LE MODE SCOLAIRE DE SOCIALISATION DEMOCRATIQUE
Il était inévitable que le Cerfee, qui tente d’approfondir le concept de socialisation démocratique dans le domaine de l’éducation, de l’enseignement et de la formation, ne rencontrât point sur son chemin la question de l’autorité, et en fasse même l’objet d’un colloque sur « Autorité et socialisation démocratique » (8 et 9 septembre 2006). La socialisation démocratique nous semble en effet un concept et une pratique qui permettent de penser la crise de l’autorité traditionnelle et d’ouvrir la voie à une reconfiguration contemporaine de l’autorité…
Par socialisation nous entendons le processus réel (nous n’entrons pas dans sa description, psychologique ou sociologique par exemple) par lequel des individus apprennent à vivre en groupe, et dans certains groupes. Par socialisation scolaire le mode de socialisation engendré par l’école en tant qu’institution déléguant à des professionnels la transmission de savoirs et de valeurs sociales et politiques. Cette socialisation est dite secondaire, parce qu’elle se produit après la socialisation primaire de la famille, et avant la socialisation tertiaire professionnelle du monde du travail. Ce mode peut entrer en tension voire en contradiction avec d’autres modes de socialisation : la socialisation familiale, juvénile (socialisation entre pairs), classiste (selon la classe sociale, le milieu économique et socioculturel), ethnique et religieuse (selon le groupe d’appartenance), territoriale (« banlieue sensible »), professionnelle...
La socialisation scolaire engage un certain rapport au savoir, compte tenu de la spécificité de l’institution (dévolution d’un patrimoine de connaissances et acquisition de compétences), et un certain rapport à la loi (respect des règles nécessaires à la vie du groupe-classe et dans l’établissement). Elle implique une articulation de ces deux rapports, puisque l’apprentissage scolaire exige un minimum de calme et de concentration : il s’agit d’un apprentissage « disciplinaire » au deux sens du mot (« apprendre du savoir en vivant ensemble » et « apprendre à vivre ensemble en s’appropriant du savoir»). Processus qui doit s’opérer dans l’institution scolaire d’une manière conforme à ce qui est attendu par des enseignants, des éducateurs, des adultes, vis-à-vis d’élèves, d’enfants, d’adolescents. Ce mode de socialisation scolaire reflète (sociologiquement par son aspect reproductif), et voudrait influencer (axiologiquement par son aspect éducatif) les valeurs dominantes d’une société et son idéologie politique (par exemple dans l’école de la République la civilité sociale et la citoyenneté politique).
Par socialisation scolaire démocratique, nous entendons un type de socialisation qui vise, dans et par l’éducation (nous sommes dans le champ des sciences de l’éducation), la construction chez l’élève de conduites démocratiques, la formation d’une « personnalité démocratique », c'est-à-dire qui cultive vis-à-vis de soi l’autonomisation et la responsabilité qui lui est éthiquement et juridiquement corrélative, et vis-à-vis d’autrui et des groupes les valeurs démocratiques de liberté, d’égalité, d’équité, de réciprocité, de respect, de discussion, de négociation, de coopération… A ce mode de socialisation (secondaire-scolaire) souhaité chez l’élève doit s’articuler, pour des raisons à la fois d’efficacité pratique et de cohérence éthique et déontologique, la socialisation tertiaire-professionnelle des enseignants-éducateurs, qui doivent partager cet éthos démocratique (ex : respecter la personne de l’élève, travailler en équipe pédagogique et éducative, négocier des contrats et les tenir…).
Cette finalité nous semble constituer aujourd’hui une composante essentielle du projet éducatif que peut se donner un régime qui se veut démocratique (l’autre composante étant l’égal accès de tous les élèves, à l’issue de la scolarité obligatoire, au socle commun de connaissances et de compétences nécessaires à un citoyen).
Elle se situe par rapport à d’autres positionnements. Elle est rejetée par ceux qui contestent les principes démocratiques, et veulent une société d’ordre qui respecte des hiérarchies naturelles ou imposées (il y a des modes de « socialisation autoritaire » assumés dans les totalitarismes). Elle peut être considérée comme dangereuse par ceux qui, « républicains » plus que « démocrates » ou « pédagogues », pensent que la classe n’est pas une mini-société, que l’école n’est pas et ne doit pas être une mini-démocratie (et l’enseignant un éducateur), mais essentiellement un lieu de transmission, par l’enseignant qui est quelqu’un qui instruit, du savoir émancipateur pour le futur citoyen. Elle passe pour mystificatrice pour ceux (les sociologues critiques), qui opposent l’idéal des discours démocratiques à la réalité maintenue des inégalités. Elle apparaît comme insuffisante à ceux qui voudraient aller plus loin encore dans l’égalité entre enfants et adultes, par exemple le courant de pédagogie libertaire du « maître-camarade ».
