale, puis pour accompagner les nouveaux programmes, dont le contenu est désormais explicitement philosophique Note13.

Après avoir testé ces apprentissages sur des enseignants de philosophie en formation dans plusieurs pays, puis avec leurs élèves en France Note14 , ma recherche ultérieure a alors consisté à tenter de les opérationnaliser en contexte hors scolaire (cafés philo, ateliers d’écriture philosophique, et à partir d’octobre 2004 à l’Université Populaire de Narbonne…), puis avec de jeunes élèves, en étroite collaboration avec un réseau de praticiens Note15.

Je ne savais franchement pas ce que pouvaient donner avec ce nouveau public l’apprentissage de ces capacités et compétences, compte tenu des limites cognitives dues à l’âge définies par Piaget, avec ses fameux stades de développement. D’où l’aventure d’une recherche où j’ignorais ce que j’allais trouver. Plusieurs éléments me poussèrent à poursuivre : l’étonnement des praticiens qui se lançaient dans l’aventure, surpris par ce que disaient les enfants dès que l’on ouvrait un espace de réflexivité en classe, et le mien à assister à des séances, en animer ou à étudier des scripts ; le précédent avéré de Lipman aux États-Unis, qui se réclamait d’ailleurs de Piaget pour l’écriture de ses romans ; la conviction puisée chez les « grands pédagogues » (Houssaye) d’une « éducabilité » (ici philosophique) de l’enfant, avec l’idée d’un « droit à la philosophie » (Derrida), fondé comme le défend J.-C. Pettier dans sa thèse Note16 sur les droits de l’homme et du citoyen, et plus précisément les droits de l’enfant ; enfin les concepts théoriques d’étayage de Bruner, de « zone de développement prochaine » de Vygotski, ou de « conflit socio-cognitif des néo-piagétiens de Genève, qui revisitaient quelque peu les conclusions de Piaget.

Mon intérêt grandissait aussi pour les dispositifs mis en œuvre, les situations mises en place : non pour leur effets jamais mécaniquement déterminants (on « n’actionne » pas une pensée, surtout pour qu’elle pense par elle-même, sinon on dérive dans le réductionnisme techniciste et manipulateur) ; mais parce qu’ils instituaient, par des règles démocratiques, un cadre sécurisant, à la fois pour le maître, qui peine toujours à lâcher de son pouvoir et de sa parole, et pour les élèves, dont il faut « protéger la face » (Goffman) du jugement, de la moquerie, pour qu’ils s’autorisent à parler en leur nom propre. Les rôles et statuts de président, reformulateur, synthétiseur, journaliste, discutant, observateur sur la parole dans le groupe ou les processus de pensée sont – ma référence est ici la pédagogie institutionnelle – structurants pour l’apprentissage différencié de comportements démocratiques (exemple : président de séance) et de capacités réflexives (exigences intellectuelles du reformulateur ou du synthétiseur, verbalisation des moments problématisants, conceptualisants ou argumentatifs des observateurs) : ils autonomisent par l’assomption de tâches spécifiques, et responsabilisent, car chacun est utile au fonctionnement cognitif, affectif, social du groupe, et doit rendre compte de la place tenue, comme de la pertinence rationnelle de sa pensée.

Une question se pose alors sur le rôle du maître dans de tels dispositifs. Comme dans le protocole de J. Lévine, celui-ci est pour moi garant du fonctionnement de l’ensemble. Il intervient aussi peu ou pas du tout sur le fond, pour que l’échange se développe largement entre pairs, sans qu’il ne pèse sur le contenu du débat. C’est d’ailleurs une constante dans toutes les pratiques observées que le maître ne tranche pas sur le fond, comme il le faisait in fine dans la disputatio du Moyen Âge, même dans le cas où, comme chez Anne Lalanne ou Oscar Brénifier, la maïeutique nominative peut être exigeante : un élève ne s’autorise vraiment à penser par lui-même que s’il n’est pas dans le désir de réponse du maître, donc s’il ne peut anticiper le contenu qu’il « faudrait » amener, ou faire alliance cognitive avec l’enseignant.

Mais à la différence de J. Lévine, qui fait du non interventionnisme de l’enseignant une fois la question lancée un principe de son dispositif, ma pratique consiste à relever au cours de la discussion une distinction conceptuelle, intervenir pour recentrer, poser une question de relance ou d’approfondissement à la cantonade, demander une précision nominative pour aller plus loin, en dosant le nombre d’interventions pour que la communauté de recherche reste une discussion entre pairs, et ne vire pas à un entretien philosophique de groupe (intéressant par ailleurs, mais ne répondant pas exactement à mes objectifs)…

Cette différence avec J. Lévine sur le degré d’accompagnement (plus que de guidage) du maître n’est pas une divergence, mais une pratique adaptée aux finalités ici poursuivies : une discussion démocratique avec des exigences intellectuelles, pour apprendre à débattre (finalité citoyenne dans une République) en apprenant à philosopher (finalité réflexive) : la démocratie des règles permettant un échange pacifié propice à la réflexion individuelle et collective, les exigences intellectuelles permettant de mettre à la question l’opinion (penser par soi-même), mais assurant de ce fait une qualité au débat démocratique (formation d’un « citoyen réflexif »).

Au fond, avec J. Lévine nous travaillons tous deux me semble-t-il à la formation de personnalités démocratiques et réflexives. Mais lui (et l’A gsas) par l’amont d’une pensée individuelle émergeant de la personne globale dans un groupe-classe où le maître écoute, et où chacun respecte la parole d’autrui ; moi (et mon réseau) par une institutionnalisation plus grande des statuts dans le groupe Note17, et une vigilance plus active du maître sur l’explicitation et la mise en œuvre des capacités cognitives attendues.

