La recherche didactique insiste sur l'idée que pour être enseignée,
une discipline doit être rendue enseignable, accessible à des apprenants.
Processus formalisé, tant pour la conception des programmes que pour
la pratique de classe, par le concept de transposition didactique (TD).
Qu'en est-il alors de la TD en philosophie ? En France, les élèves
commencent la philosophie en terminale. La TD concerne donc les débutants
de 17-19 ans, à un niveau avancé de leur cursus. Elle pose les
questions du commencement de cet apprentissage et de la progressivité
dans le cadre d'une initiation, une seule année, celle du baccalauréat
(avec l'enjeu symbolique pour cette TD d'une demande sociale soucieuse d'efficacité.) 1
Outre ces variables d'âge, de niveau, de certification, de démarrage
et de capital temps du processus d'apprentissage, la TD pose en philosophie
des problèmes liés à la spécificité de la
discipline, car il n'y a pratiquement pas de pratiques sociales de référence,
ni de savoir savant (au sens scientifique du terme).
PEU DE PRATIQUES SOCIALES DE REFERENCES
Pour une raison structurelle : la philosophie, dans sa prise de distance critique,
est en rupture avec l'opinion. Elle n'est donc pas une pratique sociale, banalisée
comme le sport. De plus, si l'école peut s'inspirer de la pratique du
footballeur, du peintre, du musicien, du cuisinier ou de l'ingénieur,
" philosophe " n'est pas une activité professionnelle repérée
spécifiquement comme telle.
Les " philosophes " ont généralement un statut d'enseignant,
et les professeurs de philosophie se disent eux-mêmes philosophes (alors
qu'un professeur de sciences de la vie ne se proclamera pas ipso facto biologiste).
Dès l'origine, l'exercice de la philosophie est lié à son
enseignement : tous les philosophes de l'Antiquité ont fondé leur
école. Peut-être parce qu'une activité rationnelle qui vise
la vérité et la sagesse cherche spontanément à se
faire partager. C'est donc tout " naturellement " que s'auto-reproduit
le modèle d'enseignement de la philosophie, puisqu'il ne s'alimente guère
à des pratiques externes au système éducatif (les cafés-philo
sont très critiqués par la corporation !).
UN SAVOIR SAVANT PROBLEMATIQUE
Faute de pratiques sociales de référence, (au sens de J.L.Martinand),
va-t-on alors avoir à transposer un savoir savant (au sens de Y. Chevallard)
? C'est tout le problème " épistémologique "
du rapport de la philosophie au savoir qui est posé, pour que puisse
être didactiquement clarifié le rapport au savoir philosophique
dans le processus enseignement-apprentissage de cette discipline.
Transposer didactiquement un savoir philosophique présuppose que la philosophie
est un savoir. Or déterminer si la philosophie est un savoir, et si oui
quel type de savoir, est philosophiquement problématique. C'est une question
débattue entre philosophes, non consensuelle, qui met en jeu la conception
que l'on se fait de la philosophie et de la sagesse, la théorie de la
connaissance à laquelle on se réfère (avec leurs options
métaphysiques, ontologiques), et en définitive le statut et le
pouvoir de la rationalité.
Il y a plus que des nuances entre la philosophie comme " système
de connaissance rationnelle par concepts " (Kant), et effort pour
" se placer dans l'objet même par un effort d'intuition "
(Bergson) ; entre la philosophie qui doit " concevoir ce qui est
" (Hegel), et celle qui tente (et se contente d') une " clarification
logique de la pensée " à travers un examen critique du langage
(Wittgenstein) ; entre celle qui se veut " science de la vérité
" (Aristote) et celle qui consiste à " garder son démon
intérieur à l'abri des outrages " (Marc Aurèle).
Privilégie-t-on le doute, la démarche intellectuelle de
questionnement ? L'objectif, la connaissance, la vérité
totalisante ? Ou un comportement sage , voire un militantisme (Marx),
qui engagent l'action et pas seulement le savoir ?