Il faut être clair : la visée d’une socialisation démocratique scolaire est une option éthique et un choix politique, de l’ordre des finalités, d’où découlent des conséquences organisationnelles, institutionnelles, pédagogiques, didactiques… Une finalité n’est pas, épistémologiquement, un concept scientifique, au sens par exemple psychologique ou sociologique, qui tenterait de décrire-expliquer-comprendre une réalité observée, mais plutôt, s’agissant d’un « devoir-être », un concept philosophique, à la fois axiologique et praxéologique :
- concept axiologique, il tient d’une « idée régulatrice » au sens kantien, d’un idéal d’éducation, qui peut être aussi une volonté politique, prenant en compte la question princeps de la philosophie de l’éducation : « Quelles valeurs éducatives dans la famille, l’école et la formation, pour quel homme et dans quelle société ? », déclinée en ce qui nous concerne ici par : « Quel mode de socialisation dans l’école pour un régime qui se voudrait démocratique ? ».
- Concept praxéologique, il peut éclairer les tentatives, les tâtonnements, les innovations d’une praxis de l’éducateur et du pédagogue habités par cette finalité, qu’ils cherchent à mettre en place eu égard à cette visée : « Quelle(s) pratique(s) pour mettre en œuvre un mode de socialisation scolaire démocratique? ».
Il nous semble observer en France, depuis plusieurs décennies, dans les discours éducatifs et pédagogiques comme dans nombre de textes officiels, une évolution effective vers cette visée de socialisation scolaire démocratique (avec d’ailleurs certains infléchissements actuels contraires de type sécuritaire, par exemple la circulaire sur les punitions collectives). Une analyse des discours peut nous éclairer sur les constituants de cette visée. Celle-ci, de par l’effet (relativement) inducteur des textes et des options idéologiques de certaines générations d’enseignants, a influencé de fait certaines pratiques (moins autoritaires, incluant cours dialogué, travaux de groupe, discussion, coélaboration de règles etc.).
Elle doit être mise en regard avec des pratiques effectives : certaines, très répandues, et pas toujours d’ailleurs intentionnellement, sont en fait peu conformes à cet idéal ; leurs effets anti-démocratiques et anti-socialisateurs sont mis en évidence par la sociologie critique de la classe et du système (humiliation, exclusion, sélection des élèves…) ; l’idéal scolaire démocratique d’égal accès au savoir, de participation au pouvoir et de coopération entre membres est en effet sans cesse confronté à la réalité plus globale de l’individualisme sociétal, de la compétition interindividuelle et économique, des inégalités sociales et culturelles d’un monde piloté par l’argent et les exigences sélectives du marché…
D’autres pratiques, plus minoritaires dans le système, inspirée de « l’éducation nouvelle », notamment au travers des mouvements pédagogiques, ont tout au long du 20ième siècle tenté d’incarner cette visée démocratique. Ces pratiques innovantes, longtemps considérées comme en rupture avec la logique pédagogique dominante, dont certaines ont depuis peu été encouragées (donner davantage la parole à l’élève, former des délégués, instituer des moments de régulation…), mais avec de fortes résistances, sont dès lors un champ privilégié pour analyser et caractériser ce mode démocratique de socialisation scolaire. C’est ici l’analyse des pratiques innovantes, et pas seulement des discours sur la démocratie, qui peut tenter de rendre compte des processus à l’œuvre dans un mode de socialisation démocratique.
Résumons nous. Le mode démocratique de socialisation scolaire peut :
- soit être étudié comme une visée éducative, éthique, politique, à travers l’analyse des discours qui la portent ; et son approche peut alors être philosophique (finalité éducative, conception de l’éducation), sociopolitique (portée idéologique et fonction des discours) etc.;
- soit être confronté comme visée à la réalité des pratiques de terrain : analyse (psychologique, sociologique, historique, pédagogique, didactique etc.) de l’écart (tensions, contradictions, apories), entre intention et réalisation, ou au contraire de la congruence entre objectif et mise en œuvre.
