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Qu’est-ce que le courage ?

Posted By admin On 31 décembre 2003 @ 10:12 In L'école primaire (de la maternelle au CM2) | No Comments

Le « débat d’interprétation » sur des albums de jeunesse qui  « résistent » ouvre au questionnement. Une opportunité pour le prolonger par des discusssions « à visée philosophique »

La littérature fait son entrée « officielle » dans les programmes du premier degré, non plus seulement comme réservoir de techniques…

d’écriture à observer et réinvestir, ni comme simple support de « lectures plaisir » souvent autonomes, mais bien pour elle-même. Cette direction nouvelle peut avoir une conséquence que les concepteurs des programmes n’avaient peut-être pas prévu : conduire ceux qui ne pratiquent pas encore la discussion à visée philosophique à s’y intéresser et légitimer Note1 voire enrichir les pratiques de ceux qui la mettent déjà en oeuvre. Il vaut donc la peine de questionner les relations entre littérature pour la jeunesse et philosophie.

Par littérature, ou oeuvre littéraire, nous entendons ici Note2 non pas l’ensemble des livres de fiction, mais bien les textes qui témoignent d’une vision singulière du monde, d’un regard propre à l’auteur, d’un effort de dévoilement du réel, de son sens profond, que l’expériencequotidienne ne montre pas et que le langage courant ne dit pas directement. S’il y a un « langage littéraire », ce n’est pas par sa possible visée esthétique, mais d’abord par la recherche de l’adéquation entre ce qu’on veut dire et la façon la plus appropriée de le faire. La recherche conjointe du « dire le monde » et de « inventer le langage qui formulera ce qu’on veut dire du monde »fera que la création, ici le texte, sera – peut-être – une oeuvre d’art. Pour illustrer le texte qui résiste, comparons deux ouvrages lisibles par des élèves de cycle 3, tous deux de qualité, et pouvant servir de lanceurs pour un débat sur l’identité sexuée (être une fille / un garçon).

DEUX EXEMPLES

Le premier, Frédéric et Frédérique , Note3 est à dominante factuelle. C’est un coffret de deux albums symétriques : Frédérique aime faire tout ce que font les garçons (ou ce que les stéréotypes disent tel) mais soit on la gronde, soit, au mieux elle attirela moquerie. C’est l’inverse pour Frédéric. Tous deux se rencontreront. Cet ouvrage pose clairement la question : « qu’est-ce qui fait qu’on est une fille, un garçon, peut-on ne pas ressembler à l’image attendue que les autres se font d’une fille, d’un garçon ? » Il peut aussi permettre d’étudier certains procédés de l’écriture de fiction et donc intéresser le maître en tant que« professeur de français », mais il n’y a qu’un niveau de lecture possible et le sens se donne d’emblée. L’autre ouvrage pose davantage de problèmes, sera plus intéressant pour une lecture littéraire et permettra sans doute mieux d’entrer dans la problématique, sans analyse mais par le travail de construction du sens. Il s’agit de Ce que font les petits garçons 4  : ouvrage transparent à première vue (une vingtaine de garçonnets font chacun quelque chose qui n’est pas forcément sexué : avoir faim, réfléchir, visiter une exposition etc.), mais tout change si on met le texte en relation avec les images : nereprésentent-elles pas des fillettes qui observent les garçons, ou imaginent ce monde « inconnu » d’après elles-mêmes ? La simple lecture-interprétation, caractéristique de la lecture littéraire, permet d’entrer plus profondément et de façon moins manichéenne dans le sujet.

Du point de vue pédagogique, la différence entre ces deux ouvrages est que le premier se donne àlire directement ou presque, les seuls obstacles à la compréhension étant « techniques », donc faciles à lever avec l’aide du maître, alors que le second exige un travail d’investigation plus fin, donc du temps pour s’approprier en douceur une problématique qui n’est pas au départ celle de tous les élèves, mais a de grandes chances de le devenir à la suite de ce travail progressif d’élucidation du(ou mieux, des) sens. Ce qui est un premier élément de réponse à l’objection possible selon laquelle le travail sur la littérature est un grand détour dont on pourrait se passer.

