Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

Discussion et autorité en éducation

La pratique sociale de la discussion, dont l’un des genres, la « confrontation des opinions », a été amplifiée par l’explosion des médias (exemple d’émission : « ça se discute ! ), a diffusé dans la société globale. L’exigence démocratique, inséparable de l’obligation de discuter pour déterminer le bien commun, semble se…

développer avec l’élévation du niveau d’éducation de la population. La montée de l’individualisme et « le déclin de l’institution » (F. Dubet), qui préformatait chacun dans des habitus de rôles fonctionnels, amène à recourir soit au rapport de force, soit au raidissement législatif, soit à la discussion pour résoudre les conflits ou réguler lesdysfonctionnements croissants de la communication.

C’est ainsi que le débat est à l’ordre du jour dans le système éducatif français, dans la vie scolaire ( formation des élèves délégués), dans la vie de classe (on encourage dans le primaire, alors qu’ils apparaissaient jadis comme subversifs, la mise en place de « conseilscoopératifs » de type Freinet ou « pédagogie institutionnelle » ; on a institutionnalisé une heure de vie de classe dans le secondaire, avec des « débats de régulation ») dans l’enseignement des disciplines : en français on demande des « débats d’interprétation » oraux sur des textes à partir de passages qui« résistent » dès la maternelle, on vise à développer des capacités argumentatives par des discussions dans le cadre d’une didactique de l’oral en constitution ; en  éducation civique  (rebaptisée « vivre ensemble »), on a rendu obligatoire en Cycle 2 et 3 de l’école primaire une demi-heure de débat par semaine ; en sciences économiques etsociales on débat sur des « questions socialement vives » ; en mathématiques on organise à partir de « problèmes ouverts » des « débats scientifiques » ; en sciences expérimentales on confronte des hypothèses à partir d’énigmes sur des phénomènes naturels (cf la démarche de situations problèmes de « la mainà la patte »).

On a introduit au lycée l’ECJS (Education Civique, Juridique et Sociale), qui n’est pas une discipline mais un « enseignement », avec l’objectif explicite de la « méthodologie du débat argumenté ». Dans l’expérimentation de la philosophie en lycée professionnel, la discussion l’emporte sur le cours magistral ou ladissertation. Les innovations font une large part à la discussion : on voit émerger dans le système éducatif des « discussions à visée philosophique » au primaire et en collège etc.

On peut interpréter cette récurrence, cette insistance comme un symptôme : le débat est en effet à la rencontre de finalités jugées actuellement décisivespour le système éducatif, l’éducation à la civilité et à la citoyenneté, la maîtrise orale de la langue, la co-construction des savoirs. Il tente ainsi d’articuler ce qui fait crise à l’école et dans la société : le rapport à la loi, par une relation plus coopérative au pouvoir, acceptant le bien fondé des règles del’échange, qui échappe tant à l’autoritarisme rejeté qu’à un laxisme anomique ; le rapport au savoir, par une relation signifiante, non dogmatique et plus socialisée à la connaissance, plus conforme à la conception épistémologique moderne du rapport à la vérité ; la quête de sens, en redonnant une signification aux apprentissages scolaires (ex : ledébat en mathématiques), ou à la vie (discussion à visée philosophique).

Mais qu’en est-il de l’introduction du mode discussionnel dans la relation éducative et le champ de la transmission ? Qu’introduit celui-ci dans la « forme scolaire » (G. Vincent) ?

Une reconfiguration de l’autorité ?

L’autorité traditionnelle (le chef, le pater familias, l’enseignant comme « maître ») ne discute pas. Elle prend seule les décisions, pour le bien de la communauté. Cette autorité informe, elle peut expliquer, mais elle n’a pas à, ne doit pas, et même n’a pas intérêt à justifier ou argumenter sa position. C’est l’autorité qui fait argument, et nonl’argument autorité. Quand on est indiscuté, on ne peut entrer dans le discutable et le négocié sous peine de se faire remettre en question, de faire vaciller sa légitimité. Une autorité qui discute, à terme se discute, et risque de se dissoudre.