La verticalité de l’autorité : une asymétrie problématique en démocratie
Nous faisons ici l’hypothèse qu’il y a une relation étroite entre le mode de socialisation scolaire démocratique (en discours et parfois en acte), et la forme traditionnelle de l’autorité, sous la forme d’une tension qui confine souvent à la contradiction à penser et agir. Et que l’on ne pourra sortir que de ce qui pourrait se révéler in fine comme une « aporie de la raison éducative » (N. Charbonnel) que par une reconfiguration de l’autorité éducative scolaire.
Que l’autorité éducative, familiale ou scolaire par exemple, soit socialisatrice dans ses finalités, et au niveau sociétal dans ses effets (malgré les couacs significatifs, et à ne pas minimiser, de la déviance et de l’exclusion), ne soulèvera guère de polémique : qu’il s’agisse de faire pression pour que le jeune individu intériorise les normes sociétales nécessaires à son insertion dans la société (Durkheim), ou d’aider l’enfant à s’individualiser en sortant d’une indifférenciation pour qu’il construise du lien social avec son entourage (Freud, Wallon) ; d’éduquer les élèves au « vivre ensemble » ou de leur enseigner le patrimoine transgénérationnel de l’humanité ; de développer des potentialités altruistes (Rousseau, Rogers) ou de discipliner des pulsions agressives (Hobbes, Kant, Freud) : il s’agit toujours de faire prendre conscience à l’éduqué de son rapport nécessaire à l’autre et au(x) groupe(s), et de travailler la socialisation du rapport à l’altérité interdividuelle et groupale. Que ce soit sous Jules ou Luc Ferry, l’autorité scolaire a toujours eu pour mission explicite de socialiser les élèves : à l’école primaire pour le premier (la socialisation primaire de la famille suffisait chez les bourgeois, sans avoir besoin de la socialisation secondaire de l’école, jugée cependant nécessaire chez le « peuple », qui a besoin de morale…) ; et plus particulièrement dans les ZEP pour le second (les « sauvageons » du ministre Chevènement, qui menacent l’ordre public et scolaire…).
Mais là où il y a problème, c’est lorsque cette socialisation éducative se veut démocratique.
Le mode sociétal traditionnel de l’autorité, dont est dérivé l’autorité éducative traditionnelle, repose en effet sur le principe vertical d’une hiérarchie transcendante et descendante, obligeant à l’obéissance voire à la soumission, institutionnalisant un ordre aux places chronologiquement, logiquement et ontologiquement non interchangeables (que P. Legendre nomme « le principe de raison suffisante »), et donnant le monopole du pouvoir (et de la violence) culturellement légitime(s) à une catégorie de « dominants », désignant « les autorités » (Dieu, le Pape, le Roi, le Père, le Maître, le Patron, l’Homme…). Cette soumission peut être « volontaire », comme le souligne La Boétie, par le caractère sacré, charismatique et surtout protecteur d’une forte autorité. N’est-elle pas nécessaire, selon Hobbes, pour faire régner l’ordre et la paix sociale dans un monde où « l’homme est un loup pour l’homme » ? Elle peut donc être pensée comme souhaitable, ou vécue dans la résignation, comme l’ordre des choses. Mais elle sera contestée dans l’histoire dès que les hommes la percevront comme une atteinte à la liberté et à la dignité humaine, comme moyen d’oppression et d’exploitation (ex : Nietzsche pour la religion, Marx pour la bourgeoisie, S. De Beauvoir pour le patriarcat, Ferrière pour le maître traditionnel…). Foucaud montre bien comment l’autorité éducative est une pièce maîtresse du contrôle social, piloté dit Althusser par « l’appareil idéologique d’Etat ». Cette critique de l’autorité coïncide avec l’émergence d’aspirations démocratiques voire libertaires, qui vont peu à peu saper tout rapport d’autorité fondé sur un rapport de domination/soumission (Il faut « décoloniser l’enfant » dira par exemple Illich, et en finir selon Marcuse avec la « surrépression » de ses désirs).
