Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

La philosophie en examen

La philosophie n’est abordée, dans le système éducatif français, qu’une seule année, en classe terminaleNote1 . C’est la seule discipline obligatoire qui n’est enseignée qu’en contexte d’examen, celui, symbolique parce qu’il ouvre à des études supérieures, du baccalauréat. Cette…

situation de fait pèse lourd sur son enseignement.
Nous soutiendrons la thèse suivante : la dissertation de philosophie, comme enjeu de certification sociale à travers le baccalauréat d’un côté, comme forme d’évaluation sommative de l’apprentissage du philosopher de l’autre, pilote par l’aval, pour une bonne part, la nature des exercices proposés en classe, la programmation des activités de l’année,la forme du cours dispensé, et la représentation que les élèves se font de la philosophie.
Comme c’est sur la dissertation que les élèves seront jugés in fine, les usagers – élèves et parents – exercent sur les enseignants une importante pression sociale pour qu’elle soit sérieusement préparée dans l’année (surtout dans les séries à fort coefficient). Ceux-ci sontd’ailleurs explicitement mandatés (et payés) à cet effet par leur hiérarchie : " Dans la section L, par trimestre, trois dissertations en temps libre et une épreuve en temps limité " (circulaire du 4/11/77). D’où un calendrier assez strict des contrôles exigés en vue des notes pour le livret scolaire obligatoire à l’examen.
Cette demande sociale et cette commande institutionnelle, qui sontla toile de fond dans laquelle est prise la planification de l’enseignant, introduisent dans celle-ci une forte rigidité. Les élèves sont ainsi confrontés majoritairement dès octobre (voire fin septembre) à un type d’épreuve nouveau, spécifique (en rupture avec la composition française) et difficileNote2 . Et l’attrait de nombreux élèves pour une matière qui traite des problèmes existentiels sera souvent cassé par les résultats médiocres de ce premier travail.

UN EFFET DE SYSTEME

Cet effet de système est renforcé par le fait qu’en France, la dissertation apparaît en philosophie, par ses exigences problématisante, conceptuelle et argumentative,comme le genre scolaire incontournable de l’élaboration d’une pensée. Ce qui aboutit à l’éviction d’autres formes d’écriture utilisées par les philosophes, comme l’essai, l’aphorisme, le dialogue, la lettre etc.Note3 , qui pourraient donner lieu à des exercices variés aussi formateurs.
Ladissertation consacre par ailleurs la prédominance en philosophie, à l’examen donc en classe, de l’écrit (sérieux, précis, que l’on peut raturer et qui fait trace), sur l’oral ( Ah l’insoutenable légèreté des paroles qui s’envolent, et le creux des discussions dites du " café du commerce " !). Alors que nous pensons que le dialogisme d’une interaction verbale régulée sur des notions etproblèmes philosophiques peut contribuer à l’élaboration d’une penséeNote4.
Il faut ajouter que les enseignants sont eux-mêmes recrutés à l’écrit sur des dissertations (avec parfois les mêmes sujets !)Note5, et que certaines épreuves orales consistent en une " leçon " sous forme dissertative. Il ne faut donc pas s’étonner que par formation, et pour donner l’exemple, leur cours prennent cette forme.
L’isomorphisme examen du bac/concours de recrutement/cours dispensés renforce l’effet institutionnel de structure. C’est cet effet qui occulte chez les enseignants l’extériorité del’accueil d’un tel genre scolaire chez les élèves. Leur adhésion subjective au type d’exercice proposé leur masque les déterminants institutionnels et sociaux objectifs, qui pèsent en tant que tels sur les élèves.
Certes il y a les difficultés intrinsèques à la tâche de penser par soi-même : quel que soit le type d’exercice proposé, l’élève se trouveraconfronté au courage de penser (" Oser penser " dit Kant), à la difficulté de se déprendre de ses opinions. Mais il y a aussi la nécessité qu’il ressent de se conformer à un travail prescrit avec enjeu normatif (être dans le désir de ce qui est jugé bien aux yeux du correcteur pour avoir la moyenne) et sociétal (" Passe ton bac d’abord "). Et il y a problème dèsqu’une forme scolaire imposée (la " disserte ") ne fait pas sens comme exigence interne de structuration d’une pensée ; dès que le calcul consumériste du " travail au prorata du coefficient " n’est pas équilibré par l’investissement d’une forme à intellectuellement et existentiellement habiterNote6.
L’image de la discipline au baccalauréat, qui détermine largement pour l’opinion publique l’image globale de la discipline, c’est en particulier son degré de difficulté, sanctionné par les notes. Or ce qui fait problème, selon L. Ferry et A. Renaud c’est une moyenne à l’examen dissuasive en philosophieNote7, ce qui devrait inciter à beaucoup travailler… ou décourage ! De plus l’expérience des commissions dites " d’harmonisation " des correcteurs de philosophie du baccalauréat, et les études docimologiques montrent la très grande relativité des notes en philosophieNote8. Ces deux éléments n’incitent guère les élèves à établir une relation de cause à effet entre le travail fourni et le résultat obtenu.