C’est contre cette conception « autoritariste » de l’autorité éducative que se sontélevées  la « pensée 68 » et, sur un autre registre, les méthodes actives de « l’éducation nouvelle », fondées sur l’intérêt de l’enfant et le « travail coopératif » (Freinet), s’appuyant sur la mise en activité des élèves, le travail en groupe, le débat de régulation et de décision dans la classe,considérée comme micro société où l’on prend des initiatives et des responsabilités. Le maître, jadis propriétaire du monopole de la parole légitime, négocie l’ordre du jour du conseil, et demande la parole à l’élève président de séance. ! Quant à la « pédagogie institutionnelle » (Oury-Vasquez, Pain), influencée par lecaractère structurant de la loi dans la psychanalyse, elle insiste sur la délimitation d’un cadre (les « métiers », les « ceintures », le « conseil » et ses procédures etc.), pour organiser par des « institutions » la cogestion de l’autorité et des apprentissages. La discussion démocratique et le partage du savoir entre pairs, notamment parl’entraide, sont par là entrés dans la classe. Les responsables du système éducatif ont compris, suite à la multiplication des incivilités scolaires, que l’apprentissage de la discussion pouvait constituer, notamment dans les zones sensibles, un moyen de pacification scolaire, comme éducation à la civilité par une socialisation démocratique des individus et des groupes.

Que devient alors une autorité qui discute ?Discuter n’entraîne-t-il pas une parité, une horizontalité qui « déverticalise » sa position de surplomb, et disqualifie sa prétention, par l’antériorité de l’âge, la supériorité de l’expérience et des connaissances, le mandat sociétal à éduquer ettransmettre ? Introduire une exigence démocratique de discussion dans la relation éducative familiale et scolaire, constituée de l’asymétrie des âges (adulte-enfant), des statuts (parent-enfant, maître-élève), des compétences et des responsabilités (éducative, civile, pénale), n’est-ce pas saper les bases de l’ordre social, des hiérarchies anthropologiquement légitimes, de lacontinuité inter ou transgénérationnelle, des institutions nécessaires pour intégrer les enfants dans un monde humain ? Importer dans la communauté affective familiale ou dans l’apprentissage scolaire, à un moment où l’on n’est que citoyen potentiel, et où il s’agit moins de transformer la société professionnellement ou civiquement que d’engranger le capital humain amassé, unmodèle d’adultes citoyens égaux en droit dans la cité, n’est-ce pas transférer sauvagement et indûment des concepts et des pratiques du registre politique au registre éducatif ?

Le concept d’« autorité éducative démocratique »peut-il alors avoir un sens ? L’autorité peut-elle être aussi construite, conquise,progressivement reconnue, et pourquoi pas méritée, par la capacité à proposer, et pas seulement imposer, à écouter et prendre en compte, à décider après avoir consulté, recueilli des avis, à synthétiser des points de vue divers ? L’autorité qui se mérite par un processus de reconnaissance de compétences en gestion de groupe et de conflit, d’expérience desituations, de connaissances dans un domaine, qui se fonde sur la confiance en une personne fiable, qui sait prendre ses responsabilités mais aussi déléguer du pouvoir peut être un nouveau modèle de référence. Est-il possible avec des enfants et des adolescents ?

Car il subsiste du non négociable, par exemple en matière d’interdictions relatives à la législation ou à lasécurité, qui s’imposent à l’éducateur lui-même, et dont il est le garant réglementaire, engageant sa propre responsabilité juridique, sans compter ses propres valeurs éthiques qu’il juge formateur de transmettre et de ne pas transgresser. Pas d’autorité sans obligation de faire respecter certaines règles, et donc sans sanction en cas de transgression. Une autorité éducativedémocratique croit à la nécessité d’expliquer le bien fondé d’une sanction. Elle n’est donc pas sans « autorité ».

Entre le laxisme où se dissout toute autorité, alors qu’une personnalité en construction identitaire a besoin de limites à son fantasme de toute puissance, et l’autoritarisme, qui ne correspond plus aux tendances sociétalesd’un individualisme émancipateur, et serait perçu comme atteinte aux libertés individuelles et aux droits de l’enfant, une nouvelle figure de l’autorité éducativese cherche,articulant la consistance d’une normativité nécessaire avec des processus régulateurs de discussion.

Laisser un commentaire


google

couk