Mise en perspective de l’approche de M. Lipman

Cette double finalité, démocratique et philosophique, me rapproche sensiblement de M. Lipman, tête de pont du « courant philosophique ». Un certain nombre de praticiens, formateurs ou chercheurs se réclament en France de ce courant Note18, malgré la réelle difficulté de se procurer les romans traduits, et encore plus les livres du maître. Mais d’autres praticiens ou formateurs, souvent de formation philosophique, tentent d’autres voies Note19

A) Son intérêt

Je trouve très intéressante la tentative de Lipman d’une « philosophie pour enfants ».

– Il est un précurseur, un « père fondateur » ; contre la tradition cartésienne de l’enfance comme lieu et moment du préjugé et de l’erreur (philosopher, c’est sortir de l’enfance), il fait en innovateur l’hypothèse, qu’il vérifiera en pragmatique américain, que les enfants sont capables de penser par eux-mêmes, dès lors qu’est mise en œuvre une méthode ad hoc. « Il a osé », et c’est le « courage du commencement » (Jankélévitch). Il ouvrait ainsi une voie nouvelle, certes pressentie par Épicure, Montaigne ou Jaspers, mais peu mise en œuvre jusque-là, et qui va être explorée ensuite dans le monde entier (voir le rapport en 1999 de Michel Sasseville pour l’U nesco sur « La philosophie pour enfants dans le monde »).

– Il a progressivement élaboré une véritable méthode, reposant pédagogiquement sur les méthodes actives (Dewey), psychologiquement sur le développement de l’enfant (Piaget), philosophiquement sur les problématiques classiques du patrimoine réflexif occidental (exemples : la logique aristotélicienne, le cogito cartésien…). On a là une œuvre, que la postérité classera peut-être comme celle d’un « grand pédagogue », au sens où J. Houssaye définit la pédagogie comme « l’enveloppement réciproque de la pratique et de la théorie ».

– Un matériel didactique conséquent, testé sur le terrain et sans cesse remanié, très utile pour tous les enseignants qui n’ont pas eu de formation philosophique dans leur cursus (c’est le cas aux États-Unis) : sept romans, tenant compte à la fois des grandes questions philosophiques et de l’âge des enfants, couvrant le curriculum scolaire global de la maternelle à la fin de l’enseignement secondaire ; avec pour chacun d’eux des livres conséquents du maître, consolidant les acquis des discussions et étayant la démarche des élèves et de l’enseignant, dont la diversité des exercices sont autant de suggestions, et non d’obligations, laissant toute liberté d’initiative au professeur ; des grilles d’observation…

– Méthode au sens d’une pratique stabilisée, repérable, sécurisante dans ses phases : lecture d’un chapitre, récolte et regroupement des questions, choix démocratique de l’une d’entre elles, discussion en communauté de recherche, exercices complémentaires… Démarche à laquelle on peut être méthodiquement formée, par des modalités de formation elles-mêmes repérables, cohérentes par l’isomorphisme entre la situation de formation et celle d’enseignement-apprentissage (faire entre adultes ce que l’on fait faire aux enfants puis analyser la pratique des acteurs et la situation formative)… Il y a nombre d’indicateurs pour moi qu’il s’agit bien d’une méthode : le souci pédagogique et didactique, à la fois pour les élèves et les maîtres ; son caractère organisé, cohérent, progressif ; sa reprise dans des contextes institutionnels forts différents, sa diffusion dans de nombreux pays, attestant sa transférabilité ; son enracinement dans des référents théoriques ; son expérimentation dans la pratique, qui a permis un affinement ; et l’enrichissement continu, et non clos, du matériel didactique (romans et livres du maître) par d’autres personnes, s’inspirant des principes de sa production : par exemple au Québec les ouvrages de l’équipe pluridisciplinaire de M.F. Daniel sur Philosopher sur les mathématiques et les sciences, ou tout dernièrement (2003) Les contes de Anne-Audrey ; ou les ouvrages de G. Talbot à usage du collégial Note20.

– Il y a là au moins trois points d’appui solides, même pour ceux qui s’éloigneront de la méthode en se bricolant leur pratique : développer à l’école une « culture de la question » Note21, en s’appuyant sur les questions des enfants eux-mêmes, gage de leur motivation et de leurs réelles préoccupations (au lieu de « répondre à des questions qu’ils ne se sont pas posées », dit K. Popper) ; proposer des supports écrits à la fois narratifs, pour faciliter l’identification des enfants aux personnages et situations, et à fort contenus anthropologiques, comme déclencheurs de la réflexivité ; instaurer dans la classe un lieu organisé de parole et d’échange sur les problèmes humains, une « communauté de recherche » (Pierce et Dewey), à la parole démocratiquement partagée, mais avec une exigence critique où le devoir d’argumentation est la contrepartie du droit d’expression…

B) Critiques et limites

– On a fait bien des critiques à Lipman, ce qui est dans l’ordre des choses s’agissant d’un innovateur. Les gardiens de l’orthodoxie française de l’enseignement de la philosophie par exemple veillent à la « métaphore du couronnement » des études secondaires : pas de philosophie avant la classe de terminale du lycée, au double motif de l’immaturité psychique des élèves, et de la nécessité d’avoir antérieurement acquis des savoirs positifs, avant de (et pour les) ré-fléchir. Un apprentissage précoce serait prématuré et dommageable. Tout enseignement sans la leçon du maître, l’exemple des grandes œuvres et la dissertation ne saurait être philosophique. Les romans de Lipman apparaissent donc comme des œuvres de seconde main, tout comme la discussion entre enfants consacrerait le règne de la doxa et du « café du commerce », au lieu d’ « élever l’élève » en l’arrachant à l’opinion. Critique adressée a fortiori à J. Lévine, qui laisserait entendre selon eux qu’il suffit de donner la parole pour donner le pouvoir de philosopher, de parler pour penser (« insoutenable légèreté de l’oral » !), et dont le retrait du maître consacre « la défaite de la pensée » (Finkelkraut) et de l’enseignement du magister, nourri de l’ardente obligation de transmettre aux nouveaux arrivants le patrimoine réflexif de l’humanité (H. Arendt) !

