- Pour une culture philosophique commune -
I - ENSEIGNER LA PHILOSOPHIE A TOUS.
Enseigner la philosophie à tous à l'école ? C'est une
question lourde de présupposés, qui implique qu'il faut enseigner
la philosophie, dans un cadre scolaire, et à tous les élèves.
Est-ce souhaitable ?
- Car ce pourrait être possible, sans être souhaitable: par exemple
religieusement, si la philosophie apparaît comme contestation rationnelle
d'une vérité révélée ; ou politiquement,
si elle devient critique d'une idéologie officielle.
- Ce pourrait aussi ne pas être souhaitable parce que c'est de fait
impossible :
- à cause de la nature intrinsèque de la discipline, considérée
comme intransmissible ;
- ou à cause du manque de connaissances ou de capacités
requises chez les elèves ;
- ou à cause du manque de moyens (horaires, finances, personnels
formés etc).
On peut ainsi être d'accord avec le principe de l'extension de la philosophie
en amont de la terminale et à tous, mais à certaines conditions
(ex : pas de diminution de l'horaire en terminale), et donc contre en pratique,
si celles-ci ne sont pas réunies.
Enseigner la philosophie à tous à l'école est donc une
thèse, qui doit s'argumenter.
Nous soutiendrons pour notre part que :
- La philosophie est enseignable, de par la nature de son activité
propre. Elle repose en effet sur une activité auto-élucidante,
le dialogue de la raison avec elle-même, qui explicite ses assertions,
leurs présupposés et conséquences, définit le
langage qu'elle utilise et les concepts qu'elle produit, fonde par l'argumentation
ce qu'elle affirme. Rien ne s'oppose donc à la possibilité intrinsèque
de sa transmissibilité, puisqu'elle vise, par l'exercice de la raison,
la transparence des principes, des concepts de des arguments.
- Mais elle pourrait être en soi enseignable, sans pouvoir être
enseignée. Encore faut-il qu'elle puisse être reçue. De
ce point de vue, la philosophie peut être enseignée, parce qu'engendrée
par la raison, elle s'adresse à la raison de chaque homme.
De fait, dès son origine, il y a un lien consubstantiel de la philosophie
à son enseignement, parce qu'elle vise un consensus rationnellement
partageable, que l'on cherche en conséquence à faire partager.
- Elle peut même être enseignée en droit à tous,
parce qu'elle vise, par son type de production intellectuelle, et la légitimation
de son propos, l'auditoire universel.
Cette vision rationaliste ne préjuge pas que la raison est sans histoire
: ni dans l'humanité (il y a une histoire de la philosophie, et des
philosophies de l'histoire de la philosophie, qui sont des histoires de la
raison) ; ni chez chaque individu (" Nous avons été enfants
avant que d'être hommes ", Descartes).
De ce point de vue, l'enjeu d'un enseignement de la philosophie est pour chaque
individu celui de l'apprentissage du philosopher, c'est-à-dire de l'exercice
d'une raison qui se développe. C'est alors le problème de l'
" éducabilité philosophique " de tous qui est posé.
Car on peut être en droit philosophiquement éducable et avoir
de fait beaucoup de difficultés à philosopher. La didactique
de l'apprentissage du philosopher pourrait précisément aider
à l'actualisation de ce qui n'est, dans cette perspective, qu'une
potentialité.
- A ces arguments philosophiques, on peut ajouter une raison politique
: le lien à la fois constaté et souhaitable entre la philosophie
et la démocratie.
a) On peut en effet historiquement mettre en évidence, avec J.P.
Vernant, la " co-naissance " de la philosophie occidentale et
de la démocratie en Grèce (La conviction ne se fonde plus
désormais sur l'autorité, la tradition, le mythe, mais sur
l'argumentation rationnelle dans le débat) ; et souligner que les
régimes qui se démocratisent dans le monde mettent la philosophie
au programme de leur système scolaire.
b) N'est-il pas souhaitable, dans une perspective de démocratisation,
que tout individu ait accès, durant sa scolarité,
à la philosophie comme l'une des formes de rationalité
que l'humanité s'est donnée ?
