Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

A quoi pense la littérature de jeunesse ? Dimension philosophique de la littérature de jeunesse et débats à visée philosophique à l’école primaire

Edwige Chirouter

Professeur certifiée de philosophie à l’IUFM des Pays de la Loire, site du Mans.

Doctorante en sciences de l’éducation avec M. Michel Tozzi de l’Université Paul Valéry de Montpellier depuis septembre 2005. Intitulé de la thèse : “ Activités à visée philosophique au cycle 3 de l’école élémentaire et…

littérature jeunesse : A quoi pense la littérature jeunesse ? ”

Co – direction de M. Michel Fabre, professeur de sciences de l’éducation, Université de Nantes.

Soutenance prévue en novembre 2008

Il est incroyable que les choses en soient là en notre siècle, que la philosophie ne soit, même chez les gens d’entendement, qu’unnom vain et fantastique, auquel on n’accorde ni utilité ni prix, aussi bien dans les esprits que dans la réalité. Je crois que ces ergotismes en sont la cause, qui ont saisi ses avenues. On a grand tord de peindre la philosophie inaccessible aux enfants, et d’un visage renfrogné, sourcilleux et terrible. Qui me l’a masqué de ce faux visage, pâle et hideux ? Il n’est rien de plus gai, de plusgaillard, de plus enjoué, pour un peu je dirais de plus folâtre. Elle ne prêche que fête et bon temps. Une mine triste et transie montre que ce n’est pas là son gîte. ” ”

Michel de Montaigne, Les Essais, ch.26, “ De l’institution des enfants ”

Il faut offrir aux enfants de vrais beaux textes, non pas seulement des livres pour endormirles enfants le soir, mais aussi pour les réveiller le matin

Philippe Corentin

P. Corentin, « le bateau-livre », illustration pour l’Ecole des Loisir

Cadre théorique :

La pratique de la philosophie avec les enfants, développée et diffusée au XX siècle grâce aux travaux du professeur américain M. Lipman, se développe enFrance depuis une dizaine d’année. Cette innovation pédagogique bouleverse complètement les représentations traditionnelles de l’enseignement de cette discipline. Les enfants en sont-ils vraiment capables ? Il ne suffit effectivement pas de discuter d’un thème philosophique pour philosopher. Le discours philosophique exige une rigueur intellectuelle et des compétences spécifiques (cf. au triptyque de Michel Tozzi : conceptualiser,argumenter, problématiser). En philosophie, il ne suffit pas de dire ce que l’on pense mais de penser ce que l’on dit. Ce qui n’est évidemment pas la même chose. En tant que “ philosophe ” de formation, il me semble indispensable de toujours garder comme fil conducteur de nos séances ces exigences intellectuelles. Se pose alors la question de savoir comment et quels outils donner à de jeunes enfants pour leur permettre derépondre aux exigences citées. Car “ philosopher ” s’apprend. Pierre Bourdieu, notamment, a bien montré qu’aucune aptitude intellectuelle, aucun soit disant “ talent ”, “ compétence ”, “ goût ” ou “ disposition ” ne sont le fruit d’une nature plus ou moins bienveillante, mais l’aboutissement d’un long processusd’incorporation de nos multiples influences sociales, familiales et culturelles. Et l’école, par ignorance de ces processus, exige de ses élèves des compétences qu’elle n’offre pas, creusant et légitimant ainsi les inégalités sociales. De la même façon, la réflexion philosophique exige des compétences qui ne sont pas innées mais qui nécessitent un long apprentissage – ceque l’institution scolaire semble toujours ignorer. C’est pourquoi beaucoup d’adolescents de Terminale semblent si désappointés devant le degré d’exigence de la discipline. On peut ainsi considérer qu’il s’agit d’un enjeu majeur pour la didactique de la philosophie que d’étudier les conditions d’une initiation précoce à la fois aux interrogations métaphysiques (mais lesenfants n’ont pas besoin de l’injonction de l’institution scolaire pour commencer à se poser des questions philosophiques) et surtout à la rigueur intellectuelle qu’elle requiert. C’est ce que souligne Michel Tozzi quand il affirme que depuis vingt ans : “ le paradigme de cet enseignement a très peu évolué : les élèves, généralement motivés au départ parl’espoir de s’exprimer sur les questions existentielles, sont souvent vite rebutés par l’aridité d’un cours magistral, la difficulté de textes philosophiques, et la faible note de leur première dissertation. Ils réussissent au baccalauréat malgré une note en philosophie majoritairement inférieure à la moyenne. Les enseignants peinent, surtout dans l’enseignement technique où les“ nouveaux lycéens ” (F. Dubet) n’ont guère leurs habitus linguistiques et culturels, à maintenir leurs exigences intellectuelles et souvent l’attention des élèves, d’autant qu’ils privilégient la position frontale du discours de haut niveau du maître, avec peu de situations actives comme des travaux de groupes ou des discussions. ”