On peut se demander si l’autorité éducative, parce qu’elle s’adresse à des êtres vulnérables et en construction, qui doivent nécessairement, d’un point de vue biologique et social, être éduqués pour être « élevés » dans les deux sens du mot, repose constitutivement sur un principe de domination. Même si on considère que l’autoritarisme qu’elle a pu incarner ou peut incarner encore dans certaines figures historiques peut être interrogé (L’autorité ne repose par exemple pour H. Arendt ni sur la force ni sur la persuasion), elle implique en effet :
- une asymétrie de fait, par exemple des âges (enfant/adulte), du savoir et de l’expérience (enseignant/élève), des fonctions et des statuts juridiques (parent/maître) ;
- mais aussi une asymétrie de droit, par exemple des devoirs spécifiques et une responsabilité légale, plus largement éthique, des éducateurs, des exigences professionnelles chez les enseignants.
La question est de savoir si l’on peut identifier cette asymétrie à une domination (elle est par exemple une responsabilité juridique et éthique), avec l’oppression qu’elle implique, alors que l’éducation doit pouvoir émanciper. Il est difficile de prime abord de penser que la contrainte favorise l’émergence d’une liberté, ou que l’autonomie puisse dériver de l’hétéronomie. Comment, pour reprendre les termes de Hameline, la « domestication » pourrait-elle produire de « l’affranchissement », et non de la soumission passive, de la fuite ou de la révolte ? Il est tentant de métaphoriser l’asymétrie éducative par une verticalité qui hiérarchise les positions (haute et basse comme dit Goffman), et donne à l’une des parties le pouvoir privilégié d’influencer significativement la personnalité et le devenir de l’autre, par exemple de borner ses désirs. Situation dont on conviendra aisément que les concepts démocratique de liberté, d’égalité (« qui est sur le même rang, a les mêmes droits ou charges »), de parité, de discussion (interaction où l’on doit mutuellement s’expliquer), de négociation (recherche d’un accord par prise en compte de l’intérêt de chacun), de contrat, qui renvoient plutôt à une horizontalité et une réciprocité de « partenaires », n’apparaissent comme très opératoires ni pour penser ni pour agir l’autorité traditionnelle.
Parler d’ « autorité démocratique » semble donc au premier abord dans le langage un oxymore, dans la pensée un concept contradictoire, dans la pratique une impasse. La famille et l’école dira-t-on (en dirait-on autant de la société ?) ne peuvent être démocratiques en tant qu’institutions antérieures, extérieures et supérieures à l’individu : elles font tenir debout celui qui quand il naît, contrairement au poulain qui parvient à se hisser sur ses frêles pattes, ne peut même pas ramper, et a donc besoin de tuteur (l’autorité étymologiquement, c’est ce qui aide à croître). Dans la démocratie représentative, on choisit par l’expression d’une libre volonté ceux qui auront et feront autorité sur nous ; dans la famille et dans l’école, nos parents et maîtres nous sont imposés. Pour notre « bien » ajoute-t-on, puisqu’en nous éduquant, ils nous acclimatent à « l’humanitude » (Jacquard), l’asymétrie originaire biologique (la faiblesse de l’enfant) et institutionnelle (le mandat sociétal de le « civiliser ») étant en quelque sorte « compensée » par la protection et l’amour dans la famille, l’émancipation intellectuelle du savoir à l’école.
Mais cette autorité s’exerce aujourd’hui dans un contexte de « fin de l’autorité » (A. Renaut), de « déclin de l’institution » (F. Dubet), dans un régime politique qui se veut démocratique, imprégné d’une idéologie égalitaire où l’exercice d’une différence, surtout quand elle prend le visage d’une dénivellation (c’est le cas de l’autorité) tend à être interprétée, avec la montée d’une « société des individus » (M. Gauchet) et de l’autonomisation des sujets, comme une inégalité et une oppression. La « pensée 68 » a ainsi identifié (à tort ?) autorité et autoritarisme, autorité et pouvoir, pouvoir et abus de pouvoir, a fait une lecture de l’autorité éducative en terme de domination/soumission des enfants aux parents et plus généralement aux adultes, des élèves aux maîtres, des formés aux form’acteurs (ceux qui passent à la forme, au moule). Cette position radicale sur l’autorité est encore aujourd’hui théorisée par J. Houssaye.