Sans doute, si on vise l’efficacité immédiate d’une lecture pour enclencher une question philosophique, on préfèrera des textes explicites, immédiatement lisibles, comme « Frédéric ». Mais si ontient à une relation interdisciplinaire entre activités de français et de philo, on préfèrera un texte qui pose des problèmes. Par ailleurs, ces textes littéraires qui ont plusieurs niveaux de lecture ou plusieurs sens possibles ont l’intérêt de faciliter le démarrage d’une discussion explorant plusieurs directions de réflexions possibles. Ils posent toujours des problèmes : d’interprétation d’abordcar ils sont parfois ambigus et ne livrent pas leur sens immédiatement. Et si on revient aux programmes, on y lit que les oeuvres littéraires choisies pour la classe doivent être l’objet de débat sur les enjeux moraux, esthétiques ou philosophiques de l’oeuvre (encore faut-il choisir, précisément, des oeuvres qui aient de tels enjeux et où il reste quelque chose à discuter, où tout ne soit pas donnéd’emblée) : on se situera donc dans le respect de ces textes en organisant des « débats philo » selon leurs modalités propres à la suite de la lecture de tels textes.

YACOUBA

Yacouba est un adolescent d’une tribu africaine de guerriers. Son rite d’initiation pour devenir adulte est de tuer un lion. Mais il rencontrera un lion blessé qu’il ne tuera point, et deviendra simple berger du troupeau?qui nesera plus attaqué par les lions Note5 .Il aura été confronté au dilemme : « Soit tu me tues sans gloire, et tu deviens guerrier, soit tu me laisse en vie, et tu seras banni de ta tribu ». Il faudra certestravailler la « compréhension » du texte, expliquer par exemple ce que signifie « gloire » ou « banni ». Mais après commencera le « débat d’interprétation » : Yacouba est-il lâche de ne pas tuer un lion comme exigé par sa tribu? Ou est-il courageux de résister à la norme du groupe au risque de l’exclusion, en vrai pacifiste qui refuse la violencepour devenir viril ? Ou courageux parce qu’en vrai guerrier prêt à risquer sa vie, il ne tue pas un lion blessé ? Plusieurs interprétations sont également légitimes, ouvrant la discussion. Et celle-ci s’approfondira si elle tente de définir ce qu’est le courage .

L’histoire est alors le support d’une discussion « à visée philosophique », puisque l’on tente de définir uneidée générale et abstraite, pas seulement un mot de la langue en français, dont on aurait la réponse d’emblée dans le dictionnaire, mais une notion , tentative de conceptualisation philosophique inaugurée par Platon dans le Lachès , dont on ne saura le contenu du concept qu’à l’issue d’une démarche réflexive. Par exemple le courage, est-ce une réalité essentiellementpsychologique  : le fait d’assumer sa peur devant un risque objectif ou perçu comme dangereux ( ex : affronter un lion, attaquer une banque), dans une situation exceptionnelle? Ou celui (le courage « ordinaire ») d’affronter la quotidienneté d’une vie affectivement, physiquement ou professionnellement douloureuse ? Bref faire face à un problème difficile? Ou le vrai courage est-il plutôt d’ordreéthique , une « vertu » : une conscience, une volonté qui sait résister aux tentations malignes, aux pulsions sauvages, aux lois illégitimes (tuer pour être admis dans son clan, Antigone désobéissant à Créon pour enterrer son frère, ennemi de la cité), parce que la conduite est ordonnée par des valeurs , quoi qu’il en coûte ?

La démarche« philosophique » vise, à partir d’un narratif anthropologiquement problèmatique, dont l’interprétation « résiste », à explicitement le problèmatiser pour entrer dans le réflexif , et développer des processus de pensée : quelle question de fond, posée par l’album mais de portée universelle pose le texte (1problématisation  : « Faut-il par exemple toujours obéir aux règles de son groupe d’appartenance ? ») ; quelles sont les notions qui sont en jeu dans le problème (ex : le courage), comment les définir pour savoir « ce dont on parle » ( 2 conceptualisation ), quelles sont les distinctions conceptuelles qui permettent d’avancer dans la réflexion(ex : légal/légitime) ; qu’est-ce qui peut fonder une réponse à la question posée, pour déterminer « si ce que l’on dit est vrai » (3 argumentation) . C’est la vigilance du maître sur la mise en oeuvre de ces trois processus de pensée qui peut assurer à la discussion plus générale qui suit le débat d’interprétation une visée philosophique, et permetd’articuler la didactique du français à celle de la philosophie.

N.B. Voir M. Tozzi (coord.), Les activités à visée philosophique en classe : l’émergence d’un genre ?, Crdp Bretagne, 2003 .

Elisabeth Bussienne, professeur de français à l’Iufm du Mans
Michel Tozzi, professeur en sciences de l’éducation à Montpellier 3

Notes
(Cliquez sur les pour revenir au texte)

1 – S’il en était encore besoin?

2 – parmi d’autres définitions légitimement possibles

3 – V. Dumont et M. Bouchet, Frédéric et Frédérique , Actes Sud Junior, 1996

4 – N. Heidelbach, Ce que font les petits garçons,   Seuil jeunesse

5 – T. Dedieu, Yacouba, Seuil Jeunesse, 1994.


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