Le café-philo, essai de formalisation d’un concept
Les ? cafés-philo ?, sous cette appellation non contrôlée mais revendiquée, constituent désormais, depuis une dizaine d’années, un corpus à la fois diversifié et significatif en nombre de pratiques sociales innovantes, ou à tout le moins renouvelées, si on les resitue dans la tradition des cafés ? littéraires ? depuis le siècle des lumières.
Les recherches en…
sciences humaines et sociales sont rarissimes, tant sur l’approche sociologique du public que sur ses motivations psychologiques, tant sur la signification sociétale, politique, philosophique d’un tel mouvement que sur l’analyse de son fonctionnement, et en particulier de ses formes d’animation. Il y a eu et il y a pourtant des réseaux associatifs, des journaux, des colloques d’animateurs ? Ces derniers ont produit, dans des communications ou des articles, des argumentairesjustificatifs du terme ? philo ?, pour répondre à la critique sur l’usurpation du qualificatif. Ils ont élaboré des questionnements sur les pratiques d’animation, décrit ces pratiques et esquissé quelques analyses (cf. bibliographie). Mais il y a au total peu de tentatives de formalisation.
Nous esquisserons dans cette contribution, en tant que co-animateur depuis six ans du café-philo de Narbonne, et chercheur en didactiquede la philosophie depuis 1988, une théorisation provisoire, à usage d’une part du débat entre animateurs, d’autre part de la communauté des chercheurs. Elle s’appuie sur l’élaboration d’une carte conceptuelle du café-philo, entendue, au sens didactique, comme réseau notionnel, trame conceptuelle qui articule, autour de pôles structurant des champs distincts, le jeu de leurs tensions, voire deleurs contradictions, mais aussi de leur possible, et peut être souhaitable, complémentarité (d’où des effets positifs ou au contraire des dérives).
Trois pÔles, et trois champs, ordres, sphèe;res.
Nous avons repéré, dans les discours tenus par les animateurs sur les cafés-philo, et souvent dans les pratiques d’animation ou de fonctionnement des groupes, la convocation de troischamps distincts, bien identifiables, et inégalement mobilisés.
1) Le champ philosophique .
C’est le plus explicite et le plus récurrent. Il est inscrit dans l’appellation même du lieu et de l’activité : café-philo. Celle-ci est d’autant plus revendiquée qu’elle est fortement contestée. Elle acte la présence de la philosophie dans la cité , dans unlieu (semi) public de rencontres et d’échanges, une mini-agora ; Elle pointe la sortie de la philosophie de l’institution universitaire et scolaire, et par là du mode dominant de sa magistralité expositive. Elle inscrit la philosophie dans l’oralité , par contraste avec sa tradition scripturale des grandes oeuvres.
La convocation du champ philosophique est originale, car non institutionnalisée, non scolarisée,c’est-à-dire sans le primat de la parole du maître, (devenant animateur ), de la lecture des oeuvres (non incontournables), et de l’écriture dissertative (le participant étant essentiellement un discutant ). Il y a donc rupture avec le trépied fondateur de l’apprentissage normalisé du philosopher en France, et déploiement d’un nouveau paradigme, celui de la discussion philosophique, oùl’accès au philosopher se fait dans l’interaction socio-cognitive verbale, intellectuellement conduite.
Pour spécifier le champ (ici philosophique), nous le définirons par son ordre et sa sphère . Par ordre , nous entendons la visée constitutive de l’activité proposée. Par la référence explicite à la philosophie, le café-philo vise undésir de savoir (philo-sophia), une démarche rationnelle de pensée, une recherche individuelle et collective de formulation de questions, d’explicitation de notions, de réponses à des problèmes posés. Par sa référence à un échange cognitif public, il opère sur le plan du discutable , et non sur la clôture du dogme comme vérité révélée,transcendante, impositive, sans examen critique.
Ce qui est visé, à partir du statut en droit discutable de tout propos tenu, c’est l’éclairage du jugement sur la vérité des discours proférés, sur la validité d’opinions émises comme autant d’ hypothèses à soumettre rationnellement à la confrontation avec chacun, dans la communauté d’esprits d’un groupe derecherche. Ce rapport au (non-) savoir et à la vérité oriente l’ intention philosophique du ? café-philo ?, utopie, ? idéal-type ? ou « idéal régulateur » peut être jamais réalisé dans l’impureté des pratiques, mais en droit réalisable comme horizon d’attente d’un lieu philosophique, et repère pour l’action de l’animateur et des discutants.