QUELLES PROPOSITIONS

Que conclure de ces quelques éléments d’analyse ?
Soit on considère (version républicaine du " conservatisme de gauche ", dirait le Nouvel Observateur), quela dissertation, comme " tâche de la raison, figure de l’enseignement philosophique " (D. Dreyfus, Inspection Générale), est la seule forme d’évaluation écrite cohérente avec cet enseignement, et que le baccalauréat, sous sa forme sommative terminale, nationale et anonyme, est la garantie d’une égalité réelle entre élèves : et il ne faut rien changer ni à l’un ni àl’autre. Le problème est dans la " primarisation pédagogiste " du second degré, le zapping médiatique et la mondialisation de la pensée unique : il faut alors une augmentation du nombre d’heures et de travaux dirigés de la discipline, le retour de l’Ecole à l’Instruction et de l’Etat à la République.
Soit on pense (version pragmatiste plus innovatrice dans les pratiques, mais conservatrice dusystème), que " les choses étant ce qu’elles sont et le monde ce que nous savons ", il faut tenter de faire réussir le maximum d’élèves en les préparant davantage à la dissertation et à l’examen, par une explicitation des compétences requises, des exercices méthodiques et progressifs, des notes moins basses pour ne pas décourager, une double correction pour relativiser l’arbitraire etc…
Soit on touche à la dissertation comme forme unique d’apprentissage et d’évaluation, et/ou au baccalauréat comme forme d’examen : modèle soft, celui du GTD de philosophie. Sans toucher à la dissertation, on introduit en parallèle un autre type d’épreuve : déterminer sa propre pensée à partir de l’étude de deux textes différents de philosophes proposés. La formule estexpérimentée cette année dans certaines classes.
Mais il y aurait des voies plus radicales :

relativiser le monopole de la dissertation, en proposant des formes diversifiées d’écriture philosophique en classe et à l’examen (ex : la lettre, le dialogue etc.)Note9 .
– Equilibrer laprédominance de l’écrit par des exercices oraux (discussion, exposés en classe, entretien avec l’examinateurNote10) .

- Prévoir comme dans le BTA (Brevet de Technicien Agricole), des modules et formes d’évaluation interdisciplinaires (ex : histoire – philosophie).

- Comme encore dans l’enseignement agricole,mixer un contrôle continu en cours de formation (à partir par exemple des formes précédentes) et un contrôle terminal.

- Plus fondamentalement enfin, déconnecter l’enseignement de philosophie du baccalauréat, en l’enseignant en amont de la terminale, pour donner du jeu à une pensée moins pré-contrainte par les surdéterminations scolaires de l’examen11.


Notes
(Cliquez sur les pour revenir au texte)

1- En Italie ou auPortugal par exemple, ils l’abordent dès la seconde.

2 – " Les élèves doivent être invités à entreprendre ce travail dès le début de l’année " (même circulaire).

3 – cf. l’ouvrage que nous avons coordonné : " Diversifier les formes d’écriture philosophique ", CRDP de Montpellier, 2000.

4 – cf. L’oralargumentatif en philosophie, CRDP de Montpellier, 1999.

5 – La philosophie est bien la discipline où peut tomber à l’examen du baccalauréat et au concours de l’agrégation le même sujet avec le même type d’épreuve.

6 – Voir sur ce point les recherches sociologiques sur les rapports diversifiés des élèves à la dissertation de philosophie de J.Y. Rochex (L’expérience scolaire des nouveaux lycéens, p.171 à 181), N. Hedjerassi (Thèse sur L’activité des " nouveaux " lycéens, Paris 8, 1997, 3ème partie chap. 9), ou P. Rayou (" combien t’as eu ? ", in La justice du système éducatif, De Boëck, 1999, p. 228 à 241). Les sociologues de la " distinction " (Bourdieu, Pinto, Fadiani) mettaient de leur côté en évidence l’idée que les élèves cherchent plutôt à " montrer qu’il pensent " qu’ils ne pensentréellement.

7 – " Comment en serait-il autrement quand, à l’épreuve de philosophie du baccalauréat, qui sanctionne une année de découverte et d’apprentissage, la moyenne des notes obtenues par les candidats est, globalement, inférieure de quatrepoints à celle des autres disciplines ? " p.8 de Philosopher à 18 ans, Grasset, 1999.

8 – cf. par exemple J.M. Matagne " Réflexion do..mologique sur le cru du bac 99 ", in Diotime-L’Agora, n°47, oct. 1999.

9 – Voir nos ouvrages cités plus haut.

10 – Voir nos ouvrages cités plus haut.

11 – Voir notre article " Philosopher à l’école primaire ", in Pratiques de la philosophie, n°7, GFEN, 1999 ; et pour une approche plus systématique, consulter les travaux de M. Lipman sur la philosophie pour enfants.

Laisser un commentaire


google

couk