Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

Conclusion : « Peut-on apprendre à philosopher en discutant ?

C’est la question de fond de cet ouvrage. Ce pourrait être en France un sujet de philosophie au baccalauréat, ou à l’agrégation de philosophie. Hautement improbable cependant, à cause de la méfiance de l’Inspection générale de philosophie vis-à-vis de la discussion entre les élèves… Et pourtant un sujet abordé à la fois intellectuellement et concrètement dans les…

cafés philo, dont l’activité essentielle est discussionnelle, et nombre de classes pratiquant des activités à visée philosophique. Les spécialistes recommanderaient certainement, pour traiter philosophiquement la question posée :

- d’expliciter ses présupposés (il est possible de philosopher, et il y a des voies pour y parvenir) ;

- de formuler des questionscorrélées au sujet proposé (ex : la philosophie est-elle d’essence dialogique ? Quelle est la place et le rôle de « l’autre » dans le philosopher ? Comment philosopher ? Comment apprendre à philosopher ?) ;

- de chercher derrière la question un problème, c’est-à-dire d’une part des enjeux (ex : parler de « café philo » pour nommer le lieu d’échanges prétendument philosophiques, n’est-ce pas un oxymore qui trahit le sérieux de la philosophie ? Dire « philosophie » avec les enfants, n’est-ce pas confondre penser et parler, ou philosopher et réfléchir ?) ; et d’autre part une difficulté à y répondre ; ex : le bruit, l’immédiateté et lavolatilité de prises spontanées de paroles sont-ils compatibles avec les exigences philosophiques d’une pensée, nécessitant souvent solitude et silence propices à la méditation (le poële de Descartes, la tour de Montaigne), au « dialogue de l’âme avec elle-même » (Platon ), à la consistance et à la «patience du concept » (Hegel) ?).

- deprocéder par définition (pour conceptualiser, c’est-à-dire savoir ce dont on parle quand on le pense) et articulation des notions (puisqu’une notion ne prend de sens dans la pensée que dans un réseau conceptuel, comme un mot par rapport à d’autres mots dans la langue) :

a) Qui est d’abord ce « on » du « Peut-on » ? Moi en particulier oul’homme en général, moi en tant qu’homme? Le on, dans une perspective rationaliste, pourrait renvoyer à la raison de l’homme, et de chacun en tant qu’homme, puisqu’il s’agit de « philosopher ». Il concerne moins les professionnels de la philosophie, censé déjà savoir philosopher, que les « apprentis philosophes », puisqu’il est questiond’ « apprendre » à philosopher. Ce pourraient être alors ceux qui, à l’école ou ailleurs, n’ont jamais fait de philosophie, ou veulent se perfectionner : enfants ou adultes, élèves (de terminale ou d’avant) ou autodidactes. Dira-t-on d’ailleurs enfant (comme dans la « philosophie pour enfants » de M. Lipman, qui concerne d’ailleurs aussi les adolescents) par opposition aux adultes ? Ou élève, vocable qui s’attache davantage au statut de l’enfant dans le système scolaire ? La question est générale, et concerne aussi bien la philosophie avec les enfants (école primaire et collège), la philosophie en terminale, le café philo, un atelier de philosophie dans une Université populaire… La plupart des articles de cet ouvrage s’en tiennent à la philosophie avec des enfants et des adolescents en classe, mais peuvent aussi concerner d’autres âges et lieux…