Par sphère , nous entendons la nature propre, la spécificité de l’activité engagée. Le café, en tant que ? philosophique ? investit le champ de la réflexivité . Celle-ci s’élabore dans notre culture par un travail de la pensée sur et par le langage pour rendre compte du réel, et de notre rapport métaphysique, ontologique, épistémologique,éthique, politique, esthétique au monde, à autrui et à nous-mêmes. Rapport au langage sous l’espèce de la langue naturelle (contrairement à la formalisation du langage scientifique), et au café-philo sur le mode de l’interaction verbale, par laquelle se structure par introjection (Vigotsky) le ? dialogue de l’âme avec elle-même ? (Platon), différemment que dans l’écoute attentive du maître, lalecture patiente du grand texte, ou la solitude du face à la page blanche. Tout le travail reste à faire de comprendre comment peut se structurer une pensée qui pense dans cette interaction, où la présence incarnée de l’altérité surprend et somme de répondre intelligemment dans l’urgence?
La spécificité du café-philo, en tant qu’il peut être philosophique, ouvre à la sphèrerationnelle des idées : Celle de la question vive, d’urgence existentielle (métaphysique, et non psycho-affective) ou de portée universelle (posée à chaque homme et à tous les hommes) ; question-problème, tant par ses enjeux qui creusent l’exigence d’une réponse, que par ses difficultés à penser la question, à la formuler même, dans la conscience de ses présupposés, dans saprovocation à penser, à identifier et clarifier les contradictions qui la travaillent, les registres qu’elle traverse, les plans qu’elle convoque, les solutions différentes, divergentes qu’elle rencontre, ou l’aporie sur laquelle elle butte?
Il faudrait analyser un corpus de questions traitées dans les cafés philosophiques : les renvois explicites aux problématiques classiques, les courtes questions à notions traditionnelles type? sujets du bac ?, mais aussi les références à l’actualité (le philosophe comme « fils de son temps » Nietzsche), les thèmes énigmatiques, déroutants, les formulations explicitement non philosophiques (ex : ? T’as pas cent balles ? ?), les provocations, pour voir comment la pensée de chacun et le groupe s’en saisissent dans des ? moments philosophiques ? de ladiscussion.
Cette sphère rationnelle convoque les trois processus de pensée d’une démarche réflexive , qui sont autant de repères pour un animateur vigilant, mais aussi pour les participants qui s’impliquent dans une recherche : la conceptualisation, comme tentative d’élucider des notions, d’aller au-delà de la polysémie langagière et du sens commun des mots dans l’usage fonctionneld’une langue, pour tenter de donner du sens et un contenu aux idées évoquées dans et par le langage pour lire et dire le monde ; la problématisation , pour mettre en question les évidences premières, interroger nos opinions, leurs présupposés et conséquences, tenter de formuler ce qui fait énigme pour l’homme, ce qui lui est difficile de penser, et se mettre devant les questions avec à la fois lesérieux et la naïveté d’un ?il neuf, comme pour la première fois, avec un sentiment de perplexité, de complexité et d’urgence ; l’ argumentation , comme garantie intellectuelle du droit d’expression, nécessité rationnelle du fondement de son discours pour savoir s’il est vrai, et critique constructive du propos d’autrui parce qu’on se sent responsable de la qualité de sa pensée. Parce que ledialogue est indissolublement un travail fin pour délimiter les désaccords de fait, et une progression qui postule en droit la possibilité d’un accord par la raison sous les auspices du ? meilleur argument ? (Habermas).
2) Le champ démocratique .
Au je qui pense avec des exigences intellectuelles dans le champ philosophique, locuteur rationnel s’adressant en droit à un ? auditoireuniversel ? (Perelman), fait écho dans le champ démocratique le je qui participe à un débat, et engage une parole citoyenne.
Nous ne sommes plus ici dans l’ordre du rapport au savoir et à la vérité mais dans l’ordre du rapport au pouvoir , à la parole considérée comme pouvoir, au pouvoir de la parole, référée à lasphère politique du débat , et de son rôle princeps dans une démocratie. Car celui-ci augure le déploiement d’une ? espace public ? comme lieu de confrontation d’expressions individuelles et d’échanges collectifs, référé à deux valeurs fondatrices de la démocratie : la liberté , à travers le droit d’expression de chacun, et l’égalité , c’est-à-dire la même possibilité et en droit le même poids accordé à la parole de chacun dans la discussion. Liberté et égalité qui permettent d’assurer la pluralité des opinions.