Il y a dès lors, pour chaque citoyen, un " droit à
la philosophie " 1 ,
et l'apprentissage du philosopher à l'école peut être
le moyen par lequel chacun peut l'exercer.
c) Bien plus, l'enseignement de la philosophie semble nécessaire
à la qualité de la démocratie. Dans une perspective
citoyenne, il développe l'esprit critique, la rigueur de l'argumentation
dans le débat d'idées, la recherche d'une vérité
universalisable donc partageable, le goût du consensus sur une base
rationnelle et non passionnelle, exerçant une vigilance vis-à-vis
des dérives démagogiques de persuasion (type publicité
ou propagande).
Mais s'il faut enseigner la philosophie à tous, reste à déterminer
1) avec quel contenu, 2) selon quelle démarche, 3) nécessitant
quels moyens institutionnels, financiers, humains etc.  2
II - QUEL " CONTENU " ENSEIGNER EN PHILOSOPHIE ? UNE DEMARCHE INTELLECTUELLE.
On peut envisager d'enseigner la philosophie de plusieurs façons. Tout
dépend de la conception que l'on se fait du processus enseignement-apprentissage
en général, de l'enseignement de la philosophie et de son apprentissage
en particulier, du rapport qu'elle entretient à son histoire et à
la vérité.
Je me placerai ici du point de vue du didacticien, qui s'interroge sur la façon
dont la philosophie peut se transposer, d'une discipline de recherche en matière
enseignée.
Quatre paradigmes.
En ce qui concerne le " contenu " à enseigner ou apprendre,
on peut penser par exemple :
- Qu'il faut enseigner une doctrine philosophique précise
- parce qu'elle est parvenue à une vérité absolue
(ex : le hégelianisme) ;
- et/ou parce qu'elle représente l'idéologie officielle,
pour la diffusion de laquelle " Socrate fonctionnaire " est payé
(ex : la philosophie du Moyen-Age, " servante " de la théologie
; le thomisme sous Franco ; le marxisme-léninisme dans l'ex-URSS).
On peut qualifier de doctrinal un tel paradigme .
- On peut aussi soutenir qu'il faut enseigner en philosophie son histoire
et ses doctrines, comme significatives du patrimoine culturel universel
de l'humanité. Ignorer la maïeutique socratique, le cogito de
Descartes, l'impératif kantien serait une injure à la Culture
que nous avons le devoir de transmettre. C'est un paradigme patrimonial
et historique (ex : l'Italie, où les professeurs de philosophie
sont en même temps professeurs d'histoire).
Les paradigmes doctrinal et historique, dont les dérives sont souvent
pour le premier le dogmatisme, pour le second le relativisme,
ont en commun d'enseigner essentiellement des connaissances.
- On peut aussi enseigner, comme dans l'Antiquité, une façon
d'être, de vivre ou de mourir. Le cours de " Morale non confessionnelle
" belge, qui vient de se doter en première et en terminale d'un
programme de philosophie, invite l'élève à réfléchir
afin de se décider dans l'action. Il s'agit là d'un paradigme
praxéologique, qui vise à développer des attitudes
finalisées par des valeurs.
- On peut enfin, comme en France, développer l' " apprendre
à penser par soi-même " . Ce paradigme problématisant
refuse tout dogmatisme doctrinal et tout embrigadement praxéologique,
ainsi que tout défilé de doctrines présentées
comme constituées. Il ne s'agit pas d'apprendre (de) la philosophie,
mais, comme le dit Kant, d' " apprendre à philosopher ".
Le " contenu ", c'est ici une démarche.
Les variantes du paradigme problématisant.