b) Que signifie ensuite « philosopher » ? Le débat est philosophiquement interminable, car les philosophes eux-mêmes ne sont pas d’accord entre eux. Mais les didacticiens de la philosophie, qui transposent didactiquement la notion du point de vue d’une matière scolaire, enseignée et apprise, s’essayent à élaborer une définition didactique : M. Lipman la définit par exemple comme une « pensée d’excellence », c’est-à-dire à la fois « critique, créative et attentionnée »  ; M.-F. Daniel, dans cette perspective, insiste dans son article sur sa caractéristique de « pensée critiquedialogique », fondée sur une « multimodalité cognitive (pensée logique, créative, responsable et métacognitive) et une épistémologie reliée à l’intersubjectivité (qui réfère, sur le plan du contenu à la conceptualisation, la transformation, la catégorisation et la correction et, sur le plan de la forme, à la justification, l’évaluation et la remise en question) » ; M. Tozzi définit le philosopher comme un processus de pensée qui tente d’articuler, dans l’unité et le mouvement d’une pensée habitée par un rapport au sens et à la vérité, et sur des questions et notions fondamentales pour la condition humaine, des processus rationnels de problématisation, de conceptualisation et d’argumentation ; F. Galichet, dans son article, affirme pour sa part que dans le philosopher s’éprouvent, à travers le « besoin de la raison », la normativité de nos « croyances », au sens kantien de La faculté de juger. Alors que J. Lévine voit, dans l’émergence protophilosophique de l’atelier philo AGSAS, un « vouloir savoir comment c’est fait ».

c) Que signifie aussi « apprendre à philosopher » ? Le débat est d’abord philosophique : Kant parle dans la Critique de la raison pure d’ « apprentissage du philosopher » comme démarche (inachevée et inachevable), là où Hegel préfère parler d’ « apprentissage de la philosophie », où les contenus sont incontournables. Et encore parlent-ils tout deux d’un apprentissage de la pensée, alors que philosopher, en référence à l’Antiquité, peut être aussi une façon de se conduire sagement, conformément à la raison. C’est le premier sens que nous privilégions dans cet ouvrage.

L’expression convoque par ailleurs la notion d’apprendre, qui peut alors être aussi éclairée par les théories del’apprentissage, notamment cognitivistes et constructivistes, s’agissant de l’apprentissage du philosopher, et socioconstructivistes, puisqu’on nous parle d’apprentissage par la discussion, mettant donc en jeu des « conflits sociocognitifs ».

d) Qu’entendre par ailleurs par « discussion » ? Nous privilégions dans l’ouvrage la discussion orale, parce que c’est la formedominante prise par les nouvelles pratiques à visée philosophique (en classe et dans la cité), mais elle peut aussi être écrite. L’oralité a ses exigences propres (comme ses limites), d’élaboration et d’expression de la pensée, ainsi que de communication : la discussion en est l’une des formes (on dit en français un « genre » de l’oral), qui suppose une interactionsociale verbale rapprochée. Mais nous ne parlons pas de dialogue (et pourtant Platon ?), car il y a dans la discussion une pluralité d’interlocuteurs ; ni de conversation (règne d’une pensée associative peu rigoureuse) ou même de débat (dans débat il y a battre, la sophistique n’est pas loin.), car il s’agit de discussion « philosophique ».

e) Qu’est-ce donc qu’une« discussion philosophique » ? Doit-on la définir à partir d’observations réelles, pour en dégager empiriquement les attributs ? Ce qui supposerait pour l’étude qu’il en ait réellement existé, ou qu’il en existe vraiment… Mais les dialogues de Socrate sont écrits : ils ne sont pas une transcription linguistique de l’oral, mais la gestion monologique (parun seul scripteur), d’une pluralité de voix ; et ils ne concernent pas une multiplicité d’interlocuteurs, contrairement à la classe ou au café philo. La disputatio du moyen âge met généralement en présence deux monologues aux thèses contradictoires, dont la vérité est arbitrée et tranchée in fine par un tiers expert. Les colloques sont souvent des juxtapositions d’interventionsplus qu’une réelle discussion…