Le champ démocratique instaure un rapport positif à l ‘opinion : celle-ci exprime une pensée individuelle, et crédite donc lecitoyen d’une capacité à réfléchir et s’exprimer ; cette parole individuelle devient dans le débat publique , ce qui lui donne la signification collective d’intervenir sur la chose publique (res publica) : le ? débat d’opinions ? est ainsi un lieu et un lien politique entre citoyens.
Le café-philo est ainsi un de ces espaces où la parole peut se prendre collectivement dans un groupe,où l’on peut s’autoriser à la prendre parce qu’elle est autorisée, respectée. Cette liberté et cette égalité de la parole ne peuvent être garanties que par des règles : ne prendre la parole que lorsqu’elle est demandée et donnée, et ne pas en abuser ; donner la parole lorsqu’elle est demandée ; veiller à l’équilibre de la parole entre participants. Ceci exige desprocédures : par exemple une priorité d’expression à ceux qui ne se sont pas encore exprimés ; un tour de table si l’on n’est pas très nombreux. Mais aussi la possibilité de ne pas intervenir contre son gré : le droit de se taire est le pendant, ou plutôt l’une des modalités, du droit d’expression. De plus la tradition démocratique est de mandater de façon fonctionnelle un ou desindividus qui sont le garant de ces règles : animateur, président de séance, modérateur ? La parole est un pouvoir dans un groupe : un individu par sa parole individuelle occupe pendant un temps l’espace public. Cette parole est un pouvoir parce qu’elle peut produire des effets : persuasion, conviction. Influencer un groupe, le faire adhérer à son point de vue est une pratique démocratique habituelle dans le débatd’idées. Le rôle de la procédure et de la fonction d’animation et de réguler les processus psycho et socio-affectifs afférant aux rapports de pouvoir entre personnes et aux dynamiques des groupes, d’assurer les droits de réponse et d’objection, de contenir dans certaines limites de civilité les rapports de force latents, de maintenir l’interaction à un niveau socio-cognitif , de démocratiser leséchanges. Ce qui peut faciliter le déroulement dans un café-philo, c’est qu’il n’y a pas de décision cruciale à prendre pour l’action (tout au plus choisir le sujet à débattre). Il n’y a pas de vote à faire pour savoir qui a raison ou pas sur le fond d’un débat. On ne tranche jamais par le nombre sur la validité d’une opinion, et il n’y a donc pas de majorité ou de minorité d’opinions institutionnellementproclamée, donc de vainqueurs ou de vaincus, ce qui diminue les enjeux de rapport de pouvoir et de force.
Il est dès lors plus aisé de concevoir les échanges sous le sceau d’une éthique communicationnelle : respecter les idées d’autrui, et à travers leurs idées les personnes, admettre la différence et la divergence, ne pas se couper ni se moquer, être patient, maîtriser ses émotionspour passer de l’affect au concept.
En ce sens, le café-philo peut être un café-citoyen , où la philosophie assure une certaine qualité à l’échange démocratique.
Pour nous résumer, ce qui est démocratiquement visé au café, c’est le réglage procédural et processuel du désir de pouvoir que confère la prise de parole dans l’espace social,afin de partager librement et égalitairement ce pouvoir à la fois individuel et citoyen. Le café-philo se déploie ainsi dans la sphère politique du débat, lieu d’expression d’opinions personnelles et plurielles, confrontées dans un espace collectif organisé par une régulation démocratique.
3) Le champ de la convivialité .
Mais le café-philo n’implique pas seulement lesexigences intellectuelles de la pensée, ou l’idéal politique du débat démocratique, il s’enracine souvent dans une demande relationnelle , de l’ordre d’un rapport au vécu personnel, à la dimension interpersonnelle des individus, qui s’inscrit dans la sphère affective du désir. C’est ici la dynamique psycho et socio-affective des rapports inter-individuels et l’appartenance à ungroupe de référence qui se manifestent. Ce qui est convivialement visé au café-philo en tant que café, c’est le désir de rencontrer des gens variés avec lesquels créer des liens , et le plaisir de partager avec eux des nourritures intellectuelles, mais souvent aussi matérielles (apéro, repas). C’est l’aspect lieu de rencontres et groupe d’accueil qui est ici mis en avant. Le café-philopeut contribuer à une véritable vie sociale : on peut arriver en avance, s’attarder, amener boisson et nourriture, échanger des ouvrages, se revoir.