La " culture philosophique commune " , ce n'est pas ou plus une
vérité absolue ou une façon de vivre partagée, ce
n'est pas fondamentalement, même si ce peut être enrichissant, une
connaissance historique des grands auteurs, c'est la manière de s'y
prendre pour penser rationnellement
Ce paradigme problématisant peut être diversement décliné
:
- Dans sa version officielle française, c'est autour de questions
que vont se conceptualiser les notions et se comprendre des doctrines, comme
pensées de problématiques. La notion (ex : la vérité,
la liberté...), est philosophiquement indéterminée dans
son contenu. Elle est un objet de pensée, plus précisément
à penser. Il faut la définir, et c'est cet effort de
conceptualisation qui lui donnera un sens précis.Une notion n'est donc
pas un savoir stabilisé, mais une invitation à penser, notamment
dans sa relation à des questions et à d'autres notions.
De même la liste d'auteurs ne renvoie pas à une histoire des
idées. Il s'agit moins d'apprendre ce qu'a pensé tel
philosophe que comment il l'a pensé.
Reste que toutes les notions, et une à plusieurs oeuvres d'auteurs
doivent être étudiées. On voit mal ici comment l'absence
totale de connaissances serait excusable... La version officielle du paradigme
français hésite en fait entre une " philosophia perennis
", éternelle, de problèmes anhistoriques, et un
enracinement dans le patrimoine de la tradition philosophique.
- A l'opposé de cette formule, nous trouvons la " philosophie
pour enfants " de Matthew Lipman, qui a pris naissance aux U.S.A..
Celui-ci a écrit des romans philosophiques dont les protagonistes ont
l'âge des lecteurs (cinq à dix huit ans). Ce sont les enfants
qui, au cours de la lecture en classe, choisissent les passages qui les interpellent.
Chaque enseignant institue sa classe en " communauté de recherche
", qui s'interroge sur les problèmes soulevés. Et ce, sans
aucune référence.
La " culture philosophique commune ", c'est moins l'inscription
dans une histoire ou la connaissance de doctrines, qu'une aptitude
à s'interroger, une capacité à discuter.
- L'orientation que nous proposons est intermédiaire.
a) Contrairement à la première, elle ne présuppose pas
que la philosophie doit commencer en classe terminale, avec le prérequis
de solides connaissances et d'une maturité suffisante.
Elle s'inscrit dans le double courant des méthodes actives et de la
pédagogie constructiviste. Elle développe moins une logique
expositive, où le cours est l'oeuvre d'un professeur, qu'une logique
d'apprentissage de processus de pensée.
b) Par rapport à la seconde, sans considérer la référence
aux auteurs comme un préalable pour commencer à philosopher 3
, elle juge celle-ci souhaitable, pour comprendre ce qu'est penser, et inscrire
sa pensée personnelle dans une histoire collective.
La " culture commune ", c'est le développement de capacités
à problématiser des certitudes et des questions (Quel est le
sens de la vie ? Sommes_nous mortels ? Peut-on concilier égalité
et liberté ?), à conceptualiser des notions (Qu'est-ce que la
vérité, la liberté, la justice ?), à argumenter
rationnellement des thèses (L'avortement est un droit), et des objections,
sur un fond culturel dont l'actualité du questionnement s'enracine
dans des conditions socio-historiques d'émergence (Sommes-nous écologiquement
responsable de l'avenir de l'humanité ? Le clonage humain est-il éthiquement
acceptable ?).
III - COMMENT RENDRE ACCESSIBLE A CHACUN LA DÉMARCHE PHILOSOPHIQUE
?
Les trois courants de la didactique de la philosophie.
On se trouve confronté, en France, à la coexistence conflictuelle
de trois courants en didactique de la philosophie :
- Celui qui fut incarné par J. Muglioni, toujours soutenu par une
partie de l'Inspection Générale et de l'Association des professeurs
de philosophie. Puissant institutionnellement, il est porté par les
universitaires, et les enseignants dont la place dans le système scolaire
rend possible un cours magistral de haut niveau (ex : les classes préparatoires).