LES PARADIGMES DOCTRINAL ET HISTORIQUE
S'il s'agit d'enseigner la vérité (ex : le hegelianisme), la
TD visera à la fois à faire comprendre et partager : Aristote
au Moyen-âge, Saint Thomas sous Franco, le marxisme-léninisme sous
Staline. La fonction du professeur est de révéler aux élèves
la vérité, la conviction rationnelle se substituant à la
foi religieuse.
C'est le paradigme doctrinal : on reste dans la catéchèse,
mais on dira que l'obéïssance à la raison (et non plus à
Dieu) est liberté. Sa dérive, c'est le dogmatisme. 2
Son garde-fou, c'est que l'éveil de la raison a son propre dynamisme,
qui ne peut adhérer au dogme que s'il y consent, et peut donc finir par
le critiquer.
S'il s'agit maintenant d'enseigner des (et non plus une) doctrines, de
connaître l'histoire de la philosophie, le patrimoine de la pensée,
parce qu'on pense qu'on ne peut philosopher qu'à partir des philosophes,
on a bien à nouveau un savoir à enseigner : l'histoire
des idées. C'est le paradigme historique. En Italie par exemple,
les professeurs de philosophie sont aussi professeurs d'histoire.
La TD consistera à expliquer les différentes philosophies, comme
J. Gaarder dans Le monde de Sophie. Faire comprendre, et pas forcément
approuver (On n'est plus dans la " catéchèse " philosophique
). La dérive ici, avec la succession de doctrines sur le même plan,
c'est le relativisme, qui peut engendrer le scepticisme, puisque
ces doctrines, qui s'affirment toutes rationnellement fondées, sont contradictoires
entre elles... Le garde-fou, c'est encore ici la raison, car on ne peut vraiment
comprendre (et pas seulement mémoriser) une doctrine, que si on l'habite
intellectuellement, ce qui provoque des confrontations motrices pour déterminer
qui en définitive a raison.
Malgré leurs différences, les deux paradigmes précédents
ont en commun de considérer la philosophie comme un savoir (Vérité
d'une doctrine ou histoire des idées). Il s'agit donc de la TD d'un savoir.
Renvoyant à des philosophes, on peut se contenter de résumés
qui simplifient pour vulgariser (cf. Gaarder ou les manuels des années
soixante). On peut aussi étudier les textes eux-mêmes, ce
qui renvoie à une didactique de la lecture : elle ne sera pas
la même si c'est la lecture de l'uvre Vraie (commentée, mais
intouchable), ou de la doctrine d'un auteur parmi d'autres ; dans ce cas l'approche
peut être plus historique, expliquée dans son contexte : on comprend
mieux le contenu des sagesses épicurienne ou stoïcienne dans le
contexte du déclin des cités grecques ; mais ce contenu peut être
plus philosophique, s'il est repensé par rapport à une problématique.
L'orientation catéchistique a longtemps été -preuve de
cohérence- dogmatique dans sa forme autant que dans son contenu : modèle
encore en vigueur pour la philosophie musulmane dans certains pays islamistes
(" Ecoute, apprend, et récite ", comme s'il s'agissait de sourates).
L'histoire des idées a connu des modes de TD transmissifs, à base
d'explications magistrales avec prises de notes, et résumés clairs,
mémorisables et mobilisables pour des contrôles (cf. le rôle
de la citation). La didactique de l'histoire montre qu'on peut l'enseigner de
manière plus appropriative aujourd'hui. Une didactique de la lecture
philosophique des textes va plus loin, parce qu'elle ne se contente pas,
et même peut ignorer, une approche simplement historique. 3
LES PARADIGMES PRAXEOLOGIQUE ET PROBLEMATISANT
Mais quid de la TD si la philosophie n'est plus considérée comme
un savoir ?
