Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

Atelier de lecture philosophique sur Axel Honneth 2007-2008

 

Atelier de lecture philosophique 2007-2008

 

Notes et remarques de Michel Tozzi sur

 

La société du mépris – Axel Honneth (2006)

 

Séance 1 – Vendredi 14 Novembre 2007-08.

1) Détermination de la méthode de travail : décisions prises.

En principe, un vendredi après-midi par mois, de 14h30 à 17h30, chez Michel et Marcelle. Michel est garant du fonctionnement du groupe (Cf le +1 du cartel lacanien).

Prochains : 12/10, 9/11, 14/12. 25/01.

L’objectif de l’atelier est de nous éclairer philosophiquement, de nous donner des clefs de compréhension du monde contemporain. La lecture de l’ouvrage est compréhensive, mais aussi critique. Le texte étudié pourra être éclairé par des textes de philosophes ou auteurs cités (ex : Hobbes, Rousseau, ou par d’autres textes : Ricoeur, L. Ferry etc.)

Chacun arrive avec un écrit sur la partie étudiée pour la séance, et/ou sur la séance précédente.

Au moins deux séances sur le premier chapitre, qui est long, puis une séance par chapitre.

Chacun lit l’ouvrage dans une perspective qui lui est propre en fonction de son intérêt :

-         Marcelle : pathologie sociale et pathologie individuelle.

-         Romain : les effets pervers induits par la raison instrumentale.

-         Lily : la reconnaissance de la femme.

-         Bruno : de la lutte pour la survie à la lutte pour la reconnaissance. La question de l’universalité des valeurs.

-         Michel : l’individualisme contemporain.

Ce serait bien d’avoir cet écrit en fichier RTF.

 

2) Ecrit de Michel suite à la première séance.

Intérêt de l’ouvrage : un philosophe contemporain qui

- intègre les apports des sciences humaines (sociologie, psychanalyse), et permet de comprendre notre temps à partir d’une clef : la lutte pour la reconnaissance liée à la modernité; la sociologie permet des analyses empiriques, historiques, la philosophie une réflexion politique et éthique, un idéal régulateur au-delà de l’analyse objective des faits.

- assume une filiation (l’école de Francfort, elle-même située dans le néo-hégélianisme de gauche, Marx et la sociologie moderne), et entend la poursuivre en la renouvelant ;

- nous fait revisiter l’histoire de la philosophie dans son apport à la philosophie sociale (de Aristote à Habermas en passant par Hobbes, Rousseau, Hegel, Marx etc.) ;

- cherche à fonder la philosophie sociale, à partir de la question principielle qu’elle pose : quelle organisation de la société pour que les hommes puissent y avoir une vie réussie ?

- éclaire la question : pourquoi la société actuelle ne le permet pas ? Et développe une analyse critique de la société actuelle, et plus largement historiquement de la modernité ;

- avance des propositions adaptées à l’époque.

 

Quelques premiers éléments :

1) Qu’est-ce qu’une vie réussie ?

Une vie qui n’est pas dans la plainte et la pathologie, une « vie bonne » ; dans une société où personne ne se plaint : « une cité juste » ?

Une vie où le travail, par la conscience et la transformation de soi qu’entraîne la transformation de la nature, se fait sans domination ni aliénation ?

Une vie sage, bonne (Aristote), « rien de trop », où l’on se « connaît soi-même », et agit avec prudence ?

Une vie autosuffisante ?

Une vie éthique (plus que morale, car elle renvoie à la conviction intime, une légitimité, une normativité au-delà des normes sociales ou légales), vertueuse (stoïciens), où l’on vit selon l’esprit et non la lettre (évangile), « selon ses besoins » (Marx), en conformité avec son désir (Lacan) ?

Peut-on définir une vie réussie objectivement, universellement, ou seulement comme dit Honneth « dans ses conditions formelles » ?

2) Quelle organisation sociale permet de parvenir à une vie réussie pour tous les hommes (et non pour quelques-uns comme dit Nietzsche) ?

Il y a l’idée de contrat entre les hommes : Hobbes (le Léviathan), qui aboutit à un Etat fort garantissant la paix civile pour sortir du chacun contre tous les autres ; Rousseau (Le contrat social), qui fonde la volonté générale par le pacte démocratique.