J’ai moi-même, pour avoir proposé comme Lipman une didactique, alors que « la philosophie est à elle-même sa propre pédagogie ! » (J. Muglioni, ancien doyen de l’Inspection Générale de philosophie en France), essuyé depuis plus d’une décennie les critiques de collègues philosophes, qui identifient leur combat pour l’enseignement traditionnel de la philosophie à celui de l’École et de la République française (« Philosophie-École-République même combat ! »). Et ce d’autant que mes travaux s’inscrivaient dans la rencontre entre l’apprentissage du philosopher et les apports des sciences de l’éducation, qui me paraissaient heuristiques au niveau didactique, mais qui se révélaient contradictoires (philo-traître) à leurs yeux Note22… Je me suis d’ailleurs souvent dit que ce qui n’avait pas empêché M. Lipman de mettre au point sa méthode, et qui l’avait même peut-être aidé, c’est qu’il vivait dans un pays où il n’y avait pas de philosophie dans l’enseignement secondaire (ce que R.P. Droit appelle le « modèle anglo-saxon » Note23) : pas d’opposition frontale donc à une tradition d’enseignement, et même peut-être un préjugé favorable, à introduire quelque chose qui n’existait pas encore ?

– D’autres critiques émanent de personnes favorables à la philosophie pour enfants, mais portent sur la méthode elle-même : W. Kohan, philosophe argentin que j’ai rencontré au Brésil, se demande par exemple pourquoi les romans sont si scolaires, si peu « écrits », alors que l’aspect littéraire peut être anthropologiquement très porteur. Vivant dans des pays en voie de développement, il trouve par ailleurs ces romans « trop américains », avec une conception de la démocratie très typée, et des habitus qui ne conviennent pas à d’autres cultures. Et c’est vrai que, dans le premier roman publié par M. Lipman, lorsque le camarade de Harry se fait exclure de l’école pour ne pas s’être levé à la montée du drapeau américain (antipatriotisme !), par conviction religieuse familiale (Seul Dieu doit être adoré !), nous comprendrions mieux en France ce que nous interprèterions comme un conflit entre les valeurs religieuses/privées et les valeurs laïques de la République, s’il s’agissait d’une adolescente musulmane qui se faisait exclure pour avoir refusé d’enlever son voile en entrant en classe… geste qu’un américain jugerait probablement comme « politiquement incorrect » ! Il faudrait donc réécrire à la fois interculturellement (pour d’autres cultures), et littérairement les romans (ou prendre carrément des romans littéraires !).

– On trouverait encore d’autres critiques, plus ou moins justifiées dans la mesure où presque personne en France n’a été formé par Lipman lui-même ou son Institut, et où beaucoup ne connaissent que vaguement la méthode, certains romans seulement Note24, et très peu de livres du maître : pédagogiquement une approche très (trop) logique, et des exercices trop répétitifs (A. Lalanne) ; plus philosophiquement, sa conception pragmatiste, utilitariste de la vérité (qui passe mal en France, où l’on est très « Platon-Descartes-Kant-Hegel ») ; et aussi sa subordination de la pensée critique à une finalité démocratique, une confusion de la démocratie et de la philosophie, qui dans l’histoire de la philosophie ne font pas forcément bon ménage (voir Platon, Hobbes, Hegel, Nietszche ou Heidegger par exemple ; je me sens aussi concerné par cette critique)...

– Je menais depuis dix ans mes recherches didactiques en classe terminale lorsque je rencontrais, en 1998, Anne Lalanne, qui me parla de sa pratique en cours préparatoire (6-7 ans) à partir des romans de M. Lipman. Je m’intéressais alors de façon concrète à la philosophie avec des enfants, vers laquelle j’allais diriger les travaux de mes étudiants en maîtrise, puis DEA et thèse Note25. Je découvrais alors de larges convergences avec M. Lipman (je les dis avec mes mots) :

  • le postulat de « l’éducabilité philosophique de l’enfance », selon lequel les enfants ne sont pas, en reprenant ce que Garfinkel dit des gens du peuple, des « idiots culturels » ;
  • la conviction de la possibilité d’un apprentissage du philosopher à l’oral, par la confrontation socio-cognitive des représentations (appelées « opinions » en philosophie ), fondement de la notion de « discussion philosophique » ;
  • l’idée que philosopher n’est pas une rupture avec l’opinion, mais un travail de problématisation de ses opinions ; que toute démarche philosophique commence par le questionnement (Jaspers), l’étonnement (Aristote), et que nous devons beaucoup au Socrate des dialogues platoniciens aporétiques (ceux qui ne concluent pas), et au Descartes du doute de la première Méditation, parce qu’il y a là un rapport passionné, mais non dogmatique ou relativiste, à la vérité ;
  • l’idée de « communauté de recherche », appuyée sur l’activité des apprentis-philosophes Note26, où toute affirmation de ma part prend statut d’hypothèse à soumettre rationnellement au groupe, et où toute objection est un cadeau pour ma pensée et non une agression contre ma personne ;
  • l’opportunité historique, dans la tradition de la démocratie grecque et de la philosophie des Lumières, d’articuler philosophie et démocratie dans une didactique promouvant un « espace public scolaire » de confrontation rationnelle des esprits.