C'est le cas lorsqu'elle apparaît comme une sagesse qui mène au
bonheur par le plaisir mesuré (Epicure) ou la vertu (Epictète),
comme une conduite finalisée axiologiquement. Ce paradigme praxéologique,
qui met en jeu la praxis et pas seulement la raison pure, on le trouve par exemple
dans le cours de morale non-confessionnelle belge (qui vient s'est doté
d'un programme de philosophie en première et terminale) : il s'agit d'apprendre
à se décider dans l'action en hiérarchisant réflexivement
des valeurs.
Il y a là un problème redoutable : qu'est-ce que didactiser un
savoir-être ? Quelle TD pour apprendre à vivre (Spinoza),
lutter (Marx) ou mourir (Socrate) ? On aborde de front actuellement en France
la problématique de l'éducation à la citoyenneté
et à la " socialisation démocratique ". 4
Mais pas celui de " l'éducation morale philosophique ", qui
formerait l'homme et pas seulement le citoyen ou " l'animal social "
(Aristote). Une éducation à la liberté responsable sans
normalisation des comportements. Nous avons montré par exemple comment
l'apprentissage de la discussion philosophique (en classe ou au café)
développe une " éthique communicationnelle " (Habermas). 5
En France, il s'agit surtout " d'apprendre à philosopher "
(Kant). Non pas d'apprendre la philosophie (Hegel - Paradigme 1 ou 2) ou d'apprendre
à se conduire (paradigme 3). La philosophie apparaît comme une
démarche de pensée, un questionnement qui tente de donner
un contenu à des notions mises en réseau pour résoudre
des problèmes : travail critique de la pensée sur elle-même
et tentative pour rendre intelligible le monde et notre existence. Acte d'une
pensée s'exerçant à sa propre liberté en s'affrontant
à la question du sens : c'est le paradigme problématisant.
Il s'agit alors de didactiser moins des conduites ou des savoirs qu'un savoir-penser.
LA TENTATION FRANCAISE DE L'AUTOREFERENCE
Le paradigme problématisant (qui est aussi celui de l'Allemagne) vise
à amener l'élève à " penser par lui-même
". Il met en avant l'exercice d'une raison questionnante, conceptualisante
et argumentative pour que l'élève reprenne réflexivement
ses opinions, les confronte, et tente de fonder en vérité sa position
sur les problèmes essentiels. C'est le rapport à son propre savoir
et au savoir des autres qui est ici interrogé.
Plusieurs voies sont alors possibles pour la TD . M. Lipman par exemple, aux
USA, propose de développer la philosophie chez les enfants de six à
dix-huit ans. L'enseignant institue sa classe en " communauté de
recherche ", où les élèves discutent de sujets qui
les intéressent, en lisant collectivement des romans philosophiques spécialement
écrits pour leur âge. Aucun texte, aucune référence
doctrinale ou historique, pas de cours ....
Mots-clefs : recherche collective, questionnement, oral, discussion, "
bonnes raisons " (Habermas dit " meilleur argument ").
En France au contraire, autour de notions et problèmes, un trépied
canonique : des cours structurés, des explications de textes, des dissertations.
La didactisation institutionnelle et praticienne fonctionne sur le principe
de l'auto-référence :
- version radicale : pourquoi une didactique puisque la philosophie, "
accoucheuse des âmes " (Socrate), est à elle même sa
propre pédagogie ? 6
- Version recherche du département de philosophie de l'INRP 7
: la didactique philosophique doit être fondée, et exclusivement,
sur la philosophie elle-même : les philosophes comme modèles de
réflexion (d'où l'étude des textes), le professeur comme
exemple d'une pensée philosophique (d'où le cours), les modèles
pédagogiques tirés de la théorie ou de la pratique des
grands auteurs (ex : la logique expositive progressive, claire et distincte
de Descartes, la " leçon " de Hegel).