On peut engager plus ou moins sa personne dans une prise de parole, montrer que les idées s’enracinent dans une expérience personnelle, raconter une anecdote, une tranche de vie significative par rapport au thème traité.. Cette exemplification narrative par lerécit produit de l’implication, des jeux d’identification et de transfert dans le groupe. Un pan d’une personne se dévoile, dans sa dimension globale, ouvrant à l’émotion, à la sensibilité, au-delà et en-deçà du cognitif. Etre écouté, entendu par un groupe parfois nombreux produit des effets sur les autres, mais aussi sur soi, par une certaine publicité de la vie privative. De l’intérêt, de laconnivence, mais aussi du rejet peut s’ensuivre, car l’affectivité de chacun est convoquée.
L’échange à dominante cognitive du café-philo peut ainsi être irrigué de ? moments psychologiques ?, d’impacts émotifs dûs à une parole assumant la singularité d’une subjectivité, la contingence d’une expérience. L’affleurement de l’ipséité d’un vécu peut produire un brefsilence, car un vécu s’écoute, et ne se discute pas. La dimension affective de tout débat cognitif court en sourdine dans tout café-philo, et émerge de loin en loin suivant la question abordée, et les personnes qui l’abordent. Elle peut se déployer dans les moments plus informels d’échange, avant la discussion, pendant les pauses, après le débat, ailleurs.
Des causes et deseffets : hypothèe;ses.
On peut s’interroger pour comprendre pourquoi cette émergence du café-philo à la fin du XX ème siècle, et pourquoi à travers cet ? instituant ?, ces trois champs sont convoqués.
Il y a certainement des conditions ? nationales ?, car si l’on peut dater (1992), localiser (le café des phares), voire personnaliser (Marc Sautet) l’origine duphénomène, il n’a pu s’étendre en France (une centaine de cafés-philo en 2002 ?) et perdurer depuis une dizaine d’années (ce qui atténue déjà son ? effet mode ?), que parce qu’il y avait un terreau favorable. On relèvera à ce titre la tradition intellectuelle du café en France depuis la Révolution française : cafés ? littéraires ?, cafés oùle limonadier est aussi gazetier, et le lien d’une multiplicité de cafés avec des activités culturelles diverses, qui donne lieu à une éclosion diversifiée : café-femmes, café-psychologique, café-écologique, café-théologique, café-mathématique (Le Havre), café des sciences, café-géographiques, café-pédagogique ou de l’éducation, café-citoyen,café-concert, café-théâtre etc .
La spécificité du café-philo et son audience a certainement à voir avec le prestige de la philo comme discipline en France, la forte productivité théorique et la reconnaissance intellectuelle de philosophes français, la place de la philosophie dans les débats culturels et de société, sa présence massive dansla classe terminale des lycées, la médiatisation de certains auteurs, des enjeux et polémiques touchant à la discipline et à son enseignement?
Tout ceci se déploie sur fond plus général de la philosophie comme forme majeure de la culture occidentale, développant une forme de rationalité qui s’est inscrite dans une longue tradition attestée (l’histoire de la philosophie). C’est parce que la philosophie estchargée du poids de cette histoire et de cette densité culturelle que l’appellation café-? philo ? présente un enjeu intellectuel fort et suscite des polémiques de la part de ceux qui se sentent dépositaires et garants de l’intégrité de son statut réflexif et social (« L’institution philosophique », son Inspection Générale du second degré, l’Association des professeurs dephilosophie de l’enseignement public, quelques philosophes médiatisés etc.).
Mais si le café-philo s’origine dans une spécificité nationale française, que ce pays tente d’ailleurs de diffuser dans l’aire francophone et plus largement dans certaines capitales, c’est peut-être aussi à cause de certaines tendances lourdes sociétales, qui en appellent alors à la philosophie comme recours, tout comme laphilosophie de son côté se sent requise pour interpréter le sens de cette (post- ?-)modernité.
La fin du monopole culturel des transcendances religieuses (? Dieu est mort ? selon Nietzsche, la vie est absurde selon Camus) et l’effondrement des ? grands récits ? révolutionnaires (Lyotard), ce ? désenchantement du monde ? en Occident (Weber-Gauchet), rendent au niveau individuel l’impasse de lamort plus aiguë, et au niveau collectif l’avenir de lendemains qui chantent improbable. L’appel à une religiosité orientaliste ou les tentations sectaires ou fondamentalistes traduisent ce désarroi.
