Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

Faire philosopher à l’école : les élèves ? Les maîtres ?

Ce colloque universitaire a prolongé le colloque de Balaruc d’avril 2003, montrant le clivage persistant entre d’une part des représentants de l’institution philosophique et nombre de professeurs de philosophie, d’autre part des « praticiens réflexifs » (comme dit Schön), soutenus par d’autres professeurs de philosophie et la recherche en sciences de l’éducation.

Toujours les…

mêmes remous : la doyenne de l’Inspection générale de philosophie a refusé de venir, alors qu’elle avait imposé sa présence à Balaruc, mais J.L. Poirier, Inspecteur général de philosophie, présidait une séance, et A. Pessel, Inspecteur général de philosophie honoraire, était intervenant. Le Recteur de l’académie a retiré son soutien à l’initiative,qu’encourageait la précédente Rectrice. L’Inspecteur d’académie qui devait ouvrir le colloque s’est fait excuser. Mais le colloque était organisé par l’IUFM de Caen, ouvert par son Directeur, et soutenu par plusieurs instances de l’Université de Caen : une Equipe de recherche en philosophie, le Centre de recherche en sciences de l’éducation, et l’Ecole doctorale dirigée par H. Peyronie.On mesure à quel point une innovation, soutenue par la Délégation académique aux innovations et le bureau des innovations de la DESCO du Ministère, peut entraîner des débats dans l’institution elle-même…

L’objectif, rappelé par I. Olivo, professeure agrégée de philosophie à l’IUFM de Caen et coordonnatrice du colloque, était double.

  • Déterminer quel est, dans les nouvelles pratiques qui se développent, l’objet d’apprentissage : objectifs poursuivis, spécificité disciplinaire, cohérence avec les missions et programmes de l’école primaire ;
  • et à partir de cette détermination, réfléchir sur un éventuel programme dans l’hypothèse d’uneinstitutionnalisation, et en tout état de cause sur la formation nécessaire des enseignants pour préparer et accompagner ces pratiques.

RETICENCES ET OBJECTIONS

  • J.J. Guinchard, professeur de philosophie, commence par reprendre les objections formulées dans son article Note1 publié dans la revue de l’Acireph Côté philo (Il n’y a pas de position officielle de l’association, en débat sur ce point) : l’impossibilité cognitive des enfants du primaire de philosopher, quand on précise philosophiquement ce terme. « Projeter le désir de philosopher des adultes sur un très discutable besoin des enfants, c’est tomber dans uneconfusion des âges ».
  • S. Chauvier, professeur des universités et Directeur du département de philosophie de l’Université, en s’appuyant sur le texte de Rousseau où Emile se confronte à l’idée de propriété, montre la « différence cruciale entre l’acquisition d’« idées » utiles à la civilité, voireà la réflexivité des enfants, et leur fondement philosophique ». Si donc le « débat réglé » de vie de classe au primaire devait être élargi, le maître devrait savoir l’arrêter, car l’enfant, qui peine déjà à passer du mot à l’idée, ne peut atteindre la philosophie de la chose. Le maître doit donc être philosophiquement formépour apprendre ce à quoi l’enfant ne peut accéder : apprendre à philosopher pour ne pas faire philosopher les élèves…
  • V. Carraud, Directeur de l’Equipe de recherche en philosophie « Identité et subjectivité » de l’Université (et par ailleurs Président de l’agrégation de philosophie), récuse la démarche de philosophie avec lesenfants, et par là même la tentative de la fonder philosophiquement et didactiquement, considérant par exemple la « triplette » problématiser-conceptualiser-argumenter comme « philosophiquement nulle ».
  • A. Pessel, Inspecteur général honoraire de philosophie, s’interroge sur « un objet pédagogiquement et philosophiquement non identifié », laDVP (discussion à visée philosophique). L’utilisation de l’expression « à visée » lui semble cultiver un « flou métaphorique » : ou c’est de la philosophie ou ça n’en est pas. Il trouve que le rapport à la vérité est trop absent des discours tenus, se méfie du moralisme sous-jacent, s’étonne que les philosophes soient si peu présentschez les formateurs, et demande d’expliciter la philosophie spontanée de ce désir de penser, intéressant mais symptomatique. Philosopher avec les enfants, « c’est dangereusement trop tôt ».

TEMOIGNAGES

En contre point à ces vives critiques, l’expérience des praticiens de terrain.

