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Quelle identité professionnelle pour notre métier ?

Posted By admin On 30 novembre 1999 @ 17:11 In Sur l'analyse des pratiques professionnelles | No Comments

Le colloque co-organisé par le CRAP-CAHIERS PEDAGOGIQUES et l’IUFM de Montpellier fut l’occasion d’analyser la crise identitaire actuelle du métier d’enseignant, recomposé par des évolutions sociétales et institutionnelles significatives.
Face à la multiplication de supports d’information sophistiqués (radio-télévision-ordinateur), autrement plus attirants que la parole magistrale (fascination de… l’image et du multimédia), et à des parents dont le niveau général d’études s’élève, l’enseignant n’a plus le monopole du savoir, ni le prestige qui s’attachait à sa culture, et à son rôle de transmetteur de connaissances.
Le poids du chômage pèse sur l’investissement des élèves dans leurs études , qui ne sont plus un passeport assuré pour l’emploi. Il rendplus consumériste leurs stratégies scolaires, et la demande sociale d’éducation des parents (surtout des classes moyennes), pour lesquels l’école n’apparaît plus comme un ascenseur social. Ceux-ci prennent de plus en plus parti, en cas de difficultés, pour leurs enfants contre les enseignants.
La "démographisation" (Langouët) considérable du système éducatif dans le cadre d’unsystème plus unifié (collège unique, seconde de détermination) pose des problèmes d’hétérogénéité de niveaux des élèves qui oblige à une différenciation complexe, et au vertige des préalables méthodologiques. Il faut gérer, dans une école qui se "désinstitutionnalise" (Dubet), un nombre plus important de comportements individuels etcollectifs "incivils", surtout dans certaines classes ou quartiers, avec une dynamique moins solitaire, par nécessité plus solidaire avec les collègues.
Dans une société individualiste et très concurrentielle, où le tissu social se relâche dans des familles éclatées, des zones déstructurées, une vie associative politique affaissée, on demande à l’écoleet à ses personnels, qui reflètent cet air du temps, de "resocialiser" la société, par la promotion de la coopération et de la solidarité.
L’enseignant se trouve donc confronté à une demande pressante, symptômatique d’un malaise sociétal, qui s’inscrit institutionnellement dans des missions nouvelles, multiples, en tension et parfois en contradiction entre elles, d’où des conflitsinter et intraindividuels au nom de hiérarchisations divergentes : il lui faudrait à la fois cultiver et professionnaliser, instruire et socialiser, épanouir l’enfant et le conformer pour qu’il s’intègre, lui apprendre à s’adapter et en même temps à résister …
D’un métier fondé dans le second degré sur l’identité disciplinaire et la transmission d ‘un savoir par un maître,qui se vit comme semi-libéral par la préparation des cours et la correction des copies chez soi, structuré par le face-à-face dans le huis-clos de sa classe, on passe à une profession où s’empilent des fonctions : médiateur, animateur, passeur culturel, constructeur de dispositifs, utilisateur de nouvelles technologies, socialisateur d’individus et de groupes, coordonnateur d’équipes pédagogiques etéducatives, orientateur, négociateur de projets de classe et d’établissement, partenaires de parents, collectivités locales, intervenants, associations de quartier, entreprises …
Le paradigme du cours magistral est battu en brèche par les recherches sur les processus d’apprentissage, et les injonctions institutionnelles sur les études dirigées, parcours diversifiés, travaux personnels del’élève, suivis plus individualisés, approches interdisciplinaires, mise en pratique de la citoyenneté par des actes (et pas seulement par des apports de connaissances sur les institutions).
Il faut maîtriser sa discipline non seulement théoriquement (la savoir), mais didactique-ment (savoir l’enseigner), gérer pédagogiquement et dans l’urgence l’aléatoire des attitudes du groupe-classe, la diversité des niveaux et des comportements, s’adapter à la spécificité d’un public dans une situation locale, en ajustant les projets de classe et d’établissement à l’environnement, sans se contenter de directives nationales.
