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La discussion à visée philosophique à l’école primaire : quelle formation ? 614

Posted By admin On 1 novembre 2006 @ 23:53 In Non classé | No Comments

La thèse de Mme Sylvie Guirlinguer-Especier se situe dans le nouveau champ de recherche sur les nouvelles pratiques à visée philosophique à l’école et dans la cité, appuyé sur les référents théoriques concernant la didactique de l’apprentissage du philosopher (Voir notamment Tozzi, 1992, Lyon 2; Raffin1994, 1995, 2002, INRP ; secteur philosophie du GFEN, 2005, Chronique Sociale). Après la thèse de J.C. Pettier sur la philosophie en éducation adaptée (2000) ; celle de Gérard Auguet qui définit ces nouvelles pratiques à l’école comme un « nouveau genre scolaire (2003); celle de Sylvain Connac qui parle de « nouvelle institution » dans les pédagogies coopératives (2004); et celle de Yvette Pilon qui montre leur « contribution à une éducation interculturelle » (2005), la doctorante aborde dans son travail un sujet à la fois peu exploré (quelques articles dans Diotime l’Agora, CRDP de Montpellier), et sensible : celui de la formation souhaitable des enseignants du primaire qui se sont lancés dans cette innovation qu’est la pratique de discussions à visée philosophique dans leur classe.

Question délicate s’il en est. D’abord parce que la corporation philosophique française (la situation est différente à l’étranger), rejette dans sa majorité le qualificatif de « philosophique » à ces pratiques, la formation à une visée philosophique n’ayant alors guère de sens de ce point de vue. Ensuite parce que, à supposer qu’une telle formation facilite cette visée, la formation actuelle de ceux qui professent officiellement en France la philosophie est, du point de vue des contenus, essentiellement académique (principalement étude des auteurs et doctrines), et du point de vue pédagogique, très traditionnelle, par la prédominance du cours magistral, considérant comme « pédagogiste » toute tentative d’aggiornamento didactique.

Mais c’est précisément pour étayer ces nouvelles pratiques, et les ancrer dans une démarche réflexive de qualité, que la recherche menée prend tout son sens. Attitude courageuse d’une inspectrice du premier degré, parce qu’elle travaille sur une matière, la philosophie, qui n’est pas officiellement au programme de l’enseignement primaire ; et attitude responsable, par sa vigilance à ce que les enseignants qui se lancent dans une innovation, porteuse par ses effets sur l’éveil des élèves à la réflexivité, puissent y être accompagnés par une formation initiale et continue adéquate.

L’enjeu est clair : il ne s’agit pas d’une formation strictement conçue pour faire appliquer de nouveaux programmes, mais qui veut cependant tenir compte des compétences requises par ceux-ci (en matière par exemple de maîtrise de la langue, d’éducation à la citoyenneté, d’apprentissage du débat) ; et d’une formation innovante de qualité pour des enseignants eux-mêmes innovateurs (à innovation sur le terrain, formation innovante).

Cette formation est souhaitable, puisque la plupart des enseignants n’ont connu la philosophie qu’une seule année en classe terminale, sous forme d’initiation ; et ne l’ont que peu fréquentée en IUFM, au mieux sous une approche éthico-politique à travers les finalités de l’éducation, plus rarement concernant l’épistémologie des disciplines scolaires, la place de la philosophie proprement dite étant aujourd’hui très réduite par rapport au régime des anciennes Ecoles Normales.

Les modalités de cette formation sont à inventer, tant en formation initiale et continue. Et ce, compte tenu d’une part du temps limité que l’institution, dans un contexte budgétaire de rigueur, et s’agissant d’une matière hors programme, peut consentir à lui consacrer (principe de réalité) ; et d’autre part de l’inadéquation que représenterait le modèle de formation classique des professeurs de philosophie, inadapté aux professeurs d’école, quant à l’âge des élèves du primaire, et de la culture pédagogique du premier degré.

La voie est donc étroite pour aider par la formation ces enseignants à donner une « visée philosophique » à leur pratique, lorsque celle-ci poursuit l’objectif d’un éveil à la pensée réflexive, tout en s’articulant à un travail sur la langue, la citoyenneté, le débat d’interprétation en français etc., bref à didactiser ce « nouveau genre scolaire ».