C) De nouvelles pistes

Alors qu’est-ce qui peut faire divergence, je préférerai dire dialogue, avec M. Lipman ?

– Je me sens philosophiquement plus proche de « l’éthique communicationnelle » d’Habermas que du pragmatisme anglo-saxon ; mais est-ce que le praticien en infléchira pour autant sa pratique ? On ne peut déduire une pratique d’une théorie. Et pourtant toute pratique comporte une théorie implicite. Ce n’est pas un hasard si la méthode Lipman est passé au Québec vers 1986 puis en Belgique par le biais du cours de morale : elle développe des attitudes à la fois éthiques et démocratiques d’écoute et de respect de la personne, de la parole et de la pensée d’autrui… C’est important en Belgique dans l’objectif du cours de morale où, pour décider et s’engager dans l’action, la discussion en communauté de recherche peut permettre d’apprendre à clarifier et hiérarchiser des valeurs…

– Je me situe aussi dans la filiation du rationalisme occidental. Il faudrait ici creuser les nuances entre la matrice didactique du philosopher que je propose et ce que Lipman appelle la pensée critique, la pensée créative ou la pensée « attentionnée »…

J’ai pris conscience, en travaillant avec les collègues belges de morale, de deux éléments qui m’ont interpellé par rapport à mon héritage rationaliste :

  • premièrement à quel point l’enseignement philosophique français avait retenu de la sagesse antique plus la capacité à penser que l’aptitude à vivre, ce qui a orienté mes travaux sur l’apprentissage du philosopher vers un apprentissage cognitif, le penser par soi-même, et non vers un « apprendre à vivre » (Spinoza), « à mourir » (Socrate), ou à « s’engager » (cours de morale laïque belge).
  • deuxièmement à quel point sa tradition rationaliste a réduit la pensée à son aspect purement rationnel, au détriment peut-être de l’intuition, de l’imagination, de la sensibilité, de la « pensée narrative ou métaphorique » (Ricœur), ce qui a orienté mes travaux vers le travail du concept, vers des processus de pensée purement cognitifs (Cf. mes trois objectifs noyaux : problématisation, conceptualisation, argumentation). Alors que la pédagogie de la morale belge a su intégrer une diversité des approches (la créativité, le conte ou le théâtre par exemple autant que la rationalité), plus adaptée peut-être aux démarches avec les enfants.

– Mon point de vue s’est de ce point de vue enrichi, par des approches métaphoriques ou des dilemmes moraux par exemple. Mais je crois beaucoup comme Lipman à la discussion. Je pense toujours que l’on peut commencer un échange en communauté de recherche sans le vertige des préalables linguistiques (attendre que les élèves aient un langage suffisamment précis pour apprendre à philosopher) et culturels (car si la philosophie est tentative de réfléchir l’expérience humaine, on peut toujours partir de l’expérience déjà riche des enfants Note27). Et donc sans support, à partir d’une simple question, et qu’il est préférable que ce soit une question posée par un enfant, du moment qu’on vérifie qu’elle intéresse une majorité d’élèves. La condition d’émergence de cette question-là peut être liée à un vécu actuel d’enfant ou à la vie collective présente de la classe, de l’école ou de la société, ce qui la contextualise, l’enracine existentiellement. Mais l’expérience montre aussi, et cela devient un savoir pédagogique, que certaines questions, même lancées par le maître, sont susceptibles d’intéresser une classe : « Quand on grandit, on y gagne ou on y perd ? » touche l’être au monde et en devenir de l’enfance et de l’adolescence, et soulève le problème du rapport de l’homme à son identité (Qui suis-je, étais-je, devins-je ?), au temps (Qu’est-ce qui change et qu’est-ce qui reste le même ? Grandir et mûrir, grandir et vieillir…), à sa famille et aux autres, à l’autonomie et à la liberté, mais aussi la responsabilité etc.

– Un support de départ, et en particulier un texte, me semble cependant comme chez M. Lipman très utile, par le contact des enfants avec l’écrit, la lecture, un contenu préalable et un milieu culturel (quatre bonnes raisons !). Je travaille actuellement dans cette perspective à deux ouvrages, qui indiquent les directions actuelles de mon travail, assez différentes de la méthode Lipman par la nature des textes utilisés :

A) Le premier, publié dans la collection Argos du CDRP de Créteil, portera sur « Littérature de jeunesse et débat réflexif ». La littérature apparaît aujourd’hui, même aux yeux des sciences humaines, comme une véritable source de connaissance Note28. Elle contient toutes les grandes problématiques existentielles de la condition d’homme, et implicitement, parfois explicitement, les interrogations philosophiques fondamentales. C’est une autre entrée dans la philosophie que les textes spécifiquement philosophiques, souvent plus accessible, en particulier pour les enfants, par la mobilisation de leur sensibilité et de leur imaginaire. Le narratif, qu’il soit sous forme biographique (récit de vie) ou fictionnel (conte, roman), n’apparaît d’ailleurs plus aujourd’hui comme uniquement contingent voire anecdotique, mais prototypique (Bruner, Ricœur), structurant pour une identité en construction. La littérature de jeunesse, qui contient de grands chefs-d’œuvre, comme Le petit prince ou Vendredi ou la vie sauvage Note29, tend, tout au moins en France, à rencontrer de plus en plus de thématiques sociétales ou philosophiques Note30 . Les Instructions Officielles de 2002 préconisent désormais dès l’école primaire le « débat d’interprétation » sur des moments de textes qui « résistent », favorisant le questionnement des élèves sur le texte et par là sur les problèmes humains qu’il(s) soulève(nt).