  • C. Lacheray, professeur d’école maîtresse-formatrice dans la circonscription de Trouville, décrit sa pratique des deux séances de M. Lipman : la première pour partager la lecture d’un passage des trois romans pour enfants qu’elle a elle-même écrits, récolter les questions que se posent les enfants à partir du texte et en choisir une ; la seconde pour la discussion sur le thème retenu. Elledécline les compétences développées chez les enfants.
  • A.L. Le Guern, professeur de philosophie qui l’accompagne dans sa pratique, insiste sur la préparation des séances. Non pas pour savoir ce qu’il faudra que les élèves trouvent, mais pour saisir les opportunités à exploiter de ce qui émerge : distinctions à creuser, généralisations àopérer, exigences des raisons pour fonder et objecter, bref travail sur les processus de pensée à mettre en oeuvre…
  • M. Nolis, professeur de morale et formatrice détachée à la philosophie pour enfants par la ville de Bruxelles, insiste sur la nécessité de favoriser le questionnement des enfants, sans se croire obligé de répondre quand ce sont des questions à portéephilosophique, car ce questionnement donne du sens à la recherche personnelle et collective dans le groupe-classe, alors que la réponse tue souvent le désir de chercher.
  • G. Abel, professeur de philosophie formé à la philosophie pour enfants au Québec, et formateur à Bruxelles, définit la philosophie comme une pratique qui donne sens à sa vie par des repères conceptuels et éthiques.C’est cette pratique de la réflexion qui doit être progressivement accompagnée à l’école primaire, parce qu’en mettant de l’ordre et en sortant de la confusion, en apprenant la grammaire de la pensée, elle aide l’enfant à cheminer vers l’autonomie de sa pensée et à construire du sens.
  • F. Carraud, professeur d’école et formatrice à l’IUFM deLyon, propose, à travers la diversité de ses expériences en ZEP, la nécessité de travailler conjointement avec les élèves leur rapport à la langue et leur travail à la pensée (« Parler pour penser ensemble »). Elle insiste sur le déplacement du rôle de l’enseignant dans ces nouvelles pratiques, dès lors qu’il prend au sérieux l’élève et sa parolepar l’écoute et l’accompagnement, fait confiance au groupe, est intellectuellement exigeant, et d’abord pour lui-même.

NUANCES ET SOUTIENS

  • F. Louis, Inspectrice de la circonscription de C. Lacheray, montre, à partir d’une analyse serrée des textes officiels, la compatibilité de ces nouvelles pratiques avec les objectifs et lesprogrammes de l’école primaire française, notamment la maîtrise de la langue, l’appui sur la littérature de jeunesse, l’éducation à la citoyenneté, les compétences requises des élèves. Il y a possibilité d’utiliser la ½ heure hebdomadaire de débat. D’où l’ancrage possible de telles activités dans des projets d’école ou decirconscriptions.
  • S. Especier, Inspectrice en Moselle et doctorante (« Quelle formation pour ces pratiques ? »), fait un point précis sur la diversité des formations des maîtres existant actuellement en France, dans les IUFM, les circonscriptions, l’université. Elle complète ce panorama par le dépouillement d’entretiens avec les formateurs : objectifs pédagogiques,compétences attendues, méthodes utilisées, formes d’organisation.
  • Didier Moreau, professeur de philosophie à l’IUFM des Pays de Loire, insiste, à partir d’une analyse de l’acte d’enseigner nourrie par de nombreuses références philosophiques, sur l’aspect herméneutique de la fonction que l’on doit développer dans la formation des maîtres.
  • J.M. Lamarre, professeur de philosophie et maître de conférences à l’IUFM des Pays de Loire, opère une distinction éclairante entre la discussion à visée philosophique (DVP) et les différents types de débat à l’école primaire : dans le champ des savoirs (débat scientifique) ou des valeurs ; débats de vie de classe instituant la règle, régulant les conflits ouorganisant des projets ; délibératif (vie de classe), interprétatif (littérature de jeunesse) ou réflexif (DVP) ; débat civique (grands problèmes de société), débat esthétique (sur la beauté d’une œuvre), débat moral (sur le comportement d’un personnage, ou des dilemmes moraux), et DVP (conceptualisation d’une notion).

Nousavons vu plus haut les deux objections de fond adressées à cette pratique de la DVP : activité trop précoce pour des enfants, et/par sous-estimation des exigences intellectuelles du philosopher.