On trouve déjà cette critique « anti-autoritaire » de l’autorité dans la pensée pédagogique de Rousseau, corrélative – ce n’est pas un hasard mais une cohérence profonde - de sa construction socio-politique du « contrat social ». La reconnaissance de l’enfant est contemporaine de l’idée moderne de la démocratie (alors que la démocratie athénienne - avec ses esclaves – laissait toute sa place au magister, même s’il n’était pas le dominus). Et l’on trouvera dans plusieurs courants de « l’éducation nouvelle » et dans les mouvements pédagogiques (ex : Freinet, GFEN, CRAP, OCCE, CEMEA…) cette solidarité entre une pédagogie active donnant la parole et du pouvoir effectif aux élèves, et des options politiquement progressistes, de l’anarchisme libertaire au socialisme (« Changer l’école pour changer la société » certes, mais aussi « Changer la société pour changer l’école », trouve-t-on encore sur les Cahiers pédagogiques).
Et ce jusqu’à la Convention contemporaine des droits de l’enfant de 1989 qui, deux siècles après la Révolution française, ne le considère pas seulement comme un mineur ou un « incapable » à protéger (contrepartie de sa faiblesse et de son « dressage »), mais comme un sujet de droit à respecter et qui dispose de droits propres. Evolution juridique appuyée sur la reconnaissance de l’enfant comme sujet par la psychanalyse (La cause des enfants sera plaidée par F. Dolto, et J. Lévine milite aujourd’hui pour des « ateliers de philo » pour enfants, considérés comme êtres pensants à part entière, des « parl’êtres » comme dit Lacan qui sont aussi des « pens’êtres ») ; et maintenant sur la reconnaissance de l’élève comme « sujet épistémique » par les théories socioconstructivistes de l’apprentissage, auto constructeur de son savoir, « s’apprenant » comme disent les québécois.
Il faut donc prendre acte que la démocratie, fondée sur l’égalité (chacun y compte pour un et tous se valent dans l’isoloir) sape le caractère asymétrique constitutif de l’autorité éducative. Comment donc la repenser pour l’agir autrement ?
LA SOCIALISATION DEMOCRATIQUE : UNE RECONFIGURATION DE L’AUTORITE EDUCATIVE ?
Devant le désarroi contemporain de l’anarchie individualiste et pulsionnelle qui érode la structuration du lien social, le recours à l’autorité familiale (le pater familias), scolaire (le magister), politique (le populiste Monsieur Sécurité), apparaît comme une stratégie adaptée à une situation de plus en plus anomique. Tout un courant, au-delà du clivage politique droite-gauche, ce qui montre l’aspect sociétal du problème, cherche aujourd’hui à « restaurer » l’autorité du père (dont l’affaiblissement alarme les psychanalystes), de l’enseignant comme « instituteur » (celui qui institue, met le petit d’homme debout), l’autorité du savoir (qui ne se discute pas mais se transmet) qui conforte l’autorité du « maître » (« Sauvons l’école »). Le vrai « révolutionnaire » (celui qui veut changer la société) n’est aujourd’hui pas seulement conservateur, mais restaurateur : il refonde l’avenir sur le passé mythique de valeurs classiques, jugées universelles (discipline, travail, effort, mérite, respect de la hiérarchie…) : du cadre et de la loi (symbolique et juridique) plutôt que du désir incontrôlable et de la toute puissance, de la sécurité et des sanctions plus que de la liberté qui effrite le lien social et politique, de l’ordre et de la paix plutôt que les dérives des incivilités et des violences...
Cette tentative de restauration est dans l’air du temps d’une société qui a perdu en certitude ce qu’elle a gagné en liberté, et qui, confrontée aux risques de l’insécurité affective (séparation, divorce), sociale (baisse de la couverture maladie et des retraites), économique (chômage et intérim), écologique (pollution, effet de serre), politique (terrorisme), voit paradoxalement monter, en même temps que le désir d’autonomie des individus, la demande sécuritaire vis-à-vis de l’Etat, de la police, des assurances, de l’école… Le thème du « retour à l’autorité » s’enracine donc sociétalement dans la peur de l’incertitude, la perte de repères, le besoin de sécurité (Mendel, dans sa socianalyse de l’Histoire de l’autorité, origine le recours à celle-ci dans un appel à la protection d’un être fort, face à l’angoisse d’abandon du nouveau-né, réactivée dès que l’individu vit des situations incertaines). Il devient donc un discours politique et idéologique, populaire, électoralement monnayable.
Reste à démontrer à quelles conditions cette tentative est suffisamment en phase avec la société et la culture des enseignants pour transformer les pratiques pédagogiques et piloter les politiques publiques d’éducation. Ce n’est pas évident, car ce désir de sécurité n’est que l’envers du désir d’autonomie (et comme sa limite), qui ne peut le laisser envahir le champ social et éducatif que si in fine il ne brime pas trop la liberté.