L’idéal démocratique ? Mais la « passion de l’égalité » (Tocqueville), la société des frères qui ont tué le père (Freud), le roi, n’attise-t-elle pas la jalousie vis-à-vis de la moindre différence ?

La théorie contemporaine de la justice de Rawls : on peut admettre des inégalités si on soutient efficacement les pauvres…, rompt avec cet idéal d’égalité.

L’altermondialisme ? Il reste bien flou…

Y a-t-il alors des conditions collectives, institutionnelles, organisationnelles du bonheur ? Ou des solutions purement individuelles : le confort, la sagesse, la thérapie, le salut ?

3) Il faudra s’interroger sur les présupposés de la position de Honneth :

- il y a une potentialité émancipatrice de la raison dans l’histoire ; mais la raison est-elle émancipatrice ? aliénante ? La seule émancipatrice ? Peut-on émanciper les hommes ? Le doit-on ?

- l’histoire peut aller dans un sens émancipateur grâce à la raison ; mais l’histoire peut-elle avoir un sens (signification et direction), ou est-elle aveugle ? S’il y a un sens, est-il négatif ou positif ? Est-ce une flèche, ou une boucle (l’éternel retour de Nietzsche) ? La raison peut-elle influencer l’histoire ?

- l’histoire ne va pas actuellement dans ce sens à cause de la pathologie de la raison, qui est devenue trop instrumentale, et crée des pathologies sociales ; mais la raison instrumentale est-elle perverse ? Que serait une raison non perverse ? La raison est-elle intrinsèquement perverse ? Pourquoi une catégorie médicale (pathologie) dans une analyse philosophique et historique ?

- ce sens négatif peut être infléchi par la critique de cette pathologie : ce dévoilement permet une conscientisation, qui pourra permettre des luttes… Peut-on infléchir le sens de l’histoire (la mondialisation est-elle inéluctable ?) ? Dévoiler, est-ce forcément conscientiser ? Prendre conscience entraîne-t-il forcément l’action, la révolte, la lutte ?

3) Il faut approfondir les concepts de reconnaissance, de lutte pour la reconnaissance, de mépris, de société du mépris.

Le désir et la lutte pour la reconnaissance (individuelle ; ou collective cf les minorités, les communautés) quand on se sent méprisé me semble fondamentalement lié à la montée de l’individualisme contemporain dans les sociétés démocratiques modernes (chaque mot compte). Je voudrais creuser cette hypothèse. 

 

A. Honneth sur La société du mépris – Séance 3

(Chap. 2 : intérêt intellectuel de la Théorie critique)

Michel  9-11-07

 

1)    Les 10 thèses soutenues dans le chapitre

(Chacune peut en elle-même être sujette à la critique)

 

Au-delà des nuances voire des oppositions, les contributeurs à la philosophie sociale de la Théorie Critique de l’Ecole de Francfort (depuis Horkheimer et Adorno jusqu’à Habermas en passant par Marcuse) ont d’après A. Honneth les thèses suivantes en commun :

1)                 « L’histoire est gouvernée par la raison » (102), par une « universalité rationnelle » (130). Il y a « une raison effective dans l’histoire » (130).

2)                 Ce développement de la raison est déformé, entravé par le capitalisme. Il y a une « pathologie sociale », une « forme déficiente de rationalité sociale » (104), une « rationalité restreinte ».

3)                 Cette déformation « fait apparaître les êtres humains comme des choses » (120), chacun suit son propre intérêt, dans « une relation purement stratégique avec soi-même et  les autres sujets » (122).

4)                 Cette pathologie empêche chacun d’accéder à une vie réussie. 

5)                 Cette vie réussie devrait se réaliser par « un idéal d’autoréalisation coopérative » (112), par les « conditions d’une action rationnelle de coopération » (127).

6)                 Il y a une « dissimulation des faits qui devraient occasionner la critique publique » (114), un masquage de cette exploitation.

7)                 L’explication de ces phénomènes aliénants dissimulés peut contribuer à la libération des hommes.

