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Interroger la « leçon » de philosophie comme prototype de la magistralité

Posted By admin On 1 octobre 1999 @ 14:10 In Sur la didactique de l'apprentissage de philosopher | No Comments

Le cours de philosophie est l’exemple-type de la tradition magistrale : la circulaire de 1925, qui régit toujours cette discipline, fait de la " leçon " une " œuvre " personnelle du Maître. Elle est l’un des trois piliers fondateurs de l’enseignement philosophique français, avec les textes des grands auteurs comme modèles du philosopher, et la dissertation comme incontournable de son apprentissage.
Un…

faisceau convergent de représentations et de cristallisations institutionnelles surdétermine, et permet donc d’éclairer cette pratique dominante du milieu, et la résistance à la faire évoluer. Tirons quelques fils de cet écheveau.

  • La tradition historique de l’enseignement philosophique, depuis l’Antiquité, valorise la relation de Maître à disciple. Celui-ci, fasciné parle discours d’un maître qu’il choisit de suivre, se met à l’école de sa pensée et de sa vie, pour s’élever à son niveau de sagesse, à la puissance de sa réflexion.
  • L’identification de l’identité professionnelle d’un enseignant de philosophie à son identité disciplinaire (il est monovalent en France, contrairement à d’autres pays), l’amène à se percevoir, senommer et se vouloir d’abord philosophe, avant même que d’être professeur : il est donc, par son discours, incarnation d’une pensée en acte, exemple vivant de réflexion.
  • La maïeutique socratique, et plus largement le mouvement même d’une pensée, étant éveilleurs des âmes et accoucheurs des esprits, il s’ensuit l’idée que la philosophie est à elle-même etpar elle-même sa propre pédagogie ou didactique : toute tentative de didactiser la matière est au mieux au pléonasme, au pire une trahison si elle s’autorise d’un extérieur de la discipline.
  • Cet anti-pédagogisme est renforcé par le contentieux historique de la philosophie avec les sciences humaines, qui ont progressivement concurrencé la philosophie sur son terrain (réflexion surl’esprit avec la psychologie, sur la société avec la sociologie, sur le langage avec la linguistique etc.). Les sciences de l’éducation apparaissent comme instrumentation des relations humaines, technicisation de l’acte éducatif, oubli des finalités au nom de l’efficacité. Les nouvelles technologies évacuent la place centrale du Maître.

UNE LOGIQUE EXPOSITIVE

  • Cesreprésentations et critiques sont vigoureusement diffusées par les instances institutionnellement (Inspection) ou corporativement (Association des professeurs de philosophie) représentatives de l’enseignement philosophique. Celles-ci légitiment la prédominance d’une logique d’enseignement sur une logique d’apprentissage dans les pratiques, par la conformisation de celles-ci à la norme hiérarchiquementprescrite, ou partagée par la fraction autorisée du milieu.
  • D’où la valorisation exclusive dans la formation initiale d’un haut niveau disciplinaire, avec pour horizon souhaité l’agrégation, et l’organisation d’une formation continue centrée sur des conférences-débats autour des grands philosophes ou des problématiques philosophiques, au détriment d’une réflexion surles pratiques de classe.
  • D’où de même l’absence ou le contrôle étroit par l’institution de la recherche pédagogique, et une critique vigoureuse de toute innovation ou recherche remettant en question le paradigme en cours, considérée comme altérant, par des pratiques de rupture ou des apports extérieurs, l’identité de la discipline.
  • " La philosophie " éprouve aussibeaucoup de difficulté à travailler interdisciplinairement, et donc en équipe : par la métaphore du couronnement des études secondaires, et le refus de commencer plus tôt son enseignement, elle se veut " méta ", dans une position de surplomb, faisant l’épistémologie des autres disciplines (sans que l’inverse soit possible puisque l’épistémologie est uneréflexion philosophique), ce qui ne facilite pas une pratique " inter ". Elle se proclame discipline à part, avec des professeurs pas comme les autres, développant la singularité d’une pensée critique.
  • Cette place en fin de cursus secondaire (en France) ne l’amène pas à construire un curriculum sur plusieurs années, la dispense d’une réflexion sur une progressionpédagogique distinguant initiation et consolidation (quelle autre discipline peut avoir le même sujet au baccalauréat et à l’agrégation ?).
  • Et cette année (la seule) étant celle de l’examen symbolique du baccalauréat, celui-ci l’oblige, dès le premier mois et sans transition, à la préparation intensive de l’exercice très complexe de la dissertation.
  • Modalité d’évaluation sommative couperet, qui laisse d’autant moins de place à une démarche formative, qu’est vivement repoussée toute approche par objectifs ou compétences, toute évaluation analytique ou critériée qui expliciterait aux yeux des élèves ce qui est attendu. D’où les écarts de notes importants pour la même copie, et l’impression d’arbitraire ou de loterie chez les élèves.

QUELS CHANGEMENTS SOUHAITABLES ?