On assiste en effet dans la seconde moitié du 20ième siècle à la diffusion progressive d’un mode de socialisation primaire plus libéral (les sociologues parlent de « famille démocratique ») : chez les classes supérieures dès les années 1950, dans les classes moyennes dans les années 1960 - avec le point d’orgue de 68 -, chez certaines couches populaires depuis quelques années. Il est irréaliste, et sociologiquement non pertinent, de penser qu’un enfant élevé de manière libérale dans sa famille pourra accepter un mode de socialisation secondaire plus autoritaire…
Il faut donc inventer des pratiques sociales, notamment familiales et scolaires, en phase avec la complexité de notre période historique, c'est-à-dire qui prennent en compte chez les enfants et les élèves les besoins complémentaires :
-
de sécurité, par le caractère structurant de leur rapport à la loi ;
-
de liberté, par le respect de leur personne et leur volonté d’autonomie.
L’autorité éducative cherche aujourd'hui sa voie entre l'autoritarisme (considéré comme un abus de pouvoir) et le laxisme (qui empêche l'élève d'apprendre et de construire son rapport à la loi). Or nous constatons qu'elle ne peut, actuellement, tirer sa légitimité, dans sa verticalité asymétrique, seulement du pouvoir que lui confère l'institution : pouvoir disciplinaire (assurer l'ordre nécessaire à l'apprentissage, et punir en cas de transgression) et savoir disciplinaire (contenus des programmes maîtrisés par le maître) : l'autorité éducative doit aussi être reconnue par les élèves, sinon ceux ci trouvent la loi injuste et le savoir inutile.
Notre hypothèse est qu’aujourd’hui l'autorité du maître (et de son savoir, car l'autorité du maître repose en partie sur celle du savoir) est d'autant mieux reconnue par les élèves que l'enseignant assure et garantit un rapport positif au savoir et à la loi ; plus exactement, un rapport non dogmatique au savoir et un rapport coopératif à la loi. Qu'est ce à dire ?
Précisons le vocabulaire pour clarifier notre pensée :
1 Rapport au savoir : façon dont un élève se représente le savoir scolaire (connaissances et compétences disciplinaires et interdisciplinaires) et entre en relation avec lui au cours du processus enseignement/apprentissage (méthodes pédagogiques et didactiques). Ce rapport au savoir structure le processus enseignement-apprentissage.
a) Rapport dogmatique au savoir : le savoir est considéré comme une vérité définitive et absolue, détenu et transmis par un maître qui le possède, le tient lui-même de ses maîtres et le transmet, que l’élève doit comprendre, apprendre, imiter, restituer. C’est le modèle traditionnel, expositif de la transmission des connaissances comme empreinte sur un ignorant, dont l’erreur est une faute.
b) Rapport non dogmatique au savoir : par opposition à la représentation précédente, le savoir est considéré comme une vérité relative, qui évolue, car il est l'aboutissement provisoire d'une discussion dans la communauté internationale des experts d'une discipline (c’est la conception épistémologique du 20ième siècle d’une « raison limitée », comme dit Simon, sans aller jusqu’à l’Adieu à la raison des anarchistes de la connaissance comme Fayerebend).
Une vérité cependant non arbitraire, car dans cette communauté on fait et on reconnaît l'administration de la preuve. La savoir y est considéré, dans l'histoire humaine et dans la classe, comme le produit d'un processus de recherche visant à répondre à des questions que l'on (se) pose : on est dans une culture de la question, du problème et de la démarche, et pas, ou pas seulement, de la réponse. Un rapport non dogmatique au savoir se construit notamment dans la classe par l'échange, la confrontation, le « conflit socio cognitif », et particulièrement la discussion entre pairs et avec le professeur, à partir des questions des élèves ou des problèmes rencontrés, et sur les hypothèses pour y répondre ou les résoudre, avec des validations ultérieures.