D’où cette première piste : articuler le « débat d’interprétation » en français avec une « discussion à visée philosophique ». Concrètement, à propos de l’album Yacouba Note31 , le débat d’interprétation peut porter sur « Yacouba est-il courageux ? », c’est-à-dire sur une situation vécue par un personnage auquel les enfants s’identifient, et se prolonger par : « Qu’est-ce que le courage ? », approfondissement conceptuel d’une notion qui va bien au-delà de la simple définition d’un mot, et qui est abordé par exemple dans le Lachès de Platon. La discussion à visée philosophique (que je nommerai désormais DVP) est ainsi en lien direct avec le programme de français (pour savoir si Yacouba est courageux, il faut bien définir le courage !) ; et aussi avec celui d’éducation civique qui demande, dans une perspective d’éducation à la démocratie, d’organiser en classe des « débats argumentés ». Point important en France, où la philosophie n’est pas au programme de l’école primaire, et où il faut institutionnellement justifier l’innovation de la DVP. Piste heuristique enfin pour l’articulation entre didactiques de l’éducation civique et de la philosophie (comme de la morale et de la philosophie en Belgique, au Québec ou en Allemagne) ; entre didactiques du français et de la philosophie, à un moment où « l’oral réflexif », moyen d’apprentissage du philosopher pour des didacticiens de la philosophie, devient dans les pays francophones un champ de recherche en didactique du françaisNote32 .

B) La deuxième piste, puisqu’il s’agit d’apprendre à philosopher, vise à prendre en compte l’articulation de la DVP avec la tradition, le patrimoine, l’histoire de la philosophie. M. Lipman l’a fait à sa manière, puisqu’il a écrit des romans philosophiques ad hoc, nourri de sa formation de philosophe. C’est la même inspiration que l’on trouve dans la collection des « Goûters philo » chez Milan, où B. Labbé s’enquiert des conseils de M. Puech, professeur de philosophie à la Sorbonne, afin de s’imprégner des problématiques et distinctions conceptuelles philosophiques classiques pour rédiger ses ouvrages pour enfants. Mais M. Lipman a délibérément choisi d’effacer de ses romans, non seulement tout mot ou expression un peu techniques, mais toute référence explicite à des philosophes ou à leur doctrine, et ce – si mes informations sont exactes – même en formation des maîtres, sauf s’il y a une demande explicite en ce sens.

L’argument pédagogique peut être entendu pour les romans, s’il s’agit de maintenir l’accessibilité du propos par un langage simple, ou de ne pas amener artificiellement des éléments plaqués. Mais il est aisé de raconter (Plutarque en fourmille avec sa vie des hommes illustres), des anecdotes philosophiquement significatives sur la vie de Socrate, de Diogène ou d’Épictète par exemple, compréhensibles par des élèves, et très instructives (C’est par ce biais que se faisait jadis l’édification morale des enfants !). J. Gaarder, dans Le monde de Sophie, a bien su, pour des adolescents, habilement mélanger cent pages de récit avec trois cents pages d’histoire de la philosophie ! Pourquoi, sur les philosophes et leurs doctrines, ce parti pris de non référence, ce « refoulé culturel », qui ne nomme pas ses sources, ne rend pas compte de la filiation et de la dette, n’inscrit pas dans une histoire, n’offre pas un patrimoine en partage ? On peut penser qu’il y a là une occasion manquée.

La façon dont la philosophie avec les enfants est reçue par le milieu et l’Institution philosophiques est en train d’évoluer en France Note33 . Les Assises de l’Enseignement catholique du 1 er décembre 2001 ont fait du « développement du questionnement philosophique à l’école primaire et au collège » une de leur huit priorités pour les années qui viennent. Au colloque de Ballaruc Note34 , où s’est largement exprimée l’Inspection Générale de philosophie, l’accord s’est fait sur la nécessité d’une formation pour accompagner le développement de ces pratiques en formation initiale et continue. Une dizaine d’Instituts Universitaires de Formation des Maîtres et de nombreuses circonscriptions se sont mis au travail, de même que des Centre de Formation Pédagogique et des Directions Départementales de l’enseignement catholique. Le débat porte sur le type de formation souhaitable.

Je pense que la formation philosophique universitaire classique (des cours magistraux sur des auteurs et des doctrines) serait insuffisante, si l’on ne faisait pas en formation essentiellement expérimenter des DVP entre stagiaires, assister à des DVP en classe, en animer soi-même en stage ou en classe, en visionner, puis si l’on n’analysait pas collectivement ces expériences diverses. L’analyse de pratiques observées ou mises en œuvre me semble la formation la plus pertinente pour comprendre ce qu’est une attitude philosophique ou une communauté de recherche. Mais ce peut être très utile d’être instruit en formation sur quelques grandes problématiques philosophiques classiques, sur les notions et distinctions conceptuelles qui ont permis d’élaborer leur questionnement et de tenter d’y répondre, de comprendre les argumentaires en présence, parce que c’est important dans l’animation des séances de comprendre les enjeux philosophiques de questions soulevées par les enfants, de saisir l’opportunité (le kairos disaient les grecs) d’une distinction conceptuelle, d’une thèse ou d’un argument émergeant, pour appeler à leur approfondissement.