La surdétermination de la sphère économique dans les motivations des individus structure la construction identitaire du sujet sur l’avoir d’une société de consommation qui ne répond pas à l’exigence d’être.L’industrialisation sauvage et polluante, le processus proliférant de l’urbanisation ont coupé l’homme de la nature. La rationalité instrumentale de la technique touche, à travers les biotechnologies, à l’identité même de l’espèce humaine. L’épistémologie contemporaine et les ? dégâts du progrès ? ont eu raison d’une idéologie positiviste du bonheur par la science.
Emerge unindividu solitaire sur lequel pèse la lourde responsabilité, dans des cadres normatifs plus diversifiés et moins contraignants, de construire lui-même des relations plus fragiles aux autres, d’inventer ses propres valeurs, dans l’angoisse d’une liberté condamnée à choisir sa destinée.
Quand le sens n’est plus imposé d’un extérieur supérieur, il fait problème quant à la signification à luidonner et à la direction à prendre. Un sens mis à la question ne peut que renvoyer à l’interrogation philosophique, aux principes et au fondement de son existence, dans l’énigme de son origine, l’opacité de son identité et l’aléatoire incertitude de son devenir.
Le café-philo traduirait ainsi la crise du sens à laquelle est confrontée l’homme post-moderne, en demande de philosophie parce queramené aux questions principielles.
D’un autre côté, le lien historique entre démocratie moderne et capitalisme, les séquelles de la colonisation et de l’impérialisme de pays dits démocratiques, la mondialisation du marché et l’uniformisation des différences, la désarticulation entre démocratie formelle et réelle, entre démocratie politique et sociale, l’affaissement du lien politique àl’Etat démocratique et le déficit de citoyenneté, les limites de la représentativité et la montée des ? affaires ? décrédibilisent le champ politique traditionnel. La spectacularisation médiatique canalise et biaise les débats. La réduction de l’espace public (H. Arendt) replie l’individu sur un hédonisme personnel et narcissise pathologiquement la vie privée.
Cette crise dupolitique pourrait ainsi traduire, chez certaines personnes une demande de démocratie , une aspiration à retrouver une parole publique, un lieu réel de débat où trouver une pluralité d’opinions, où exprimer sa propre opinion, où confronter à d’autres cette opinion dans un espace collectif. Le café-philo pourrait être ainsi l’un des lieux de reconstitution d’un espace-citoyen .
Enfin il n’y a pas seulement crise du lien politique, mais du lien social . La solvabilité de toute activité et la marchandisation croissante focalisent les relations humaines sur l’intérêt. Le calcul, la négociation structurent même les relations affectives. La massification urbaine et l’architecture de béton et d’empilement ont anonymisé les relations villageoises, détruisant les relations deproximité. La famille élargie s’est réduite, et même son noyau a tendance à imploser. La maison individuelle des classes moyennes porte bien son nom. La relativisation du travail dans la vie diminue les solidarités professionnelles. Les grandes institutions de socialisation (famille, école, entreprise, église, armée, syndicats ?) jouent de plus en plus difficilement ce rôle. L’école peine par exemple àéduquer à la civilité, à socialiser les individus et les groupes. Un sentiment d’insécurité se répand, rendant méfiant vis-à-vis d’autrui. Se sentir méprisé est une impression très fréquente.
Le café-philo, face à cette crise du lien social, pourrait traduire à sa façon cette demande relationnelle . On pourrait y trouver le sentiment d’un grouped’appartenance, où l’on rencontre des personnes, où l’on est écouté et respecté dans sa parole, où l’on peut s’enrichir de l’apport des autres, où l’on peut nouer des relations de sympathie. Cet aspect du café-philo est très développé quand il fonctionne dans le cadre d’une association.
Cette convocation de ces trois champs distincts et croisés n’est pas sans produire des effets .
Le café- philo n’est pas une institution, et encore moins une institution de formation, qui aurait pour objectif d’enseigner ou d’apprendre la philosophie, avec un programme, des capacités visées, un curriculum, voire des notes et des examens. C’est une libre initiative privative dans la société civile, à laquelle la présence est purement volontaire. On y vient ou pas, on arrive et part quand on veut, sansprérequis ni évaluation. Dans nombre de cas, il n’est même pas lié à une vie associative.