2 Rapport à la loi :
a) c’est la façon dont un élève se situe par rapport à des règles de vie de classe, plus, largement au règlement de l'établissement et à la loi française. Ce par quoi la pédagogie se nourrit d’une approche sociologique (travailler sur la norme du groupe), juridique (ce qui est légalement ou réglementairement défendu ou permis), politique (modalité scolaire d’un processus de socialisation)…
b) Mais aussi façon dont l'élève, enfant ou adolescent, apprend à limiter son désir conscient et surtout inconscient de toute puissance, en prenant en compte l'existence d'autrui, en se préoccupant des autres (ses camarades, le professeur, etc.). On est ici dans une approche psychologique et psychanalytique (dimension symbolique et caractère structurant de la loi dans la construction d'une personnalité).
Ces deux types d’approche engagent à moment donné une dimension éthique.
211 : le rapport coopératif à la loi est la façon dont un élève apprend à se situer dans un rapport démocratique à la loi, en comprenant que ce type de loi permet et ne se contente pas d'interdire, et qu'elle permet parce qu'elle interdit (cf. : éducation à la citoyenneté).
Un rapport coopératif à la loi s'élabore notamment dans et par la co construction et l'évaluation de règles de vie et par l'exercice de responsabilités (rôles, fonctions...), donnant aux élèves un pouvoir effectif (une capacité de faire) et non formel, dans un cadre déterminé (tout n'est pas négociable, mais on peut discuter et décider collectivement sur les règles et les sanctions souhaitables pour vivre et apprendre ensemble).
Si les règles de vie de classe ne sont pas respectées (ex : chahut), les élèves entreront difficilement dans le savoir, faute de calme : il faut donc assurer la sécurité des élèves, développer leur estime d’eux-mêmes et leur confiance dans le groupe pour qu'ils apprennent. Au niveau individuel, la construction d'un rapport coopératif à la loi contribue à reconnaître l'élève comme sujet, de droit et de fait, et participe à la construction d’une personnalité démocratique.
De même si les élèves ne peuvent ou ne veulent pas entrer dans le savoir, cela entraînera souvent pour le maître des problèmes de discipline : il faut donc motiver les élèves pour avoir la paix scolaire qui facilite l'apprentissage. Si l'élève fait l'expérience que le savoir est désirable en soi, cela peut justifier un effort pour construire et respecter la loi et le type de vie de classe qui est une condition d'accès à ce savoir. S’il fait l’expérience que la loi le sécurise, lui garantit un droit d’expression et accompagne son autonomisation, l’élève sera plus facilement enclin à voir dans le savoir un appui pour grandir.
L'autorité éducative doit donc articuler le rapport des élèves au savoir et à la loi. Un rapport positif à la loi facilite l'apprentissage, mais la loi se construit aussi à travers les situations d'apprentissage.
L'autorité du maître est d'autant plus reconnue comme un pouvoir légitime et comme formative (y compris dans la sanction) que celle ci leur apparaît comme juste, c'est à dire traite les élèves soit également soit équitablement.
a) L'égalité traite les élèves de la même façon, car l'inégalité de traitement serait perçue comme injuste, faisant des exceptions, des préférences ("X a fait la même chose que moi et n'est pas puni comme moi !")
b) L'équité adapte une loi générale à un cas particulier, à des circonstances (par exemple « atténuantes »), pour ne pas appliquer mécaniquement la loi et tenir compte des personnes et des situations ("C'est pas juste que je sois puni comme lui pour un devoir non rendu, car moi j'ai dû faire d'urgence un remplacement chez Mac Do alors que lui, il n'a pas à travailler!").
La difficulté de l’exercice d’une justice scolaire vient de ce que les élèves réclament à la fois l'égalité pour être traités comme les autres, et l'équité pour qu'il soit tenu compte de leurs différences : deux façons d'être respectés dans leur personne... mais contradictoires entre elles… L'autorité du maître juste est de "faire avec" cette tension entre égalité et équité.
En conclusion, le processus scolaire de socialisation démocratique des individus et des groupes pourrait ainsi permettre de reconfigurer aujourd’hui l’autorité éducative. Cela nous semble possible si et quand un maître, avec une équipe pédagogique et éducative, tente d’articuler dans sa classe (et plus généralement dans son établissement) :
- d’une part un rapport non dogmatique au savoir, en instituant une communauté de recherche dont il est partie prenante, valorisant une culture de la question et du problème et des démarches de recherche collaboratives. Les pratiques socioconstructivistes nous semblent aller dans le sens d’un tel rapport non-dogmatique au savoir, alliant pratiques didactiques de terrain et épistémologie contemporaine ;
- d’autre part un rapport plus coopératif à la loi, où sont posés à la fois l’interdit de la violence et la coélaboration de règles pour vivre ensemble, assurant et associant dans un « espace public scolaire » le droit à la parole des élèves, la pluralité des opinions, la négociation, la décision démocratique et la sanction formative d’un maître juste. La pédagogie institutionnelle notamment nous semble aller dans ce sens, parce qu’elle associe la sécurité d’un cadre garanti par des règles collectivement établies et le maître en dernier recours, avec la liberté de la parole des élèves et la considération des sujets composant le groupe-classe.