  • C’est sur la conception de l’enfance qu’intervient précisément P.H. Tavoillot, maître de conférences en philosophie à la Sorbonne et membre du Conseil National desProgrammes. Développant une analyse historico-philosophique de la représentation de l’enfance, il conclut qu’il faut échapper à la fois à l’adultocentrisme et au puérocentrisme, en s’appuyant sur la théorie de la médiation de Gagnepain et Quentel (Université de Rennes). Celle-ci, à partir d’une approche psychopathologique, trouve chez l’enfant une dimension éthique et desrationalités logique et instrumentale, mais insiste sur sa difficulté à véritablement communiquer par la décentration. C’est pourquoi P.H. Tavoillot propose d’aborder avec lui les grands problèmes humains par le récit.
  • G. Orrigi, chargée de recherche au CNRS, résume les dernières recherches américaines en psychologie cognitive : les enfants ont dès leur plus jeuneâge des « théories naïves », en physique et biologie par exemple, structures de connaissances, principes et règles tacites qui témoignent chez eux d’une véritable « compétence cognitive ». Le courant actuel du « critical thinking » aux Etats-Unis crédite l’enfant d’«intuitions philosophiques », notamment en matière decritériologie (portant sur les propriétés essentielles) et de théories de l’esprit. Ces connaissances implicites, en tant qu’heuristiques, à la fois conditions de possibilité et support pour une pensée réflexive, peuvent être explicitées et travaillées par la verbalisation conscientisée.
  • A. Vergnioux, professeur des universités et philosophe del’éducation, après avoir dégagé les grands axes de recherche actuels de sa discipline, invoque F. Galichet, qui définit le philosopher en référence à « l’idiotie » grecque, état de naïveté et d’ignorance. Il s’agit pour apprendre à philosopher à développer « l’étonnement » (au sens platonicien qu’un discours puissese contredire lui-même – Thééthète 155d), et à cultiver celui-ci dans la formation des maîtres.
  • Marc Bailleul, maître de conférences en mathématiques, partant de son cheminement (organisation du premier stage de formation en philosophie pour enfants de quatre semaines à l’IUFM de Caen en 1998), explique comment s’articule, autour du travail sur la perception et le maniement decritères, l’apprentissage de la logique dans la didactique des mathématiques et le développement du raisonnement mis en œuvre dans la discussion à visée philosophique.
  • I. Olivo défend une position médiane : très intéressée par la pratique de la méthode Lipman, elle lui reproche cependant une conception trop fonctionnelle de la philosophie, instrumentalisée commeoutil de la démocratie. Elle déclare que raisonner n’est pas penser, activité qui implique un rapport exigeant à la vérité. Mais la culture du raisonnement, au sens de la dialectique aristotélicienne des Topiques, peut préparer à la philosophie, parce qu’elle exerce à éprouver la force de conviction d’une opinion, et donne le sentiment d’avoir la raison en partage. I. Olivo plaide pourune progressivité de l’apprentissage du philosopher.
  • M. Tozzi, professeur des universités à Montpellier 3, directeur du CERFEE-IRSA, insiste sur l’intérêt d’étudier empiriquement des corpus de discussions réels au lieu de se prononcer a priori sur les (in-)capacités des élèves. Dans la perspective d’une didactique prospective, et non prescriptive, il dessine les grandesoptions possibles d’un éventuel programme de philosophie à l’école primaire (mais est-ce souhaitable de l’institutionnaliser ? Note2), selon que l’on en fait un enseignement interdisciplinaire ou une discipline, que son contenu comporte ou non des compétences, des notions ou des questions, des textes ou pas, desinjonctions à un rôle du maître plus ou moins directif ou une grande liberté pédagogique, des horaires ou l’appel à des opportunités etc. 
  • C. Legros, Inspectrice de morale non confessionnelle belge, témoigne de la façon dont J. Duez, instituteur, a mené pendant trente ans des entretiens, souvent philosophiques, durant tout le cursus primaire de ses élèves (voir sescassettes sur Arte), et explique pourquoi a été introduit un quasi programme de philosophie dans le cours de morale laïque dès le début du collège.
  • G. Tognon, professeur des universités en histoire de la philosophie et de la pédagogie à Rome, ancien Secrétaire d’Etat aux Universités dans le gouvernement Prodi, resituait les débats quant à l’enjeu de la philosophieà l’école dans la perspective d’une Europe élargie.

S’il s’est dégagé pendant le colloque un consensus sur la nécessité d’une formation des maîtres à ces pratiques (mais laquelle, et par qui ?), on continue à diverger pour savoir si les enfants en sont capables, et sur ce qu’est vraiment la philosophie.L’intérêt du colloque est d’amener les praticiens à réfléchir sur leurs exigences, les praticiens et les philosophes à approfondir ce qu’est le philosopher, et les deux à se pencher sur la définition de l’enfance et sur ses capacités cognitives. La limite du colloque fut de ne pas analyser d’assez près, in concreto, à cause du vertige récurrent des préalables, ce que font defait les enfants lorsqu’ils se saisissent de la nouvelle opportunité qui leur est offerte…

Les Actes du colloque seront publiés en 2005, et le 5 ième colloque sur les nouvelles pratiques philosophiques, placé sous le sceau des expériences européennes, aura lieu les 1 er et 2 avril à Poitiers (contact : jean-francois.chazerans@ac-poitiers.fr).


Notes
(Cliquez sur les pour revenir au texte)

1 – « Faut-il faire philosopher lesenfants ?», Côté philo n°3, nov. 2003, en ligne sur www.cotephilo.net

2 – Voir son article « De l’instituant à l’institué ? », in Les activités à visée philosophique en classe :l’émergence d’un genre ?, CRDP de Bretagne, 2003.

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