Illustrons notre propos : lorsqu’un enfant de cinq ans tente de définir l’ami, distingué du copain, comme « celui auquel on peut confier des secrets », il est bon, pour reprendre la logique aristotélicienne, de savoir qu’il donne un attribut du concept (adapté à son âge), concernant sa compréhension ; si, à l’issue d’une discussion sur l’amour, il énonce « aimer sa maman, c’est aimer avec le cœur, aimer des fraises, c’est aimer avec le goût », de comprendre qu’il définit à travers cette prédication du concept les champs d’application de la notion en extension, en dépassant la difficulté de n’avoir qu’un seul mot dans la langue pour les personnes et les choses : car on a là des outils conceptuelsmétadiscursifs permettant d’appréhender de manière transversale le processus de conceptualisation dont on a besoin pour penser. Si au cours d’un échange sur « Est-ce qu’on est tous pareils ? », après l’énonciation de similitudes ou de différences physiques puis mentales, un enfant dit « C’est pas parce qu’on est pas tous pareils qu’on est pas tous « égals » ! », il est fondamental de pointer (plutôt que la faute de grammaire) la distinction qui s’ébauche entre ressemblance de fait et égalité en droit, car c’est le type de distinction conceptuelle dont on a philosophiquement besoin pour penser des tas de questions (tout comme genre/espèce, général/particulier, absolu/relatif, abstrait/concret, objectif/subjectif, nécessaire/obligatoire, , principe/conséquence, idéal/réel etc.). De même, discerner que la question « Peut-on brûler un feu rouge ? » peut s’entendre matériellement (sans aucune difficulté, il n’y a qu’à passer, c’est techniquement possible) ; juridiquement (c’est interdit par le code de la route, légalement prohibé) ; ou éthiquement (moralement souhaitable pour amener à l’hôpital quelqu’un en danger de mort) : c’est un repère essentiel pour l’écoute philosophique (et non pas affective ou scientifique) d’une question…

– D’où l’idée de prendre des supports directement philosophiques : c’est le sens de l’ouvrage de J.C. Pettier et J. Chatain, Débattre sur des textes philosophiques : au cycle 3, au collège (en Segpa et… ailleurs), 2003, Crdp Créteil.

Et c’est notre travail actuel, qui part des mythes platoniciens : de la grande section de maternelle à la fin du primaire, nous travaillons sur l’allégorie de la caverne Note35 (rapport de l’homme à la vérité), les mythes de Gygès (très actuel pour les enfants avec Le Seigneur des anneaux, pour réfléchir au pouvoir, au bien, à la justice), de l’androgyne (« origine » et essence de l’amour), d’Er (quelle vie choisir ?), de l’attelage ailé, des Cigales… Bien entendu, ces mythes doivent être « traduits » (plus courts et accessibles aux enfants). Mais cette nécessaire transposition didactique ne doit pas leur faire perdre leur portée philosophique, pour éviter qu’ils ne soient seulement prétextes à réflexion, mais bien véritables textes culturels de référence : d’où la supervision des adaptations par des spécialistes de Platon. C’est ainsi une façon de plonger, dès le début de leur scolarité, les élèves dans la source de notre tradition philosophique.

Pour conclure

Voilà donc les quelques réflexions que je propose pour situer mes propres travaux par rapport aux approches de M. Lipman et J. Lévine. Le second me semble travailler sur les conditions de possibilité d’une posture philosophique : une certaine façon de se mettre devant une question humaine et d’habiter authentiquement ce questionnement et le cheminement pour y répondre (pour la première fois s’agissant des enfants, mais ensuite chaque fois avec cet étonnement de la première fois) ; l’autorisation que l’on se donne de porter personnellement ce problème universel de condition.

Je pense que M. Lipman et moi-même situons nos démarches à l’étape suivante, dans la prise de conscience que le chemin à tracer est un travail de la pensée sur son opinion première. M. Lipman, pour ce faire, a mis au point une méthode progressive et cohérente pour accompagner tout au long de la scolarité un entraînement à cette pensée critique, à partir de supports et d’exercices, en confrontation avec ses pairs et sous la conduite vigilante du maître.

J’ai pour ma part proposé une matrice didactique du philosopher à partir de capacités et compétences, pour donner des repères aux élèves afin de clarifier les acquisitions nécessaires, au maître pour garantir aux échanges une « visée » philosophique. Je dis « visée », reprenant une expression de J.C. Pettier, pour signifier qu’une discussion ne peut devenir « philosophique » que si elle tente de mettre en œuvre ces processus de pensée. Il n’a d’ailleurs peut être jamais existé de discussions véritablement philosophiques, si nous entendons la discussion comme « une situation d’interactions cognitives sociales verbales rapprochées sur un thème commun dans un groupe nombreux » Note36 . Mais nommer les processus de pensée à articuler pour rendre possible cette pratique sociale scolaire à inventer désigne un « idéal régulateur » (Kant) pour la praxis, « une situation idéale de discussion » (Habermas) à avoir en tête quand on se sent un animateur philosophiquement responsable.

Si je pense formateur un échange des enfants entre pairs à partir de leurs questions, régulé dans le sens ci-dessus par le maître, je m’oriente actuellement vers un enracinement du questionnement dans des supports soit de littérature de jeunesse à forte teneur philosophique, soit dans des œuvres directement tirées de l’histoire de la philosophie. Ce sont donc plus sur les formes de didactisation scolaire que sur la nécessité de cette didactisation que porte ma différence avec M. Lipman : dans la première piste que j’explore actuellement, plus de confiance dans l’épaisseur anthropologique de la « littérarité », dans la seconde plus d’explicitation des référents philosophiques patrimoniaux. Dans tous les cas, une formation à la fois pédagogique et didactique, théorique et pratique, philosophique des praticiens me semble souhaitable, pour accompagner leur cheminement et d’éducateurs, et d’hommes confrontés, mutadis mutandis, aux même questions.