Et pourtant, par la nature même de son activité, désignée par son nom, le café-philo peut produire un effet réflexif sur les individus qui le fréquentent ; un effet de ? surcroît ?, car non institutionnellement visé, et ce, indépendamment del’intentionnalité (explicite ou non) de celui(ceux) qui l’anime(nt). L’habitude de (se) questionner, de formuler et d’entendre formuler des problèmes, de tenter de définir des notions, d’argumenter des thèses et des objections, d’assister à la confrontation de points de vue, développe une attitude critique, une démarche rationnelle, une capacité à se décentrer, à se mettre en recherche, à penser parsoi-même. Et ce même pour ceux qui ne sont pas actifs dans le débat, mais pour lequel celui-ci est un support pour dialoguer avec eux-mêmes.
De même, le fonctionnement d’un échange d’opinions régulé par des procédures et des rôles de présidence, d’animation, de synthèse peut produire un effet-citoyen . L’apprentissage du débat collectif dans un espace public, dans le respect derègles groupales et des personnes, en rendant compte de son avis par l’argumentation, est une capacité sociale fondamentale en démocratie .
Enfin, le café-philo peut produire un effet narcissique de reconnaissance individuelle et sociale. L’écoute de sa personne, la prise en compte de certains aspects de l’ ? identité narrative ? du sujet (Ricoeur) la mise en mots d’un vécuproblématique en groupe, par le versant psychologique de l’existentialité des sujets abordés, la prise en compte de ses idées et de son être pensant (son ? pens’être ?), peuvent avoir des retombées y compris thérapeutiques, et ici encore ? de surcroît ?, puisque nous ne sommes pas dans une institution de soins.
Resterait à comprendre, si notre hypothèse de convocation aucafé-philo de trois champs distincts est pertinente, pourquoi ce sont ces trois champs qui sont solidairement convoqués, et convergent dans une demande sociale, pourquoi et comment c’est cette combinaison qui émerge, comment se structure le système de cette constellation singulière de philosophie, de démocratie et de convivialité.
Tensions et dÉrives possibles
1 – Car il pourrait y avoirdemande de philosophie sans demande de démocratie . Si l’apparition de la philosophie occidentale émerge avec la démocratie grecque, c’est sans les femmes et les esclaves. Platon veut une cité des sages, non du peuple, Aristote défend l’esclavage, la philosophie du moyen-âge est sous les auspices d’une théocratie, Hobbes revendique un pouvoir fort, pour assurer une coexistence pacifique, Hegel voit dans Napoléon l’espritchevauchant l’histoire, Nietzsche dénonce dans la démocratie un régime des faibles, Marx prône la dictature du prolétariat, Heidegger s’inscrit au parti nazi?
Il pourrait y avoir aussi demande de démocratie sans demande de philosophie : simple exigence de donner son opinion sur des sujets de société impliquant les citoyens, et possibilité de la confronter dans l’espace public pour éclairer ladécision collective. Le débat démocratique prend son sens pour instruire sur la décision, le vote, l’action pour le bien commun. Il définit le cadre juridique, institutionnel des libertés individuelles, mais il ne tranche pas sur l’exercice concret de celles-ci, laissée à l’initiative des individus. Il préserve ainsi la vie privée et le champ intellectuel d’une pensée et d’une vie autonomes. Il n’a guère àse prononcer sur les questions existentielles de la condition humaine, sur l’attitude devant la vie, l’amour, la mort. Tout au plus peut-il invoquer l’éthique pour fonder la légalité juridique ou politique sur une légitimité morale. Mais encore concrétise-t-il les positions en terme de droit positif, de lois et de règlements.
2 – Car la logique philosophique et la logique démocratique ne peuventse superposer, obéissant à des intentionnalités distinctes. La philosophie politique déborde le champ de la démocratie, et la politique n’épuise pas le champ de la philosophie (qui touche aussi à l’épistémologie, à l’esthétique ?).
2a. La démocratie, si elle doit dans son esprit respecter le droit d’expression de la minorité, tire sa légitimité d’une majorité :? Nous avons raison parce que nous sommes les plus nombreux ?, déclarait récemment un député. Chacun y compte pour un, et dans le vote une opinion en vaut une autre par son simple poids d’expression. Cet égalitarisme mathématique selon lequel il n’y en a pas de ? plus égaux ? que d’autres gomme le caractère inégalement qualitatif du fondement des points de vue. Si l’argumentation peut faire ladifférence, c’est le nombre qui tranche par le vote. Et les enjeux décisionnels d’amener l’autre sur sa position peuvent développer une rhétorique de la persuasion où il s’agit davantage d’avoir raison de l’autre, de le soumettre, que de se soumettre à une raison commune.