Ainsi, quand il y a six ans, en tant que professeur de philosophie à l’IUFM du Mans, je me suis intéressée à la pratique de la philosophie à l’école élémentaire, je me suis tout de suite posé la question des supports que nous pouvions offrir aux élèves pour les aider à penser. Et j’ai trouvé dansla littérature jeunesse un formidable tremplin pour la réflexion. L’enfant, dans les balbutiements de sa pensée réflexive, ne sait, ne peut, sortir de sa subjectivité. C’est pourquoi il faut lui donner les outils pour affiner son raisonnement et l’émanciper de son seul point de vue. La littérature permet indéniablement cette décentration. La fiction littéraire, loin de trahir laréalité, la révèle dans ce qu’elle a de plus profond. Elle établit un pont entre l’expérience singulière – qui, par son caractère trop intime, empêche la prise de recul et l’analyse – et le concept – qui, lui, à l’autre extrême, par sa froideur, peut nuire à l’implication personnelle. Développant cette idée de la littérature comme“ expérience de vérité ”, Pierre Macherey annonce, dans A quoi pense la littérature ? qu’il reviendrait au texte littéraire “ d’énoncer le philosophique de la philosophie ”.

La littérature et la philosophie ont bien des chemins différents mais complémentaires : si la philosophie se propose de rendre invisible le visible, entransformant la réalité en concept, la littérature, elle, permet de rendre visible l’invisible, en incarnant l’idée dans un récit. C’est bien à ce titre que les références littéraires sont un atout pédagogique pour permettre à l’élève de saisir le sens de la réflexion philosophique. Car en transformant l’expérience individuelle en concept pourmieux la comprendre, le discours philosophique semble rendre lointain ce qui nous est immédiatement proche. Nous pourrions dire que les références littéraires placent le problème à bonne distance entre la trop grande proximité de l’expérience personnelle, qui empêche le recul, et le trop grand éloignement du concept, qui empêche l’implication.

Le texte littéraire peut être défini comme un texte, qui contrairement à l’écrit purement fonctionnel, comprend différents degrés de lecture. C’est un texte qui peut et doit bousculer le sujet et susciter des discussions sur ses significations. Ainsi, Les Documents d’application du programme de Littérature au cycle 3 précisent que “ L’appropriation des œuvres littéraires appelle à un travail sur le sens. Elle interroge les histoires personnelles, les sensibilités, les connaissances sur le monde, les références culturelles, les expériences des lecteurs. Elle crée l’opportunité d’échanger ses impressions sur les émotions ressenties, d’élaborer des jugements esthétiques, éthiques, philosophiques et de remettre en cause des préjugés.

Ne pas voler les enfants ”, cette formule lancée par Claude Ponti pour expliquer la complexité de son univers pourrait être la définition de la vraie littérature, ou du moins de son paradigme. Le texte littéraire, par l’universalité de son propos, s’adresse à l’intimité de mon être. Je rencontre un texte qui–par une subtile et mystérieuse alchimie – parle de ce qui est au plus profond de moi. ça parle… Il y une rencontre qui va non seulement me toucher mais qui va m’aider à me construire et à grandir. C’est cette rencontre initiatique que l’enfant peut faire avec un texte qui lui permet de faire l’expérience du littéraire. Et la littérature enfantine en France est d’une rare richesse : de nombreux albums permettent d’aborder avec intelligence toute une série de thèmes proprement philosophique comme la mort, l’amour, la haine, l’angoisse, le mensonge, l’amitié.

Par exemple, Remue ménage chez madame K de Wolf Erlbruch interroge les représentations du masculin et du féminin, et pose implicitement les questions de l’irrationalité de l’angoisse existentielle(pourquoi Madame K. s’inquiète tout le temps pour tout ?), de la nécessité de donner un sens à son existence.

Et surtout dans ce type de textes, les problématiques sont toujours évoquées de façon implicite, c’est à dire non moralisante.