 


Notes
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1 - Cette contribution est le texte d’une communication présentée à Bruxelles le 14 février 2004 au Colloque organisé par le Parlement de la Communauté française de Belgique, Apprendre à penser dès cinq ans à l’épreuve du modèle de Matthew Lipman.

2 - L’éveil de la pensée réflexive à l’école primaire, 2001, Hachette/Cndp/Crdp Languedoc-Roussillon. Voir aussi :

  • Tozzi et al, L’oral argumentatif en philosophie, CRDP Montpellier, 1999.
  • “ Philosopher à l’école élémentaire ”, Pratiques de la philosophie n°6, GFEN, juillet 1999.
  • Tozzi et al, L’éveil de la pensée réflexive à l’école primaire, CRDP Montpellier-CNDP-Hachette, 2001.
  • - Tozzi et al, Discuter philosophiquement à l’école primaire. Pratiques, formations, recherches, CRDP Montpellier, 2002.
  • - Tozzi et al, Nouvelles pratiques philosophiques en classe, enjeux et démarches, CNDP-CRDP de Bretagne, 2002.
  • Tozzi et al, Les activités à visée philosophique en classe : l’émergence d’un genre ?, CNDP-CRDP de Bretagne, 2003.

3 - AGSAS : Association des Groupes de Soutien au Soutien, animée par J. Lévine, qui diffuse la revue Je est un Autre.

4 - À partir d’une question forte proposée par le maître comme importante pour les hommes, les enfants vont pendant 10 minutes prendre la parole pour s’exprimer sur cette question, sans intervention du maître, souvent derrière une caméra pour enregistrer puis revisionner avec les enfants ce moment.

5 - Pour la philosophie des Lumières, en particulier pour Kant, la « publicité », le caractère public, est essentiel pour la pensée, à un double point de vue démocratique et philosophique.

6 - A. Perrin, « La réflexion philosophique avec des enfants de 5 à 11 ans : par où commencer ? », Diotime l’Agora, Crdp Languedoc-Rousillon, 2004, n° 19 (www.ac-montpellier.fr/ressources/agora).

7 - A. Lalanne pratique des ateliers philo dans une perspective strictement philosophique, excluant toute finalité psychologique ou citoyenne, qu’elle ne nie pas par ailleurs, mais dans d’autres types d’activité. Elle a suivi une cohorte d’élèves pendant toute l’école primaire, et rend compte de cette riche expérience dans l’ouvrage : Faire de la philosophie à l’école primaire, ESF, 2002 (Préface de F. Dagognet).

8 - Voir la façon dont il développe les concepts de « désappartenance » et de « réappartenance » dans son dernier ouvrage avec M. DevelayPour une anthropologie des savoirs scolaires, ESF, 2003.

9 - Un apprentissage trop précoce de la pensée abstraite, de la rationalité ne serait-t-il pas préjudiciable de ce point de vue à la sensibilité, à l’imaginaire, à la perlaboration psychique de l’enfant ? C’est un point à discuter…

10 - Ma thèse, sous la conduite de P. Meirieu, s’intitule « Contribution à une didactisation de l’apprentissage du philosopher » (1992, Lyon 2).

11 - J’anime un café philo à Narbonne depuis 1996, et j’ai tenté d’analyser dans plusieurs articles cette pratique. Par exemple : « Le café philo : essai de formalisation d’un concept », Diotime l’Agora, Crdp Languedoc-Roussillon, n os 17 et 18, mars et juin 2003. Voir plus haut l’adresse du site.

12 - Voir Penser par soi-même, initiation à la philosophie (préface P. Meirieu), 2002, Lyon, Chronique sociale & Evo, Bruxelles, 5 ème éd.

13 - Les trois capacités mentionnées sont textuellement reprises, avec référence à mes travaux, dans les programmes belges actuels.

14 - Lecture et écriture du texte argumentatif en français et en philosophie, 1995, CRDP Languedoc-Roussillon ; L’oral argumentatif en philosophie, 1999, idem ; Diversifier les formes d’écriture philosophique, 2000, idem.

15 - On trouvera nombre de documents sur le site ad hoc : www. pratiques-philosophiques.net

16 - « La philosophie en éducation adaptée : utopie ou nécessité ? », 2000, Strasbourg 2, thèse publiée en 2002 aux Presses Universitaires de Lille.

17 - C’est notamment l’objet de la thèse de S. Connac, « Discussions à visée philosophique et classes coopératives en Zone d’éducation prioritaire », Montpellier III, juin 2004..

18 - Des praticiens ont eu connaissance des travaux de Lipman, et s’en sont inspirés : P. Sustrac, formée à l’IAPC de Lipman, la première à ma connaissance à tenter de diffuser la méthode par la Mafpen d’Orléans en 1985 ; P. Sonzogni, A. Lalanne, G. Geneviève vers 1998, S. Brel avec le programme européen Daphné, l’association D’Phi en 2003… Des chercheurs ont organisé des formations à la méthode : E. Auriac-Peyronnet ( Iufm de Clermont-Ferrand), qui travaille avec M.F. Daniel (Québec) ; M. Bailleul ( Iufm Caen), qui s’est appuyé dans ses formations sur R. Palascio (Québec)… Remarquons cependant que les livres du maître et les exercices afférents ne sont que très peu utilisés en France, ce qui rétrécit singulièrement la méthode, réduite à la cueillette des questions, au choix de l’une et à sa discussion.