La dérive possible du débat démocratique, c’est donc la sophistique , la parole comme pouvoir, comme rapport deforce, l’argumentation instrumentée au service de la victoire, l’affirmation assénée comme prévalence par opposition au questionnement, au doute, à la nuance. Tout au plus fera-t-on des compromis, les concessions nécessaires pour l’emporter et régner. Vouloir le peuple avec soi peut conduire à la démagogie. L’essentiel est de séduire, d’où l’appel à l’affectivité, à l’émotion, àl’inconscient, au transfert, au paraître si c’est politiquement rentable, et non à la rationalité avec ses exigences, sa patience, son labeur. Il est dès lors plus facile d’arriver à ses fins en flattant l’opinion, le sens commun, qu’en dérangeant les évidences, les consensus mous. La deuxième dérive est donc la doxologie , le règne dans le débat de l’opinion, sans rigueur intellectuelle, sans le soucide la vérité.
2b. Dans la philosophie au contraire, c’est le rapport à l’authenticité et à la sincérité dans la recherche de la vérité qui domine. Le questionnement est princeps, non la logique argumentative de l’affirmation ou de la destruction. Il s’agit ici de rompre avec l’opinion, de convertir son regard, d’abandonner les préjugés de la foule et la foule des préjugés, de seméfier des majorités contre tous, de penser ce qu’on dit sans se contenter de la spontanéité de dire ce qu’on pense, car il ne suffit pas de parler pour penser.
Il y a en ce sens une aristocratie de la pensée peu compatible avec l’égalitarisme démocratique, car il faut sortir laborieusement de la caverne, de la ? vérité ? des sondages. Tout consensus doit être considérécomme une facilité à interroger, et il va falloir travailler le doute, l’écart, le désaccord, ne plus convaincre au sens de vaincre, mais chercher avec, se soumettre à l’argument de l’autre s’il apparaît meilleur, car ce qui compte, ce n’est jamais le triomphe sur des personnes, mais la victoire sur ses propres approximations. Tout droit d’expression n’a philosophiquement de sens que par une exigence d’argumentation rationnelle, un travail sur soià la fois affectif, social, cognitif.
On peut philosophiquement avoir raison seul contre tous, si la pensée est dûment fondée. Les discours ne s’équivalent pas philosophiquement. D’où la tentation au café-philo de donner plus souvent et plus longtemps la parole à l’expert en philosophie, celui qui a reçu une formation philosophique, qui a travaillé l’histoire, les auteurs, les doctrines, et développé descapacités à philosopher. Cette pente peut apparaître du point de vue démocratique comme une dérive experte .
La limite en serait le monopole du pouvoir exercé par le professionnel de la philosophie, non plus la discussion au café-philo, mais le cours magistral, au mieux la conférence-débat, où les questions son adressées à celui qui sait. Quand le droit d’expression de chacun ne s’exerceplus, quand le temps de parole n’est plus partagé, quand il n’y a plus interactions entre participants mais adresse ciblée à un maître, quand la ligne de partage est entre savant et ignorants, ce n’est plus un débat démocratique, qui présuppose le droit d’expression de chacun dans l’espace public, comme valant d’être entendu sur le fond de ce qu’il avance, quels que soient ses prérequis, parce qu’il est un citoyen comme les autres.
3 – Il pourrait y avoir aussi demande de philosophie ou de démocratie sans demande de convivialité.
3a. La philosophie, d’après la sagesse antique, est à la fois réflexion rationnelle (on passe du mutos, le mythe, à l’épistémé, le savoir), et attitude raisonnable (Aristote fait l’éloge de la prudence, et Epicure est si peu ? épicurien ? qu’il s’en tient aux désirsnaturels et nécessaires pour ne pas sombrer dans la démesure). Toute une tradition rationaliste (Platon, Descartes, Kant) fait du corps, de l’affectivité, de l’émotion, de la sensibilité un obstacle à la raison, à la connaissance et au bonheur.