8)                  Il n’y a pas de « destinataires prédéfinis » (125), comme la classe ouvrière, qui amènerait par cette prise de conscience la « conversion du contenu de la théorie en une pratique de transformation sociale » (125).

9)                 Mais cette pathologie traduit chez les sujets concernés une souffrance de ne pas pouvoir se réaliser (Freud).

10)             C’est cette souffrance qui maintient un « intérêt émancipatoire » (130), un « désir de guérison…qui ne peut s’assouvir que dans le recouvrement d’une rationalité non aliénée » (128).

 

A noter : cette position est opposée à la fois :

- au libéralisme, aux « prémisses individualistes de la société libérale » (112) ;

- au communautarisme (Taylor), qui « met en suspens l’universel par rapport à la raison » et fonde la praxis libératrice sur des « liens affectifs d’appartenance » (113).

  

Réflexion

 

Le capitalisme a valorisé dans les conduites humaines la poursuite par chacun de son intérêt particulier, accentuant l’individualisme contemporain. Les philosophes libéraux (ex : Stuart Mill) ont éthiquement et pragmatiquement justifié cette attitude, en soutenant que l’intérêt particulier de chacun va dans le sens de l’intérêt général (théorie de la main invisible dans la logique du marché). C’est bon pour tous, c’est-à-dire à la fois bien et efficace.

Cette vision inspirée par une morale de l’égocentrisme individualiste, de l’efficacité technique et de la rentabilité économique instrumentalise, à cause de la recherche de l’intérêt personnel, au sens de particulier,  autrui (et même soi-même), au rang de moyen pour parvenir à ses fins.

On est à l’opposé du bonheur individuel et collectif par une visée d’autoréalisation coopérative, comme le prônent par exemple à l’origine l’anarchisme ou le socialisme utopique.

Cette négation de la construction du sujet par une intersubjectivité créatrice fait rater à l’individu à la fois le bonheur, car il y a souffrance à être instrumenté, et la vertu.

 

Il semble cependant peu réaliste aujourd’hui, compte tenu de la tendance sociétale occidentale séculaire à l’individualisme du moi-je d’abord et surtout, immergé dans l’hédonisme  présentéiste, d’inverser à court terme cette tendance lourde.

 

Mais serait-il possible de retourner l’individualisme contre le capitalisme qui pourtant le promeut ?

1)      Le capitalisme, par la souffrance qu’il impose à l’individu, ne peut malgré ses promesses (argent, pouvoir, consommation, plaisir..), lui garantir le bonheur. Il empêche son autoréalisation, par l’exploitation au travail, la non reconnaissance comme sujet, l’aliénation aux objets, l’impératif catégorique de jouissance (sexuelle, consumériste), qui déprime par la course éperdue qu’il implique.

2)      La réalisation de l’individu passe par la pleine assomption de sa dimension collective, intersubjective, coopérative. Ne faut-il pas montrer à l’individu que son intérêt personnel d’autoréalisation ne peut passer que par la relation créatrice et coopérative à l’autre, et par la recherche d’un bien commun, seule façon de reconnaissance mutuelle de chacun par tous ?

      Quel type d’organisation sociale peut assurer la reconnaissance de chacun par tous les  autres, condition de la réalisation individuelle (et d’une harmonie collective ?) ? 

Remarques sur la séance du 9-11-07 (Michel)

Un certain nombre de thèses du fonds commun de l’école de Francfort (son « héritage intellectuel » comme dit A. Honneth) sont interrogées :

- C’est, d’après la Théorie critique, la déformation de la raison (instrumentale, stratégique, restreinte, déficitaire) qui pose problème à l’autoréalisation d’une vie des individus réussie, et on escompte de sa réhabilitation le bonheur des hommes : mais si le problème venait, non de la déformation de la raison, mais de la raison elle-même, qui ne prend pas en compte chez le sujet sa part d’irrationnel, d’ombre ? D’une part parce qu’elle ne peut pas tout savoir (le réel, l’inconscient) ; d’autre part parce qu’elle est totalitaire dès lors qu’elle se veut totalisante : et dans sa tentative de comprendre dans la connaissance, et dans sa volonté de maîtriser dans l’action. La raison pourrait n’être que le nom du pouvoir du savoir, ou du pouvoir du plus fort.