Il soutient, dans la mesure où la philosophie est " éveilleuse
d'âmes et accoucheuse d'esprits ", qu'une didactique de la philosophie
est superfétatoire, puisqu'elle est à elle- même "
sa propre pédagogie ".
- Un courant conscient des problèmes rencontrés sur le terrain,
qui a ouvert un chantier didactique dans les années 90 à l'INRP,
basé sur le principe de l'autoréférence. Il pense que
la didactique doit se fonder sur les pratiques des philosophes (ex : l'ordre
cartésien des raisons). Il critique les sciences de l'éducation,
plus largement les sciences humaines, et dénonce un " intégrisme
pédagogiste " qui altère la spécificité du
champ disciplinaire.
Dans les deux cas, ce paradigme s'appuie sur un trépied fondateur :
- le cours magistral, comme " oeuvre " personnelle d'un enseignant
qui pense devant ses élèves ;
- l'explication de textes de philosophes, comme exemples reconnus de
réflexion profonde;
- la dissertation, comme forme incontournable pour qu'un élève
élabore une pensée.
- Un troisième courant, qui manifeste une plus grande ouverture à
la pédagogie, et propose des changements institutionnels (programmes,
diversité des exercices et modalités d'évaluation, philosophie
en première etc.). Il est porté historiquement par le GREPH,
impulsé aujourd'hui par des mouvements pédagogiques (GFEN, CRAP-Cahiers
Pédagogiques), débattu ou soutenu par certains syndicats (SNES,
SGEN, FEN), illustré par les propositions des deux premiers Groupes
Techniques Disciplinaire du Conseil National des Programmes (Derrida-Bouveresse
en 1989, et Beyssade en 1993), revendiqué par l'Association pour la
création d'Instituts de Recherches sur l'Enseignement de la philosophie
(Publics, pluralistes, et indépendants de l'Inspection), et formalisé
par M. TOZZI à Montpellier III.
Les positions sont certes différentes : mais au moins le débat
a-t-il lieu dans ce dernier courant, alors qu'il est quasi impossible avec
les deux premiers, hostiles à toute innovation pédagogique.
Les principales avancées.
Quelles sont les orientations qui résultent de notre décennie
de travaux ?
1) Développer chez les élèves la capacité à
penser par eux-mêmes
- C'est-à-dire : (se) poser des questions, mettre en doute ses certitudes-préjugés,
interroger les présupposés et conséquences d'une proposition,
formuler une problématique ;
- " savoir ce dont on parle ", définir les notions qu'on convoque
à travers le langage pour réfléchir, procéder à
des distinctions conceptuelles ;
-" déterminer si ce que l'on dit est vrai ", fonder rationnellement
ce que l'on affirme.
Et ce, en s'impliquant personnellement dans l'unité et le mouvement de
sa pensée. Apprendre à philosopher, c'est donc développer,
sur des notions et des problèmes essentiels pour tout homme, ces trois
capacités : problématiser des questions et des affirmations, conceptualiser
des notions, argumenter des thèses et des objections. Démarches
étroitement articulées, puisque par exemple on problèmatise
en argumentant des objections, on élabore une problématique en
définissant des notions que l'on met en relation, on argumente à
partir d'une question...
. Le projet didactique est alors de construire ces compétences chez les
élèves. Par exemple, pour la capacité à argumenter,
par des exercices développant :
- la cohérence interne d'une pensée (Non contradiction
d'un argument : tuer l'assassin parce qu'il n'a pas respecté la vie ;
d'un raisonnement : sophisme) ;
- l'élaboration d'arguments pour soutenir ou combattre une thèse
: construction d'une typologie d'arguments (ex : consistance logique,
efficacité technique, rentabilité économique, légalité
juridique, légitimité éthique etc.), et de critères
de hiérarchisation (ex : le légitime plus pertinent que le
légal).