Bref, devenir plus professionnel : aller au-delà à la fois d’un “ art ” plus ou moins intuitif d’enseigner, et de la sécurité routinière de “ tours de main” stabilisés ; être capable, face à des situations complexes d’initiatives, de choix statégiques responsables, dans une autonomie plus grande ; devenir créateur de savoirs pédagogiques dans des situations-problèmes inédites ; et s’accompagner soi-même, par l’analyse de ses pratiques, dans une remise en cause permanente face aux évolutions, en s’investissant dans une formation permanente.
C’est pourquoi, pour mieux cerner ces changements, sont apparus des référentiels de compétences balisant de repères une identité qui se cherche, points de référence pour la formation initiale et continue des personnels, et des cadrages institutionnels de leurs "missions".
C’est à leur définition en contexte que s’attache F. Clerc dans sa conférence. Dans l’atelier 2, G. Molière travailleavec les enseignants eux-mêmes les représentations qu’il se font de ces compétences, et C. Fenrich nous montre comment elle s’y prend en formation initiale avec les professeurs de collège et lycée débutants.
Mais une identité professionnelle, surtout dans le domaine éducatif, où les finalités dessinent l’homme et la société de demain, se définit tout autant par des valeurspartagées que par des compétences techniques.
Si la référence générale aux droits de l’homme fournit le référent démocratique d’un vague consensus, comme la délimitation de quelques bornes éducatives (du type responsabilité, autonomie, entraide etc.), il n’en va pas de même dès qu’il s’agit de formaliser concrètement des permissions ou des interdits (ex : la casquette ou le chewing-gum), d’élaborer des règles communes, de traduire dans les pratiques la convention des droits de l’enfant ou les textes sur les droits des élèves, car il y a des enjeux de pouvoir et des dissensus idéologiques.
Face à la crise de la transcendance ("la mort de Dieu"), à la difficulté de sauver l’universel du relativisme des cultures et de la pression des communautés,à l’individu moderne nietzschéen qui crée ses propres valeurs, au conflit de légitimité entre "république et démocratie", "droit à l’égalité et droit à la différence" (cf. l’affaire du foulard), on constate une difficulté à construire, dans la classe, entre collègues, dans l’établissement, des compromis acceptables partagés, surlesquels pourtant se joue la cohésion d’une communauté éducative. L’insistance institutionnelle descendante sur l’éducation à la citoyenneté, mêlant pêle-mêle civilité et civisme, la juridicisation croissante du monde scolaire révèlent par exemple l’incapacité collective du corps enseignant à contractualiser avec l’ensemble des acteurs, à s’autoréguler par laproduction d’une déontologie commune. C’est à cette question que se confronte l’atelier 5 de D. Comte et M. Vidal.
Devant ces bouleversements de l’identité professionnelle, les innovateurs, par exemple du Crap-Cahiers Pédagogiques, font face : ils précèdent souvent le mouvement, par leur capacité plastique à réagir, à chercher des solutions pratiques à des difficultés qui apparaissent, au moment où les chercheurs n’en sont qu’à leur problématisation, et où les responsables du système éducatif vont tarder à prendre la plume administrative des circulaires. Ils sont même, plus souvent que dans le passé (où leur pratique était essentiellement de rupture dans une institution conservatrice), en phase avec certaines réformes proposées pour prendre en comptel’inadaptation du système aux problèmes rencontrés.
Mais une majorité d’enseignants vivent mal les évolutions du public scolarisé et les changements proposés. Ils considèrent comme un malentendu, une rupture de contrat, l’atteinte au noyau dur de l’identité disciplinaire classique. Etre révolutionnaire aujourd’hui disent-ils, c’est conserver : transmettre le patrimoine culturel, sauvegarder lapolitesse, garantir les acquis des conditions de travail, ne pas se laisser contaminer par des identités périphériques : animateur socio-culturel (du groupe-classe), éducateur d’école (comme on dit éducateur de rue), psychologue, assistante sociale ….
Dans ces résistances au changement, la gauche républicaine de la réussite pour tous par des moyens supplémentaires, pour le haut niveau desconcours et des disciplines, et contre la dérive d’une école libérale à deux vitesses, manifeste au coude à coude avec la droite de la sélection scolaire et de la pacification sociale par la restauration sécuritaire d’un ordre moral. C’est cette question qui agite le milieu : "s’adapter ou résister ?" (et à quoi ?), qu’aborde de front l’atelier 4 de C. Dupuy.