Le sujet pensant doit s’élever de l’affect au concept, purger son historicité et sa contingence, viser l’universalité de la raison dans un discours épuré dusensible, qui s’adresse à l’auditoire universel de la communauté des esprits rationnels. Tout récit de vie, toute inscription de la parole dans un vécu singulier, une appartenance particulière, un relationnel troublé par les passions détournerait le pens’être du travail du concept. La convivialité serait ainsi une dérive fusionnelle dans l’interpersonnel et le groupal, un dérapage de la raison dans ledésir, une psychologisation narcissique du débat, une thérapisation déplacée de l’échange cognitif. Une bande sympas de copains qui ? causent et bouffent ? ensemble ne garantit en rien l’effort de la pensée.
3b. De la même façon, le débat démocratique peut mal s’accommoder, par son caractère collectif d’espace public et par ses sujets généraux concernant le bien commun, despetites histoires de chacun. Ses procédures de tour de parole concernent le droit politique d’exprimer des idées, non l’accréditation d’un récit personnel. Chaque individu en tant que citoyen est substituable à un autre au regard de ce droit égal d’expression . Ce sont des règles abstraites fondées sur des principes de justice et des statuts fonctionnels dans le groupe qui assurent la garantie démocratique du débat, sansprésupposer la convivialité comme condition de possibilité. C’est même plutôt pour réguler les rapports de pouvoir de toute prise de parole que celles-ci sont instituées. Asseoir la démocratie du débat sur la convivialité pourrait donc présenter une dérive confusionnelle , affective, sans garantie procédurale ni centration sur le débat d’idées.
Pour conclure sur cepoint, on voit qu’il peut y avoir entre chacun des trois pôles et les deux autres des tensions , voire des contradictions , pouvant d’ailleurs, du point de vue des deux autres, mener à des dérives .
Et pourtant, l’émergence actuelle des cafés-philo semble lier quelque part ces trois aspects, les complémentariser en quelque sorte. L’? idéal-type ? du café-philo, si l’onanalyse la demande sociale (mais la philosophie doit-elle accepter la demande sociale de philosophie sans recul critique ?), serait-il de chercher un point d’équilibre entre ces trois pôles ? Peut-on faire l’hypothèse que les cafés-philo qui ? marchent ? le mieux réalisent quelque part cette synthèse difficile ?
Michel Tozzi, professeur des universités à Montpellier 3
BIBLIOGRAPHIE
Sur la discussion philosophique
- Séminaire de l’INRP 1999-2001 sur « Pratiques de la philosophie en classe terminale » (coord. F. Raffin) – Articles de F. Raffin, M. Tozzi, M. Verhelst, M. Vignard, E. Zernik (A paraître).
- L’oral argumentatif en philosophie , CRDP Langurdoc-Roussillon, 1999. Notamment articles de M. Tozzi (p.87-186) etG. Ferrandez (p. 247-261).
- M. Vignard, « La discussion philosohique : le discours philosophique à l’épreuve de sa popularisation », Cahiers Pédagogiques , n°401, fev. 2002.
Sur les cafés-philo.
- M. Tozzi, « Un café-philo bien frais », Cahiers Pédagogiques , n0385, juillet 2000.
Et quelques articlespubliés dans Diotime l’Agora, CRDP Languedoc-Roussillon (le n° 50F).
N°1, mars 1999, O. Brênifier, « Les cafés philosophiques ».
N°2 , juin 1999, P. Hardy, « Vous avez dit « café-philo » ? »
N°3 , sept. 1999, J.F. Chazerans, « Fait-on de la philosophie dans lescafés-philo ? », et O. Brênifier, « La pratique du débat philosophique ».
N°4 , déc. 1999, P. Mengue, « Café-philo : le moment agoraïque de la philosophie ».
N°5 , mars 2000, Y. Youlontas, « Débats sur l’agora tarnaise ».
N°6 , juin 2000,A. Delsol, « Trois ans decafé-philo ».
N°7 , sept. 2000, « Déclaration des cafés philosophiques ».
N°9 , mars 2001, M. Tozzi, « Les enjeux de l’animation d’un café-philo ».
N°10 , juin 2001, P. Mengue, « Agora et vérité dans les cafés-philo ».
N°11 , sept 2001, D. Mercier« L’animation d’un café-philo : quelle spécificité ? ».
- Le café-philo de Narbonne (1996-2000), Réflexions et débats (A. Delsol, M. Tozzi).
Notes
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Un DEA de sciencepolitique a recensé une vingtaine de cafés de différents types dans la seule ville de Montpellier en 1999.