2) Articuler ces capacités philosophiques de base sur des tâches
et des compétences plus complexes : lire, écrire, discuter philosophiquement.
a) Lire philosophiquement.
Nous avons mis au point une lecture méthodique philosophique
d'un texte, où l'on pose au texte (et se pose) un certain nombre de questions
sur : le problème abordé, et ses enjeux philosophiques ; la thèse
soutenue et la (les) conception(s) combattues ; les arguments pour fonder ou
critiquer les réponses possibles ; la trame notionnelle structurant la
problématique et le raisonnement ; la fonction des images ou des exemples
éventuels .... L'élève peut ainsi, au cours de lectures
successives, commencer par les questions qui lui semblent le plus facile, se
donnant par la même un parcours individualisé de lecture (Pédagogie
différenciée).
Nous avons trouvé appui dans les outils linguistiques de la lecture méthodique,
travaillée en français : on peut repérer les démarches
conceptuelles à l'aide d'indicateurs linguistiques fournis :
- par l'analyse structurale. Le texte court " décontextualisé
" de l'examen fonctionne en effet comme un fragment autonome et clôturé,
où les champs lexicaux signalent le réseau conceptuel convoqué,
et les modélisations appréciatives ou dépréciatives
la hiérarchie de valeur entre ces notions...
- L'analyse de l'énonciation clarifie de même la polyphonie
des voix du texte (ex : jeu des pronoms pour savoir ce qu'il en est du point
de vue de l'auteur, de ses adversaires, et des destinataires...).
L'ordre de la découverte gagne ici à être distingué
de l'ordre de l'exposition, qui doit avoir une certaine logique (ex : question
et enjeux, problème soulevé, d'où solution ou thèse
combattue avec tels arguments, appuyés sur telle distinction conceptuelle).
b) Ecrire philosophiquement.
C'est la formulation d'une pensée qui lui donne une consistance conceptuelle.
D'où l'importance de l'écriture dans l'apprentissage du philosopher.
N. Grataloup a analysé avec pertinence les difficultés des élèves
devant la dissertation : ils perçoivent l'exercice comme scolairement
artificiel, avec des conseils formels, sans intériorisation de la logique
interne des opérations intellectuelles requises. Ils n'arrivent pas dans
le devoir à gérer les différences instances de l'énonciation
: un scripteur unique, à la fois existentiel et rationnel, s'adressant
à l'auditoire universel, et mettant en jeu plusieurs voix dont ils doivent
effacer les indicateurs linguistiques...
Notre réflexion a tenté d'éclairer cette compétence
complexe par quelques pistes :
- donner une base fonctionnelle à son travail : écrire pour
être lu et compris ;
- finaliser philosophiquement le sens de la tâche par une implication
personnelle ;
- expérimenter la nécessité d'articuler des processus
de pensée pour qu'il puisse y avoir réflexion ;
- clarifier la fonction scripturale en philosophie : passage d'un sujet empirique
à un sujet de droit impliqué, raison universelle comme auditoire;
- au lieu de conseils généraux inefficaces et de corrigés-types
inaccessibles, élaboration par les élèves eux-mêmes
de critères de réussite (à partir de copies jugées
" bonnes " ou " mauvaises "), et surtout de réalisation
(sur le comment faire, le processus, et pas seulement le produit) : c'est
une démarche d'auto-évaluation formative et de co-correction
entre pairs, qui permet de prendre conscience de la nécessité
d'expliciter sa pensée pour la communiquer à autrui, et de devenir
progressivement son propre lecteur philosophique.
Le deuxième volet de cette réflexion est de relativiser le monopole
scriptural de la dissertation. Car les philosophes n'ont fait des dissertations,
comme Kant ou Rousseau, que lorsqu'ils passaient eux-mêmes des concours.