Vis-à-vis de cetteidentité à (préserver ?) dé-reconstruire, la formation des personnels occupe une place stratégique et focalise les débats et les oppositions, parce qu’elle suppose de se mettre d’accord sur ce qu’est un enseignant aujourd’hui, plus exactement ce qu’il doit être, et d’anticiper sur ce qu’il va/doit devenir : quelle formation pour professionnaliser les acteurs, préparer à débuter dans ce métier"impossible" (Freud), et accompagner en continu l’évolution de trente-cinq ans de carrière ? Doit-on donner, au-delà des spécificités de degrés, de disciplines, de types et de lieux d’établissement, une “ culture commune ” d’enseignant à l’instituteur polyvalent et à l’agrégé de philosophie, à la "professeure" de français de collège et auprofesseur de maçonnerie de lycée professionnel, au professeur de mathématiques en classe préparatoire et à l’institutrice de maternelle en ZEP ?
Y a-t-il des identifiants semblables (par exemple l’utilisation de la voix, la connaissance des processus d’apprentissage ou l’approche d’une évaluation formative), ou s’agit-il de métiers différents ? Jusqu’où aller dans la formation personnelle (le travail sursoi), dans une profession relationnelle ? L’identité professionnelle proposée dans les IUFM est-elle celle des "innovateurs" ? Se confrontent ici la légitimité d’une culture pédagogique transversale et celle de la spécificité des didactiques disciplinaires, les conceptions du métier, les intérêts syndicaux et associatifs des corps, grades, disciplines … C’est cette idée que laformation est ou peut être un creuset pour l’émergence d’une identité (d’identités ?) professionnelle(s), et la question du type de formation souhaitable si cette hypothèse est avérée, qui sont ici interrogées dans l’atelier 1 avec J.P. Udave, et dans la conclusion avec R. Etienne, Directeur du site IUFM de Montpellier.
Au cœur de cette formation tant initiale que continue, une idée force apparaît: dans des situations complexes, parce qu’il s’agit de "métiers de l’humain" (M. Cifali), dans une société incertaine d’elle-même, et où l’obligation de "décider dans l’urgence" (P. Perrenoud) et les "effets de contexte" surdéterminent la nécessité de réponses adaptatives, l’analyse des pratiques, et d’abord de sa propre pratique professionnelle, pourrait être cette démarche d’intelligence des situations et des logiques d’acteurs qui permettrait de comprendre ce qui se passe, dans sa classe et son établissement, et d’ajuster au plus près l’anticipation de ses activités au réel du terrain ; d’appréhender les problèmes posés dans l’exercice du métier, par la description fine des situations, la verbalisation et l’explicitation métacognitive des actes professionnels,la mutualisation en groupe d’hypothèses clarificatrices.
Mais comment analyser avec rigueur, rester dans la description, l’explication ou la compréhension (pour reprendre deux paradigmes des sciences humaines), sans (se) juger ni conseiller (autrui) ? Avec quelles démarches (orale et écrite, en groupe ou en entretien …), quels référents théoriques (mono ou multiréférence ?), quels outils d’analyse (grilles d’observation par exemple) ? Et comment apprendre à (s’)analyser, quelle formation à l’(auto-) analyse ? Telles sont les questions soulevées par l’atelier 3 de M. Pantalacci et N. Aucouturier.
Comme tout colloque sur un sujet brûlant, celui-ci apporte plus de questions que de réponses. Mais il ouvre des pistes de réflexion et de pratiques. L’hypothèse ici explorée est qu’enseigner est un "métier nouveau" (P. Meirieu), qui comme tel suppose une redéfinition de son identité, et pour favoriser l’émergence d’une culture commune, suppose une professionnalisation par la formation initiale et continue. Si les sciences de l’éducation travaillent cette hypothèse au niveau de la recherche, et si les IUFM tentent de l’opérationnaliser, elle ne manque pas cependant d’être interrogée dans le débatfrançais, et c’est de saine épistémologie, quand elle ne sombre pas dans l’idéologie, que de mettre à l’épreuve les hypothèses.

Michel Tozzi
Maître de Conférences
Directeur du Département
Des Sciences de l’Education
de l’Université Paul Valéry (Montpellier 3)


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