Cette configuration organisationnelle et représentative de l’enseignement philosophique est aujourd’hui fortement questionnée par le processus de " démographisation " (Langouet) du lycée : on est passé d’un enseignement d’élite à un public nombreux, dont les normes linguistiques et culturelles posent problèmeau modèle traditionnel, et interrogent fortement le sens et l’utilité d’une discipline abstraite et difficile.
Des changements s’imposent pour répondre à ce défi de la modernité : penser les conditions d’un enseignement philosophique de masse. Tel est l’enjeu de l’élaboration d’une didactique de l’apprentissage du philosopherNote1 , bien accueillie par les collègues étrangers. Quelles sont les principales réflexions et innovations de ces dernières années, qu’il faudrait généraliser ?

  • La décentration d’une logique d’exposition vers une logique d’apprentissage, qui prend en compte les opinions des élèves pour les faire se confronter entre elles, avec destextes et le professeur (émergence des représentations et conflit socio-cognitif).
  • La clarification pour les élèves des capacités philosophiques de base attendues : conceptualiser des notionsNote2 , problématiser des certitudes et des questions, argumenter des thèses et desobjections.

Philosopher apparaît didactiquement comme l’articulation, dans l’unité et le mouvement d’une pensée impliquée, de ces trois processus de penséeNote3 . Définir, (s’)interroger et fonder ayant des intentions réflexives différentes, des exercices spécifiques peuventêtre proposés pour les actualiserNote4.

TROIS COMPETENCES

Ces capacités interdépendantes sont mises en œuvre sur trois activités complexes, développant trois compétences :

1) Lire philosophiquement un texte.

Il s’agit de repérer dans un texte ces processus, et deconstruire philosophiquement son sens en les mettant soi-même en œuvre, par un itinéraire individualisé de questionnement proposé. Les acquis des élèves en lecture méthodique (développée en français) peuvent aider à identifier ces processus chez l’auteur à partir de certains marqueurs linguistiques (ex : connecteurs logiques pour l’argumentation5 ).

2 – Ecrire un texte philosophique.

L’activité consiste à mettre en texte ces processus de pensée, en s’appuyant sur la dynamique de la réflexion et des processus rédactionnels (interrelation entre des démarches de planification, de textualisation et de relectures).
On peut d’ailleurs préparerprogressivement à la dissertation : on part d’une courte phrase (aphorisme) travaillée en expansion ; ce texte est ensuite échangé en binôme et on s’envoie des lettres philosophiques ; puis on réalise un dialogue écrit dont en efface les marqueurs dialogiques pour cheminer vers la dissertationNote6.

3- Discuter philosophiquement.

Il s’agit de valoriser l’oral et l’échange verbal comme mode d’apprentissage du philosopher (alors que la discussion avait disparu de l’ancien projet de programme !) ; d’instaurer la classe en " communauté de recherche " (Lipman), à partir de procédures démocratiques de circulation de la parole (dans une perspective d’éducation à la citoyenneté), d’exigencesintellectuelles philosophiques, d’une " éthique communication-nelle du meilleur argument " (Habermas), où l’on fait l’épreuve cognitive de l’altéritéNote7 .
Il ne peut y avoir de dévolution d’un problème philosophique aux élèves que s’ils perçoivent sonexistentialité et son urgence. Le désir de " penser par soi-même " n’a de sens pour l’élève que si le débat est un lieu où il peut librement amener ses interrogations et proposer à titre d’hypothèses ses solutions provisoires ; si le texte philosophique apparaît comme réponse possible aux problèmes qu’il (se) pose ; si l’écriture apparaît comme un outil conceptuel pourélaborer et communiquer sa pensée, et non comme un simple exercice scolaire obligé.
De ce fait une recomposition de l’identité professionnelle du professeur de philosophie s’impose : s’il ne doit pas hésiter, en tant qu’intellectuel, à donner lui-même l’exemple d’une pensée impliquée, il doit aussi se concevoir comme pédagogue, médiateur entre l’élève et laréflexion philosophique.
Ceci implique une formation initiale et continue qui articule savoirs disciplinaires et démarches pédagogique et didactique, avec des formateurs imprégnés de cette multiréférence. Ceci suppose enfin le développement de la recherche et l’encouragement à l’innovationNote8 . Nous travaillons par exemple actuellement sur le développement de l’entretien philosophique de groupe et de la discussion philosophique à l’école élémentaire et en SEGPA …

Michel TOZZI
Sciences de l’éducation
Université P.Valéry – Montpellier III


Notes
(Cliquez sur les pour revenir au texte)

1- Cf. Apprendre à philosopher dans les lycées d’aujourd’hui, Hachette-CRDP de Montpellier, 1992.

2 – Etude philosophique d’une notion, d’un texte, CRDP de Montpellier, 1993.

3 – " Contribution à l’élaboration d’une didactique de l’apprentissage du philosopher ", Revue Française de Pédagogie, n°103, INRP, 1993.

4 – " Peut-on didactiser l’enseignement philosophique ? ", L’enseignement philosophique, nov-déc 1995.
Penser par soi-même. Initiation à la philosophie, Chronique sociale, Lyon, 1994.

5 – Lecture et écriture du texte argumentatif en français et en philosophie, CRDP de Montpellier, 1995.

6 – Ouvrage à paraître sur Les formes diversifiées d’écriture philosophique.

7 – L’oral argumentatif en philosophie, CRDP de Montpellier, 1999.

8 – " De la philosophie à son enseignement : le sens d’unedidactisation ", in Savoirs scolaires et didactiques des disciplines, ESF, Paris, 1995.


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