Mais il se sont exprimés sous des formes diversifiées : le mythe
(Platon) , le poème (Lucrèce), le conte (Voltaire), le roman (Sartre),
la confession (Saint-Augustin), le théâtre (Camus), l'essai (Leibniz),
la méditation (Descartes) etc. Nous avons travaillé en atelier
d'écriture philosophique ces genres, en particulier l'aphorisme, la lettre
et le dialogue, qui peuvent parfaitement s'articuler dans une progression vers
la dissertation, et qui motivent les élèves par des greffes de
l'imaginaire et de l'interactivité sur la rationalité.
c) Discuter philosophiquement.
. L'oral, qui a connu son heure de gloire après1968, a reflué
au profit de l'étude des textes.
. La discussion est aujourd'hui appréhendée dans ses dérives
doxologique (échanger des préjugés), et sophistique (chercher
à vaincre plutôt qu'à -se- convaincre).
. Pourtant il y a une tradition philosophique de la discussion, sur l'agora
grecque, ou avec la disputatio au Moyen-Age. Et dans une perspective citoyenne,
le débat philosophique apparaît aujourd'hui comme un garant de
la qualité de l'échange démocratique.
. Nous posons comme hypothèse que l'on peut apprendre à philosopher
en discutant collectivement, en classe ou au café. Cela implique une
réflexion définissant les conditions auxquelles une discussion
peut être ou devenir philosophique. Nous avons dégagé trois
conditions de possibilité : un type d'animation (procédures démocratiques
et régulation socio-affective), des exigences intellectuelles au niveau
des processus de pensée, une éthique communicationnelle.
Il s'agit là d'une idée régulatrice au sens kantien, de
repères pour la pratique. Car la discussion philosophique en moyen (classe)
ou grand groupe (café) est une pratique sociale à inventer. Il
faut réfléchir aux difficultés spécifiques : pour
les participants, oser parler en public sur des sujets sensibles, en s'exposant
et en se confrontant à d'autres, en maîtrisant son affectivité
et dans le respect d'exigences intellectuelles ; pour un enseignant, gérer
la dynamique socio-affective d'un groupe d'adolescents en débat, à
la fois démocratiquement dans l'expression, et philosophiquement dans
la démarche...
D'où nos propositions de dispositifs :
- Variation de la formulation des sujets en fonction des effets induits (ex
: le sujet à énoncé alternatif pousse à l'argumentation
contradictoire, et non à la problématisation) ;
- prise de conscience des exigences de la discussion par rotation des rôles
(participant passif, actif, répartiteur de parole, reformulateur d'interventions,
synthétiseur sur le fond ou observateur sur la forme etc ...) ;
- phase réflexive systématique après les débats
pour analyser ce qui a facilité ou entravé la dimension philosophique
de la discussion ;
- travaux en petits groupes d'apprentissage discussionnel philosophiques,
avec consignes et guidage appropriés etc.
3) Redéfinir l'identité professionnelle du professeur de philosophie.
Nos travaux tendent à faire évoluer le paradigme organisateur
de l'enseignement philosophique français, qu'ils relativisent par l'éducation
comparée dans l'espace et le temps. Ils sortent la didactique de cette
discipline des limites de l'auto-référence, en convoquant, avec
vigilance épistémologique, des disciplines contributoires Ils
diversifient les exercices, les formes d'écriture philosophique, et donne
une pleine légitimité à l'oral. Ils mettent au centre du
processus enseignement-apprentissage l'activité philosophante de l'élève,
en repoussant l'idée d'un public captif qui passerait son temps à
prendre des notes. Ils proposent une approche des programmes à partir
des capacités des élèves à développer.
Les interventions du maître sont davantage articulées sur le questionnement
des élèves et les difficultés qu'ils rencontrent.
S'ébauche ainsi une redéfinition de l'identité professionnelle
du professeur de philosophie. Philosophe certes, sachant manifester une pensée
cohérente et impliquée devant des élèves. Mais aussi
professeur, et donc détenteur de savoirs et savoir-faire pédagogiques
et didactiques, capable de repérer les obstacles des apprentis-philosophes,
et de construire des dispositifs facilitateurs. Une telle professionnalisation
doit être développée dans la formation initiale et continue.