BIBLIOGRAPHIE de M. Tozzi
a) sur la socialisation démocratique scolaire et la citoyenneté
- "De la citoyenneté politique à la citoyenneté dans l'acte d'apprendre", Cahiers Pédagogiques n° 340, janv. 1996.
- "Le modèle socio-constructiviste et la citoyenneté", Clé à venir n° 13, CRDP Nancy, 1997.
- "Articuler différenciation pédagogique et socialisation des comportements", Cahiers Pédagogiques, supplément n° 3, oct-nov. 1997.
- "Peut-on appliquer les catégories du droit aux relations éducatives et pédagogiques ?", Cahiers Pédagogiques n° 364, mai 1998.
- "La "socialisation démocratique" à l'école : un concept pour une pratique ?", Vers une socialisation démocratique (Coord. JB Paturet), Editions Théétète, Nîmes, 1998.
- "Définir un "mode scolaire de socialisation démocratique" et "apprentissage et socialisation : équilibrer l'individualisme par un impératif socialisateur", CERFEE n° 15 (coord.), Université de Montpellier 3, 1998.
- "Elaborer et respecter la règle à l'école", La règle ... il faudrait peut-être qu'on m'explique, (coord. M. Amiel), CRDP de Créteil, 1999.
- “ Réfléchir sur la justice en perspective citoyenne ”, brochure de 120 p. pour la Fondation Baudouin (Belgique), 2000.
- "Qu'entendre par démocratie dans la classe ?", Apprendre et vivre la démocratie à l’école, Cahiers pédagogiques -Crdp Amiens, 2003.
- « La discussion en éducation et formation : problématique », Cahiers du CERFEE n° 19, Université Montpellier 3, 2003.
- « L’école et le rapport à la loi », Questions d’orientation (revue de l’ACOP) n° 4, déc. 2004.
- « Autorité et discussion sont dans un bateau», Cahiers pédagogiques n° 426, sept. 2004.
- « La laïcité comme espace de discussion », Cahiers pédagogiques n° 431, mars 2005.
- « Débat, raison, socialisation, apprentissage, même combat ! », Cahiers pédagogiques sur la démocratie n° 433, mai 2005.
b) Sur la socialisation démocratique des élèves par la discussion à visée philosophique
- Tozzi M., Lalanne A., « Discussion philosophique en classe et identité professionnelle du professeur débutant », Tréma n° 20-21, avril 2003, IUFM de Montpellier.
- Les activités à visée philosophique en classe : l’émergence d’un genre? (coord.), CRDP Bretagne, 2003.
- « Le rôle du maître dans une discussion à visée philosophique », Diotime l’Agora n° 20, CRDP Montpellier, janv. 2004.
- « Débat scolaire : les enjeux anthropologiques d’une didactisation », Tréma n° 23, mai 2004, IUFM de Montpellier.
- Tozzi M., Solère-Queval S., « Le rôle du maître dans des discussions à visée philosophique à l’école primaire et au collège », in La discussion en éducation et formation, un nouveau champ de recherche (coord. Tozzi M., Etienne R.), L’Harmattan, 2004.
- « Les enjeux d’une discussion à visée philosophique », Diotime l’Agora n° 23, CRDP de Montpellier, oct. 2004.
- « Lipman, Lévine, Tozzi : différences et complémentarités », in Leleux C. (coord.), La philosophie pour enfants – Le modèle de Lipman en discussion, De Boeck, Bruxelles, 2005.
- « L’émergence de pratiques à visée philosophique à l’école primaire et au collège : comment et pourquoi ? », Spirale n° 35 (coord. Queval S.), Université Lille 3, 2005.
- « Place et valeur de la discussion dans les nouvelles pratiques philosophiques », in Symposium du REF : « La discussion à visée philosophique dans l’école et la cité : quel paradigme pour l’apprentissage du philosopher ? » (coord. Tozzi M.), Université Montpellier 3, sept. 05.
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