S’agissant de formation, il s’agit alors :

- de préciser les attitudes et compétences attendues par les élèves dans ce type d’activités ;

- de déterminer compte tenu de celles-ci les connaissances et compétences souhaitables chez les enseignants ;

- de proposer des modalités (objectifs, méthodes, dispositifs, contenus, supports, évaluation…) de formation initiale, et de formation continue (soit en l’absence de formation initiale, soit en vue du perfectionnement d’une pratique effective).

Le projet estt complexe, en l’absence de tout texte officiel qui délimiterait un cadre. Les compétences des élèves comme des maîtres ne sont pas nommées, ni institutionnellement normées. S’agissant d’une innovation peu régulée par l’institution, les pratiques se sont fortement diversifiées, tant au niveau des objectifs poursuivis (construction identitaire d’un sujet pensant, capacités démocratiques de débat, philosophiques de réflexion…), que des méthodes utilisées (du non interventionnisme de Jacques Lévine à l’hyperdirigisme socratique d’Oscar Brénifier).

A chaque objectif et chaque « courant » peuvent correspondre un type souhaitable de formation : par exemple apprendre à se taire pour J. Lévine, à guider avec rigueur pour O. Brénifier, à articuler vivre et penser ensemble pour M. Lipman etc.

Si un paradigme organisateur de ces nouvelles pratiques se cherche à partir d’un fond commun (le postulat d’éducabilité de l’enfance, le travail individuel et collectif sur l’élaboration d’une vision du monde, le retrait sur le fond des discussions de l’animateur, le remaniement profond de l’identité professionnelle de l’enseignant dans son rapport au savoir, à la parole de l’élève et au pouvoir dans la classe, une culture de la question plus que de la réponse…), la diversité des « didactiques praticiennes » sur le terrain, ou « prospective » des chercheurs (cf. la distinction de J.-L. Martinand), apparaît à nombre de leurs promoteurs comme une richesse, manifestant davantage une exploration des voies possibles de l’éveil des enfants à la réflexivité, qu’une « mollesse didactique », traduisant un « instituant » fécond par et dans l’innovation.

Mais comment alors donner des pistes de formation sans tomber dans une normalisation des objectifs et des méthodes, en établissant un « référentiel de formation » ? Dans le cadre d’une didactique prospective, la doctorante a fait des choix, discutables comme tout exercice d’une liberté.

On peut penser que certains passages sont superflus, ou insuffisamment articulés avec le sujet de la thèse : par exemple le relevé des missions, des activités et du référentiel de compétences d’un IEN (pp. 86 à 97) ; ou des développements trop généraux sur l’apprentissage et l’enseignement (p. 280 et suivantes) ; le passage sur la formation devrait davantage mettre en avant ce qui est saillant dans la perspective de la thèse, compte tenu du type de formation envisagée. La liste des références du directeur de thèse (pp. 472-473) était-elle utile ? Elle trouverait à tout le moins davantage sa place en annexe qu’en compléments bibliographiques, puisqu’on retrouve deux fois certaines références ; idem pour les recherches menées à Montpellier 3 (d’ailleurs non actualisées), dont certaines sont déjà citées dans l’introduction. Quelques annexes me semblent inutiles, comme certains textes réglementaires, et on aurait pu avoir au début du tome 2 une brève justification de l’intérêt de chaque annexe par rapport à la thèse. Enfin un sommaire simplifié d’une page au début permettrait d’emblée d’avoir une vision globale du travail, ce que ne permet guère une table des matières détaillée.

Mais l’ensemble est clairement présenté, dans un style lisible et une orthographe globalement correcte. La bibliographie couvre bien le champ d’étude. Certains points me semblent particulièrement utiles, car ils établissent de nouvelles connaissances sur la question de la philosophie pour enfants et de la formation actuellement dispensée :

- en premier lieu le panorama de l’état des lieux de la philosophie avec les enfants (II) en France (et dans certains pays comme les USA, le Québec et la Belgique) est relativement exhaustif, ce qui permet de prendre la mesure de la signification de cette émergence, des finalités et objectifs poursuivis et de leurs enjeux, ainsi que de la diversité des pratiques qui se sont développées, ce qui constitue un socle indispensable pour réfléchir sur la formation souhaitable.

- En second lieu le recueil des besoins de formation, exprimés par des enseignants eux-mêmes (III-6), l’analyse d’un corpus significatif de dispositifs de formation effectifs, et d’entretiens avec des formateurs représentatifs de cette innovation en France (III-3-4-5), permettent de poser les bases à partir desquelles peuvent être faites des propositions de formation argumentées.