19 - Par exemple J.C. Pettier, utilisant les dilemmes moraux de Kohlberg, qu’il a connus par la pédagogie de la morale belge ; O. Brénifier, qui emploie la méthode socratique dans toute sa rigueur logique ; J.F. Chazerans, qui « autoprogramme la disparition de l’animateur » dans la discussion ; N. Go, qui, dans la filiation de C. Freinet, travaille pour sa thèse à une « méthode de philosophie naturelle », à partir d’exploitation des « événements » de la classe ; P. Usclat, professeur d’école qui fonde sa pratique sur « l’agir communicationnel » et « l’éthique discussionnelle d’Habermas ; A. Delsol ou S. Connac, qui travaillent avec moi à partir de dispositifs…

20 - Phil et Sophie ou de l’être humain, 1996, Québec, Le loup de Gouttière.

21 - S. Vangeenhoven essaye d’expliciter dans sa thèse en cours les présupposés et conséquences pédagogiques et cognitives de la verbalisation par les élèves de leurs propres questions dans un cadre scolaire.

22 - Voir mes réponses dans « Peut-on didactiser l’enseignement philosophique ? », L’enseignement philosophique, déc. 1995.

23 - Philosophie et démocratie dans le monde, 1995, Le livre de poche. Il est toujours surprenant pour un Français, dont la série littéraire comporte en terminale huit heures de philosophie par semaine, de découvrir que des pays dits démocratiques n’ont aucun enseignement philosophique durant la scolarité obligatoire !

24 - Un seul a été traduit et publié en France, La découverte de Harry, chez Vrin.

25 - 1 ière maîtrise en sciences de l’éducation soutenue en 2000, 1 ier DEA en 2001, 1 ière thèse en déc. 2003 :
Auguet G., « La discussion à visée philosophique aux cycles 2 et 3 : un genre nouveau en voie d’institution ? », Montpellier 3. Sept thèses en cours sur le sujet dans cette université.

26 - Chez moi le chercheur en sciences de l’éducation, universitaire depuis 1995, a trouvé son énergie dans le militant pédagogique de l’Education Nouvelle (Je suis membre du Cercle de Recherche et d’Action Pédagogique depuis 1971, et du comité de rédaction des Cahiers Pédagogiques depuis 1985).

27 - Le philosophe W. Benjamin raconte, dans Une enfance à Berlin, comment il a ressenti le sentiment d’injustice qui allait marquer sa vie en voyant, par les soupiraux des rues de la ville, tout un peuple vivre dans des caves obscures, parce qu’il était petit (ce qu’ « ignoraient » les « grands », qui passaient droit et haut devant la misère).

28 - Voir le dossier « La littérature est-elle une science humaine ? », Sciences humaines, janv 2003, n° 134, ou le n°148 d’avril 2004, sur « Pourquoi aimons-nous les histoires ? ».

29 - Dont il est instructif de savoir que c’est la version pour enfants d’un autre roman par le même M. Tournier.

30 - Des éditeurs ont même créé des collections spéciales à cet effet : « Les contes philosophiques » (Actes Sud Junior) ; « Carnets de sagesse » (Albin Michel) ; « Les goûters philo » (Milan) etc. Voir par exemple N. Miri, A. Rabany, Littérature : album et débats d’idées, 2003, Bordas.

31 - T. Dedieu, Yacouba, 1994, Seuil. Pour devenir guerrier, cet adolescent doit tuer un lion. Mais il ne tuera pas le lion blessé rencontré, et sera relégué au rang de berger (C’est une version d’Antigone : choisir une valeur supérieure à la norme sociale).

32 - Bucheton D., Chabanne J.C., Parler et écrire pour penser, apprendre et se construire.L’écrit et l’oral réflexifs, Puf, 2002.

33 - M. Gaucher, M. Onfray y sont favorables. A. Comte-Sponville a écrit pour les enfants « Pourquoi quelque chose plutôt que rien ? » ; Y. Michaux, professeur à la Sorbonne, un ouvrage : « Avec Y. Michaux, la philo 100 % ado », Bayard Presse, 2003 ; l’ancien Ministre de l’Éducation Nationale, le philosophe L. Ferry, considèrait que « les pratiques qui se réclament de la philosophie à l’école primaire sont une innovation majeure du système éducatif » (juin 2002)…

34 - Il s’est tenu en mars 2003 un colloque sur « Des expériences de débats à l’école primaire et au collège : discussion à visée philosophie ou pensée réflexive ? », avec des représentants de vingt académies et le Bureau des Innovations du Ministère…

35 - R. Brunet avait fait une première expérience en sixième (11-12 ans), jugée révolutionnaire à l’époque, dans le cadre du GREPH (Groupe de Recherche sur l’Enseignement de la philosophie), lancé par J. Derrida dans les années 1975. Cf. Qui a peur de la philosophie, 1977, Flammarion.

36 - Nous ne connaissons comme pratique sociale d’échange philosophique « oral » que le dialogue de Socrate avec deux ou trois interlocuteurs en présence d’un groupe muet (mais les dialogues sont écrits, ce ne sont pas des transcriptions linguistiques !), ou comme pratique sociale scolaire que les longs monologues successifs de la disputatio moyenâgeuse, où le maître concluait in fine en vérité. Quant aux « tables rondes » des colloques philosophiques, ce sont plutôt des juxtapositions d’interventions qu’une véritable discussion...

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Texte extrait du site www.philotozzi.com | Site réalisé par Vincent Granger

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