TRANSPOSER DIDACTIQUEMENT DANS UNE LOGIQUE D'APPRENTISSAGE
Nous avons vu que la TD en philosophie dépend de la représentation
qu'un système scolaire se fait de la philosophie et de son enseignement,
du rapport de la philosophie au savoir, et de son enseignement au savoir philosophique
: ce qui donne lieu à plusieurs " paradigmes organisateurs "
(M. Develay) de cet enseignement, et à différentes interprétations
de chaque paradigme. On assiste aussi à des déplacements ou combinaisons
: par exemple, après avoir développé essentiellement les
qualités formelles de l'argumentation dans les années 70-80, le
Québec aujourd'hui essaye de les réarticuler sur des problèmes
et des textes philosophiques. Alors que l'Italie, partie de l'histoire de la
philosophie, cherche à problématiser davantage son enseignement.
Quant à la France, elle hésite entre la problématisation
des questions " éternelles " de la philosophia perennis, et
l'enracinement dans l'histoire patrimoniale de la discipline. (L'université
opte pour la seconde).
Mais Socrate enseignait oralement sa maïeutique à quelques disciples
volontaires, hors système scolaire. Avec la " démographisation
" (Langouet) du lycée nous avons affaire à des classes linguistiquement
et culturellement très hétérogènes, pas toujours
motivées, nombreuses, et qu'il faut préparer à un examen
écrit. Or ce n'est pas parce qu'on me montre ce qu'il faut faire -la
pensée à l'uvre dans un texte difficile ou un cours de haut
niveau- que je vais savoir penser, surtout par moi-même ...
C'est cette situation d'apprenti-philosophe dans le contexte scolaire et sociétal
actuel qui a guidé nos travaux pour transposer didactiquement le "
savoir-penser " dans une logique d'apprentissage constructiviste :
- définition d'un modèle didactique du philosopher (" Articulation,
dans l'unité et le mouvement d'une pensée impliquée, de
trois processus interdépendants : problématiser des affirmations
ou des questions, conceptualiser des notions, argumenter des thèses ou
des objections ") ;
- construction de dispositifs pour développer chacun de ces processus 8
;
- articulation de ces processus sur des taches globales et complexes : matrice
didactique de la lecture philosophique d'un texte (voir note 3) ; conditions
de philosophicité d'une discussion philosophique et dispositifs de mise
en uvre (voir note 5) ; travail sur des formes diversifiées d'écriture
philosophique (ex : aphorisme, lettre, dialogue), alternatives ou préparatoires
à la dissertation.
Notes (cliquez sur les
pour revenir dans le texte)
1
- Le problème de cette TD est très différent lorsque
la philosophie est enseignée (comme dans certains pays) sur plusieurs
années, ou/et à de jeunes enfants, ou /et sans certification
.
2
- M. Verret, en sociologue critique, dévoile la fonction idéologique
de cette TD dans un système d'enseignement, en parlant de " scolarisation
bureaucratique " (In Le temps des études, H. Champion, Paris, 1975).
3
- Voir nos travaux sur la question in Lecture et écriture du texte argumentatif
en français et en philosophie, CNDP-CRDP de Montpellier, 1995.
4
- Cf. nos travaux sur le sujet.
- " Le modèle socio-constructiviste et la citoyenneté ",
Clés à venir, n°13, CRDP de Nancy, janv. 1997.
- " La socialisation démocratique : un concept pour une pratique
", Vers une socialisation démocratique, Théétète,
Saint-Maximin, 1998.
5
- L'oral argumentatif en philosophie, CRDP de Montpellier, 1998.
6
- Cf. Muglioni J., L'Ecole ou le loisir de penser, CNDP, Paris, 1993.
7
- Cf. Raffin F. et al., La dissertation philosophique, INRP-CNDP-Hachette, Paris,
1994.
8
- " Contribution à l'élaboration d'une didactique de l'apprentissage
du philosopher ", Revue française de Pédagogie, n°103,
INRP, 1993.
. Penser par soi-même. Initiation à la philosophie, Chronique sociale
et Evo Formation, Lyon et Bruxelles, 1994.
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