Faute d’un corpus existant de discussions à analyser qui seraient sans conteste reconnues comme « philosophiques », nous parlons plutôt de « discussion à visée philosophique » (DVP). Moins par concession prudente à ceux pour lesquels toute discussion n’est qu’une variante du café du commerce ; mais parce qu’unediscussion n’est jamais d’emblée philosophique, mais peut le devenir quand s’y exercent des exigences intellectuelles spécifiques (recherche de sens et visée de vérité ; processus de problématisation, conceptualisation, argumentation ; « éthique communicationnelle » au sens de Habermas, comme le développe P. Usclat dans sa communication). La DVP est donc moins uneréalité qu’un « idéal régulateur » (Kant), une certaine « idée » qui donne des repères pour une pratique sociale (café philo) ou scolaire innovante. C’est dans les situations-limites de discussions, comme celles d’enfants perturbés évoquées par M. Remacle et A. François, que ces repères peuvent être le plus utiles pour tester, comme lefait J. Philippe, la visée philosophique des pratiques, leur degré de « philosophicité ».

f) Enfin, que signifie le « peut » du « Peut-on » ? Ce « peut » veut-il dire possible (potentialité non actuelle mais qui peut devenir réelle) ou souhaitable (qui doit être recherché au nom de valeurs, par exemple éthiquesou politiques) : deux registres totalement différents de position de la question.

- Dans le premier registre, savoir si apprendre à philosopher par la discussion est possible pour des enfants présuppose déjà la faisabilité pour eux de l’apprentissage du philosopher. Ce présupposé peut lui-même être interrogé : d’où un double éclairage nécessaire.

D’une part philosophique : cette possibilité est contestée par exemple dans les Méditations métaphysiques par Descartes (« Nous avons été enfants avant que d’être hommes… »), mais pas par Epicure (Lettre à Ménécée) ou Montaigne (Essais, livre 6) : le débat est donc philosophico-philosophique. Le GREPHjadis (J. Derrida, R. Brunet, J.-L. Nancy…), M. Onfray, A. Comte-Sponville, M. Conche, Y. Michaud, L. et J.-M. Ferry, M. Gauchet, M. Puech, M. Scherringham par exemple sont aujourd’hui favorables à des pratiques philosophiques bien en amont de la classe terminale).

D’autre part psychologique : Piaget conteste cette potentialité pour les jeunes enfants, qui n’ont pas la maîtrise du raisonnement hypothético-déductifdu stade logico-formel, manquent selon lui de maturation, et donc de maturité pour penser ; mais les progrès de la psychologie cognitive et de la psychologie sociale attestent de plus en plus la précocité des potentialités cognitives des enfants ; les praticiens de terrain qui ont ouvert un tel espace de réflexion dans leur classe sont étonnés par leurs possibilités réflexives, et revisitent leur regardpassé sur leurs élèves ; et des chercheurs étudient désormais, à partir de scripts, les processus intellectuels à l’œuvre dans les interactions en situation réelle de DVP en classe, distinctes des expériences psychologiques de laboratoire.

Si cet apprentissage du philosopher est possible pour les enfants, reste alors à savoir si c’est possible « en discutant » : c’est la discussion comme modalité d’apprentissage du philosopher, par rapport au cours magistral d’un maître, l’étude de textes ou la pratique de la dissertation, qui est alors interrogée. Non pour l’opposer didactiquement à d’autres entrées, mais pour montrer qu’elle peut être une méthode supplémentaire et complémentaire ; et monter même qu’elle peut aussi, sicette méthode devient privilégiée, comme avec les enfants, définir une façon nouvelle d’aborder la discipline, un nouveau « paradigme organisateur » de l’apprentissage du philosopher.

- Dans le second registre de la question, celui du souhaitable, on peut penser que si philosopher avec les enfants est illusoire, il faut dissuader de toute tentative en ce sens. Celle-ci pourrait même être dangereuse : par exemple psychologiquement, en déstabilisant trop précocement les enfants, en leur volant leur part de rêve par immersion dans le tragique de la condition humaine ; ou culturellement, en instrumentalisant la philosophie (simple moyen de maîtrise de la langue, d’éducation à la citoyenneté, de prévention de la violence), en la décrédibilisant comme discipline autonome et exigeante, enlaissant croire qu’il suffit de causer pour penser…