Conclusion: relever le défi d'un enseignement philosophique pour tous.
C'est une tâche difficile, voire un pari, que de vouloir enseigner à
la masse des élèves une discipline longtemps réservée
à une élite scolaire. Et ce dans une conjoncture où le
rapport des élèves au savoir scolaire est problématique,
rabattu sur un utilitarisme à court terme, induit par une situation économique
et sociale dégradée.
. La didactique de l'apprentissage du philosopher ne prétend pas résoudre
les problèmes d'origine sociétale. Mais elle peut contribuer,
dans sa sphère d'influence, à rendre accessible, par des médiations
appropriées, une discipline réputée abstraite. Cela suppose
que le maître sache se décentrer de son cours vers les difficultés
des apprentis-philosophes, et que l'enseignement de la philosophie cesse de
se vivre comme une citadelle assiégée par les sciences humaines
et le " pédagogisme ". S'ouvrir aux recherches pédagogiques
et didactiques, tout en maintenant des exigences sur le contenu, telle est la
voie d'un enseignement de la philosophie démocratique, développant
pour tous une culture commune du " penser par soi-même ".
Michel TOZZI
Maître de Conférences en Sciences de l'Education
Université P. Valéry - Montpellier III
BIBLIOGRAPHIE POUR ALLER PLUS LOIN
- Sur le courant hostile à la didactique de la philosophie :
MUGLIONI J., L'Ecole ou le loisir de penser, CNDP, Paris, 1993.
- Sur le courant d'une didactique de la philosophie autoréférencée
:
RAFFIN F. et al, La dissertation philosophique, INRP-CNDP-Hachette, Paris,
1994.
- Porteuse de ces deux courants, la revue de l'Association des Professeurs
de Philosophie de l'Enseignement Public, L'enseignement philosophique. Voir
par exemple le numéro de mars-avril 1993 sur " Pédagogie,
Didactique, Philosophie ".
- Sur les partisans d'une évolution :
Le secteur philosophie du GFEN (6, Av Spinoza, 94200 Ivry-Sur-Seine). Voir
le numéro de Dialogue " Tous philosophes ", 1990, et les
six brochures Pratiques de la philosophie.
Les Cahiers Pédagogiques N° 270 " Philosopher ", janv.
1989, et n° 329 " Français-Philosophie ", déc.
1994.
- Sur la philosophie pour enfants :
CARON A., (Dir.), Philosophie et pensée chez l'enfant, Montréal,
Agence d'Arc, 1990.
- Parmi nos travaux :
TOZZI M., Penser par soi-même, chronique sociale, Lyon, 1994.
TOZZI M. et al., Lecture et écriture du texte argumentatif en français
et en philosophie, CRDP de Montpellier - CNDP, 1995.
TOZZI M.et al, L'oral en philosophie, CRDP de Montpellier,1998.
Notes
(Cliquez sur les
pour revenir au texte)
1
- DERRIDA J., " Du droit à la philosophie ", Galilée,
Paris, 1990.
2
- Nous développerons dans cette contribution les deux premiers points,
plus pédagogiques et didactiques. Mais sans le troisième, plus
corporatif et syndical, ceux-ci resteraient des voeux pieux....
3
- La discussion entre non-philosophes, ou apprentis-philosophes, dès
lors qu'elle est conduite (en classe ou dans certains cafés philosophiques)
peut, en dehors de toute référence explicite, apprendre à
philosopher, dès lors qu'il y a un effort de rigueur pour savoir "
de quoi l'on parle et si ce que l'on dit est vrai ". cf. M. Tozzi "
Le café philosophique, un défi pour la pensée ", in
L'oral en philosophie, CRDP de Montpellier, 1998.
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