Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

Réaction au texte de Deleuze sur « l’horreur de la discussion philosophique »

LA DISCUSSION NE CREE PAS DES CONCEPTS PHILOSOPHIQUES, MAIS AIDE A L’OPINION A PHILOSOPHER.

(Réaction au texte de Deleuze « La philosophie a horreur des discussions », p.32-33 de « Qu’est-ce que la philosophie ?, Deleuze et Guattari, Ed. de Minuit, 1991)

1) On pourrait penser avec Deleuze que le propre de la philosophie est de formuler dans un contexte historique donné un problème posé… aux hommes, de tracer un plan pour l’élaborer et tenter de le résoudre à travers la création de concepts. En ce sens, il y a dans toute construction de pensée vraiment philosophique une déconstruction préalable de la formulation du problème, un changement de plan singulier pour le tracer, avec une dissolution des concepts existants disponibles. Tel serait le sens de la critique, qui n’est pas discussion au sens où chaque philosophe donnerait sa position sur le même problème, posé depuis l’émergence de l’humanité (philosophia perennis), et où ils confronteraient des points de vue . De fait, ils ne parlent pas de la même chose, n’ont pas d’objet commun -problème ou concept- de discussion. Ladiscussion est impossible entre des perspectives.
2) Mais pourquoi alors la formulation historique et doctrinale d’un problème et la création de concepts spécifiques à un philosophe survivent-elles à leur déconstruction, au changement de perspective, à la dissolution conceptuelle d’un autre philosophe, qui devrait en avoir eu raison ? N’est-ce pas parce que la portée de laprécédente formulation et des précédents concepts dépasse les conditions de leur émergence historique collective et singulière, de même que les conditions historiques de leur déconstruction ? Platon a beau être déconstruit par Derrida, il nous fait toujours penser, et ses concepts continuent, issus de l’Antiquité, à interroger la modernité ! Heidegger ne veut-il pasrevenir aux présocratiques ? Mais sa critique de Socrate n’annule pas pour autant la force d’interrogation de celui-ci ! La limite du perspectivisme deleuzien (et nietzschéen), c’est que, à moins d’être des historiens de la philosophie philosophes, dès que nous voulons penser par nous-mêmes, nous avons tendance à considérer que si la formulation des problèmes est renouvelée dans letemps, le problème lui, au-delà de sa formulation, touche au fond de l’énigme que l’homme entretient vis-à-vis de son rapport au monde, à autrui, à lui-même. Et nous n’aurons de cesse de tester les concepts disponibles pour y voir plus clair … On dira qu’un problème n’existe que dans et par sa formulation : certes. Mais ces reformulations n’ont de sens que par la puissanceoriginaire et fondatrice d’un questionnement. Un concept n’a de sens que par et pour un problème, qui renvoie à une question, possible seulement par un pouvoir d’interrogation.
3) Deleuze célèbre la critique au détriment de la discussion. Mais critiquer, c’est interroger une formulation du problème pour la déplacer, et des concepts existants pourles dissoudre et les refondre. C’est donc entrer dans un dialogue déconstructeur avec un philosophe. On pense toujours à partir de, toute pensée est en dette. Etre original c’est être contre, travailler l’autre par rapport au même. L’altérité est au cœur de la création, puisque la singularité n’est produite qu’à partir de la différence. Toutepensée est dialogique, intertextuelle. La création est certes souvent physiquement, et moralement solitaire (Ah ! la solitude du créateur !) : mais cette solitude bruisse de l’autre et des autres en soi, qui à la fois me nourrissent et dont je me sépare. L’originalité dans la création de concept, c’est la recherche de l’Autre, des autres : on ne sort pas de l’altérité quand oncrée (de la différence).
4) La discussion assume à sa manière – souvent mal, et c’est pour cela qu’elle est un travail, pour dépasser la conversation – cette productivité de la différence. Deleuze hait la discussion – et il a raison – si elle n’est que conversation associative sans rigueur, communication narcissique où l’on ne parle quede soi sans patient travail du concept, échange d’opinions sans exigence de problématisation et de conceptualisation.
Je ne crois pas que la discussion (en classe ou au café), puisse « créer du concept » au sens d’une doctrine, d’un système, de distinctions conceptuelles décisives pour comprendre le monde, et encore moins en renouveler la vision. Comment pourrait-ce êtrepossible avec précisément des apprentis-philosophes, des non-professionnels ? On y part plutôt d’une question à interroger pour esquisser une problématique et tenter de tracer un ou des plans, on y évoque des notions qu’on tente de conceptualiser, à la mesure des moyens réflexifs des participants et de l’habilité de l’animateur. Bref, on essaye de se donner des objets detravail : questions et notions, pour cheminer vers des problèmes et des concepts.
Cela se fait en s’appuyant sur la différence, mais surtout sur l’exercice de la faculté de juger, sur la raison partagée. La discussion est un espace intersubjectif de réflexion rationnelle, qui vise en droit un accord rationnel comme horizon, idéal régulateur au senskantien, tout en sachant qu’un groupe peut se donner quelques acquis mais ne construit pas de pensée « commune ». Il trace un certain plan dans le chaos des opinions, et donne à chacun l’occasion d’interroger ses opinions pour prendre la responsabilité d’une pensée.
Le perspectivisme ou bien relativise tout point de vue, ou bien prétend qu’il est le bon point de vue, ce qui le détruitlui-même s’il n’est qu’une perspective. Et Deleuze est le premier à dire qu’un concept vaut mieux qu’une opinion. Toutes les perspectives ne se valent pas, et c’est ce que pense le philosophe quand il déconstruit la perspective d’un autre.
On peut faire cependant de la peinture sans être un grand peintre, et philosopher sans être un grand philosophe. A moins de dire que cen’est ni de la peinture, ni de la philosophie. Position très aristocratique, et assez condescendante, finalement très platonicienne …ou nietzschéenne ! Sauf que Socrate redescend dans la caverne, et se coltine à l’opinion sans peur de contamination. « Rendre la philosophie populaire » (Diderot) peut être un programme en démocratie. Cela suppose de postuler « l’éducabilitéphilosophique de tous », et de viser le philosopher comme apprentissage. Ici aussi toutes les opinions ne se valent pas, et la discussion suppose rigueur et travail de la raison, de l’animateur, de chaque participant et du groupe.
Deleuze s’intéresse en tant que philosophe aux philosophes, pour créer des concepts, et c’est tant mieux. Un professeur de philosophie dans sa classe, un animateur de café-philos’intéressent à l’opinion pour la travailler, pour que le philosopher devienne possible. Encore faut-il faire de la « raison communicationnelle », de la communication rationnelle, de « l’éthique discussionnelle », des valeurs. Je me sens ici plus près d’Habermas que de Deleuze, puisqu’au delà de la relativité et du relativisme du perspectivisme, je postule endroit l’universalité de la raison et la possibilité d’une communauté des esprits, cet héritage du rationalisme occidental …

Michel Tozzi, professeur des universités à Montpellier 3

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