Ne pas voler les enfants ”, signifie aussi prendre au sérieux leurs interrogations philosophiques. Les enfants, si onprend la peine de les écouter, posent des questions métaphysiques déroutantes. “ La métaphysique consiste à répondre aux questions des enfants ” affirmait Groethuysen. Les enfants nous posent la question de la mort, de la liberté, de la morale, des relations humaines avec plus d’authenticité qu’un grand nombre d’adolescents de Terminale. Les enfants nous offrent cette expérience originelle de l’étonnement devant le monde et posent les questions sans auto censure. Nous devons saisir cette curiosité pour leur permettre d’avancer dans leur cheminement et leur apprendre progressivement à penser par eux même.

Cadre empirique

Dans le cadre de ma thèse, j’interviens dans plusieurs écoles élémentaires de la Sarthe pour animer des ateliers de discussionsà visée philosophique à partir de la littérature jeunesse. Ma démarche est toujours la même : après avoir choisi avec les élèves et l’enseignant de la classe le thème des prochaines discussions, j’établis une bibliographie d’une petite dizaine d’albums qui servira de culture générale commune. Ces références permettent d’aborder les différents aspects de la problématique, d’élargir les points de vues, de montrer d’autres façons de regarder le monde et de considérer les problèmes posés. Ces bibliographies se composent à la fois d’albums de littérature jeunesse comprenant beaucoup d’implicite (priorité est donnée aux albums de la liste cycle 3) et d’albums plus fonctionnels (comme les Max et Lili ou les goûters philo).Nous privilégions aussi la récurrence à certains auteurs comme Claude Ponti, Anthony Browne, Yvan Pommeaux, Grégoire Solotareff ou Wolf Erlbruch. Nos bibliographies comportent presque toujours un conte de fées traditionnel. Les albums sont lus pendant les semaines qui précédent le débat sur le thème (15 jours en général entre deux séances). Certains sont lus à haute voix à toute la classe parle professeur des écoles titulaire (dans des moments de détente, en fin de matinée ou de journée). Il vérifie simplement la compréhension du récit sans engager de questionnements ou de réflexions sur les thèmes dégagés par les albums.

Les autres livres sont mis à disposition des élèves dans le coin BCD de la classe et ils peuvent les consulter ou les emprunter quand ils veulent. Lejour de la discussion, tous ces albums sont présents au centre du cercle des enfants et je les invite à faire appel à cette culture littéraire commune à la classe pour réfléchir.

A partir d’un corpus de discussions, venu de ma pratique mais également d’autres praticiens de toute la France, nous pourrons analyser en quoi cet appel fait à la littérature permet effectivement aux élèves deprogresser dans leur réflexivité philosophique. Quand, par exemple, dans un débat consacré au mensonge, les enfants réinvestissent spontanément les exemples tirés de leurs différentes lectures, leur réflexion atteint alors une plus grande profondeur. Certes, “ c’est pas bien de mentir ”, mais que penser de l’attitude du chasseur dans Blanche Neige quand il ment à lamarâtre sur le sort qu’il a réservé à la jeune princesse ou de celle de la femme de l’ogre dans le Petit Poucet quand celle-ci ment à son mari pour protéger les enfants ? Ainsi à partir “ d’exemples exemplaires ”, les enfants quittent le registre de leur quotidienneté – et donc d’une trop grande affectivité – et peuvent commencer à réfléchirsur des notions problématiques.

Disciplines trop longtemps conflictuelles, la littérature et la philosophie ne trouveraient-elle pas une nouvelle complémentarité grâce au développement de la didactique de la philosophie avec les enfants ?

Lors de ma deuxième année d’inscription en thèse, je voudrais profiter d’une décharge d’heures afin surtout de pouvoir continuerà intervenir dans les classes et constituer un corpus de scripts riches et divers. J’ai le projet notamment de suivre une classe tout au long de leur cycle 3. J’interviens cette année dans la classe de CE2 de l’école de Coulans sur Gée un samedi tous les 15 jours. Les deux enseignants du CM1 et de CM2 sont d’accord pour que je continue les ateliers tout au long du cycle. Cela me permettrait d’analyser sur le long terme les effetsde cette pratique. Je souhaiterai également l’année prochaine pouvoir effectuer des entretiens semi directifs à la fois avec d’autres praticiens d’ateliers philosophiques mais aussi avec des auteurs de littérature jeunesse.


Notes
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1 Article le rose et le noir, Cahiers pédagogiques, n°432, “ la philo en discussion ”, avril 2005

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