Mais inversement, on pourrait dire, si c’est possible, que c’est souhaitable : non seulement, et ce n’est pas négligeable, linguistiquement, pour les retombées sur le maniement de la langue d’un travail spécifique sur la pensée. Mais aussi politiquement, par l’exercice effectif d’un « droit de philosopher » tirantson fondement des droits de l’homme et de l’enfant (voir l’article de J.-C. Pettier). Et plus précisément démocratiquement, par l’ « éthique communicationnelle » que présuppose, comme dit Habermas, toute discussion dans un cadre d’ « agir communicationnel », et non « stratégique », et plus particulièrement quand il s’agitd’une discussion à visée philosophique, qui contribue par ses exigences intellectuelles à l’éducation d’un « citoyen réflexif ».

L’intérêt anthropologique de la discussion, c’est qu’on arrête de se frapper physiquement, et on se parle. Celui de la DVP va au-delà : au lieu de se battre avec des mots contre l’autre pour le (con) vaincre et avoirraison (de lui), on cherche avec lui dans un intellectuel collectif (une « communauté de recherche » comme disent Dewey et Lipman) : le rapport de force est second vis à vis du rapport de sens, qui vise, par une culture du questionnement et du cheminement, la vérité devant l’énigme humaine de la question. On y fait l’épreuve de la confrontation à la différenceradicale (car la discussion ne commence et ne continue que parce que et tant qu’il n’y a pas consensus) ; mais sans agressivité, car la confrontation sociocognitive sur des idées se substitue au conflit socioaffectif entre personnes. De ce point de vue, discuter philosophiquement, c’est apprendre à vivre ensemble, pacifiquement et intelligemment, non seulement dans le respect de l’autre, de sa parole et de se idées, mais dans larichesse de la différence, car on ne fait pas que « tolérer » l’autre, on a intellectuellement besoin de son altérité pour approfondir sa propre pensée.

Souhaitable en troisième lieu psychologiquement, pour la construction de l’identité de l’enfant en tant que sujet parlant-pensant (parl’être-pens’être), expérimentant le cogito dans un groupecogitans, qui le fait considérer comme interlocuteur valable et entrer dans l’humanité (voir l’article de J. Lévine). Et souhaitable enfin et surtout philosophiquement, pour aider l’enfant et l’élève à grandir, par l’éveil et le développement d’une pensée réflexive qui va les accompagner, à l’école et dans la vie, pour affronter les questions existentielles de leur condition que de fait, il se pose dès leur plus jeune âge (voir l’article de N. Go).

Or la discussion n’a pas forcément bonne presse auprès des philosophes : « Le philosophe a fort peu le goût de discuter. Tout philosophe s’enfuit quand il entend la phrase : on va discuter un peu. Les discussions sont bonnes pour les tables rondes, mais c’est sur une autre table que la philosophiejette ses dés chiffrés […] La philosophie a horreur des discussions. Elle a autre chose à faire. Le débat lui est insupportable, non pas parce qu’elle est trop sûre d’elle : au contraire, ce sont les incertitudes qui l’entraînent dans d’autres voies plus solitaires »Note1 . Pourde nombreux professeurs de philosophie, la discussion, contrairement à l’écrit réflexif, dont le modèle français est la dissertation, fleure l’insoutenable et double légèreté de l’oral (discrédité dès qu’il n’est plus la parole du maître), et des préjugés. Il fallait donc – c’est l’objet de l’ouvrage – tenter d’étayer, théoriquement et pratiquement, philosophiquement et didactiquement, l’hypothèse contestée que la discussion à visée philosophique, malgré d’évidentes limites, est à la fois possible et souhaitable pour apprendre à philosopher, et donc demande aujourd’hui un effort sérieux de didactisation, de formation (voir l’article de P. Lebuis), et de recherche (voir l’approche de E. Auriac parexemple).



Notes
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1 Deleuze, G. et Guattari, F.(1991).Qu’est-ce que la philosophie ?, p. 32 et 33.

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