- Les annexes importantes (500 pages), apportent d’intéressantes informations : car outre la transcription des quinze entretiens, on trouve par exemple des monographies de ces pratiques, des documents qui apportent des précisions détaillées sur les formations dispensées, ainsi que sur l’évaluation de ces formations par les formateurs et les formés.

La thèse a donc réalisé une enquête qui nous donne une vision globale de la situation, ce qui est en soi un apport de connaissances nouvelles sur le terrain de la recherche.

Qu’en est-il alors des propositions faites, qui répondent à la question posée dans l’intitulé de la thèse? S’appuyant sur un argumentaire de droit (Le droit à la philosophie, Derrida 1990, « le droit de philosopher » Pettier 2000), et sur des constats de fait (la faible formation philosophique des enseignants, les dérives de pratiques peu rigoureuses), elle en conclut à la nécessité d’une formation. Elle définit un cursus cohérent pour les enseignants du premier degré, avec des modalités diversifiées en formation initiale : information obligatoire en première année d’IUFM, formations optionnelles sur deux ans, articulées avec des disciplines au programme (ex : éducation civique, débat d’interprétation en français), et utilisant le principe de l’alternance avec les stages en école. En formation continuée, information en conférences pédagogiques, formations plus longues et stages courts d’approfondissement dans le cadre des plans départementaux de formation, utilisation possible d’internet, mais aussi groupes de recherche en circonscription, articulant pratique, formation et recherche. La mise en situation en formation et en stage sur le terrain, et une analyse de ces pratiques, apparaissent comme fondamentales. Les contenus philosophiques ne sont pas négligés, mais moins sous forme transmissive d’histoire des idées ou de doctrines que sous forme de repères conceptuels opératoires pour mener des discussions, puisque c’est ce type de pratique qui est recommandé.

Ces propositions sont intéressantes, parce que d’une part elles s’appuient sur des analyses de dispositifs concrets et sur des pratiques et formalisations de formateurs, et d’autre part tiennent compte du contexte de la formation dans le système public éducatif français (c’est l’avantage d’être dans ce cas un cadre du système, qui connaît bien son fonctionnement, ses possibilités comme ses difficultés). Le handicap, s’agissant d’une pratique à visée philosophique, pouvait être la faible formation philosophique de la candidate. C’est le recours aux formateurs philosophes qui a alimenté la problématisation et les propositions concernant les contenus.

Je voudrais poser une question sur ce très bon travail pour terminer. Elle est liée au problème de l’institutionnalisation de ces pratiques. Celui de l’institutionnalisation de la formation à ces activités semble lui tranché, jugé souhaitable et même nécessaire pour la candidate, au travers des propositions qu’elle fait (cf les tableaux de synthèse pp. 421 et 427). Mais cette nécessité d’une part, ses modalités d’autre part sont en bonne partie déterminées par le caractère institutionnalisé ou non de ces pratiques. La question est effleurée dans la thèse (p. 268), et pose la question (p. 278) : « N’y aurait-il pas plus d’inconvénients que d’avantages ? » (à mettre l’éveil d’une pensée philosophique au programme du primaire). La candidate conclut très prudemment sa réflexion par : « la question de l’institutionnalisation de ces pratiques semble peut-être encore un peu prématurée »… mais en conclut à une formation cependant nécessaire, donc à institutionnaliser.

Mais en quoi une formation à une pratique hors programme devrait-elle donner lieu du point de vue de l’institution à une formation ? On pourrait même interdire ces pratiques sur le terrain, car hors programme, ou jugées dangereuse pour de jeunes enfants, ou anti-laïques etc. ! La doctorante, vu sa position d’inspectrice, nous semble soutenir que même si la philosophie n’est pas explicitement au programme, ces pratiques tendent à réaliser de fait des objectifs du programme (maîtrise de la langue orale, éducation à la citoyenneté, développement de l’esprit critique…), donc doivent donner lieu à une formation. De plus s’agissant actuellement d’une innovation, il faut qu’elle soit accompagnée comme telle par une formation institutionnelle, puisque l’institution a favorisé ces dernières années certaines innovations … qui vont dans le sens des programmes et de l’intérêt des élèves. Les propositions semblent donc faites (c’est leur caractère « réaliste »), dans une logique institutionnelle. Si l’on se situe dans cette perspective (car il y a des formations hors institution, associatives…), que gagnerait (ou perdrait) la formation à ces pratiques innovantes si celles-ci étaient institutionnalisées ? Je pose la question au niveau de la formation et non des pratiques de terrain…


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