- On pourrait s’en sortir en disant qu’il y a une bonne et une mauvaise raison. La bonne potentielle dans l’histoire, celle où l’homme se réalise, par exemple par le travail de transformation de la nature selon ses besoins (Marx). Et la mauvaise, quand celle-ci devient instrumentale, par exemple dans la modernité capitaliste. Et si la raison était potentiellement mauvaise, ou constitutivement instrumentale ? Elle dooit en tout cas s’interroger sur ses limites et ses dérives dans les champs de la connaissance et de l’action.

- On se demande si la raison est bien à l’œuvre dans l’histoire. Mais l’histoire a-t-elle un sens ? Une signification, car elle pourrait être absurde. Une direction, car elle pourrait être aléatoire… à moins qu’elle ne soit circulaire ? On pourrait aussi penser que ce qui fait sens et symptôme dans l’histoire, c’est  plutôt le désir, ou/et le pouvoir, que la raison…

- On se demande ce qu’est cette raison à l’œuvre dans l’histoire. Hegel, en idéaliste, pensait à l’Esprit. Marx, en matérialiste, aux forces productives, entravées par le capitalisme. On peut penser que c’est un idéal normatif : l’intérêt particulier quand il converge avec l’intérêt général ; le désir de liberté ou de bonheur des individus…

- Cette dite raison se révèle historiquement très sexuée, machiste (A. Fouque), et très occidentale, ce qui relativise son universalité. Qu’entendre alors par raison universelle, ou universalité rationnelle ? Est-ce la même chose ? Qu’est-ce que l’universalité ?

- Et qu’entendre par cette raison ? La fonction symboliquement (et non réellement) paternelle, qui fonde la loi comme garde-fou des pulsions ? Le principe de raison (Legendre), qui est moins chronologique (les pères antécédent les fils) que logique (ne pas intervertir, plus généralement ne pas confondre les places), voire ontologique (c’est un principe fondateur d’un ordre) ? C’est la raison du « tiers inclus », car nécessaire pour fonder l’interdit et rappeler l’impossible.

- Plus généralement on se demande si la raison n’est pas au cœur même de la pensée magique et religieuse (par l’établissement de causalités et d’accusation), parce qu’elle donne sens au monde. Peut-on alors parler d’une « rationalité religieuse » ?  Mais la raison s’élargit alors en un concept mou, alors qu’elle est plus resserrée dans le logos grec, distinct du mythe, ou dans la raison philosophique ou scientifique des Lumières, où elle doit faire l’administration de la preuve. S’en tenir au contraire à la simple logique de la non contradiction et du tiers exclus aristotélicien parait très réducteur. Et parfois dangereux, si la raison tourne à vide, comme dans la paranoïa, ou tourne à plein, comme dans l’extermination planifiée. La raison peut homogénéiser : elle peut uniformiser les différences, ou les ramener à un seul modèle (l’assimilation)…

- La raison à l’oeuvre est-elle forcément consciente ? Il y a une logique de l’inconscient, ou une méconnaissance de la fonction du bouc émissaire.

- Enfin la raison peut-elle se fonder elle-même ? Qu’est-ce qui peut fonder le fondement ? Une extériorité transcendante n’est-elle pas nécessaire ? Mais qu’est-ce que la transcendance ? Peut-il y avoir une transcendance immanente ? La transcendance pourrait-elle être à l’œuvre dans l’histoire ? Retombe-t-on ainsi dans Hegel ?

 

La société du mépris – Axel Honneth

Chap. 3

Les critiques sur La dialectique de la raison (Adorno-Horkheimer, 1944)

 

Les critiques contemporaines de cet ouvrage portent sur les « critères forts transcendant les contextes historiques et culturels » (135) que suppose l’ouvrage : celle de R. Rorty, pour lequel « aucune vérité ne peut être donnée, excepté dans des jeux de langage ou des schèmes d’interprétation locaux » (136) : la philosophie est restreinte à la sphère privée, seule la littérature peut être sensibilisatrice. Celle de M. Walzer, selon lequel on ne peut interpréter que dans le cadres de normes locales (cf le concept de « juge local »), ou de M. Foucault, pour lequel toute présomption d’externalité est élitiste et dangereuse. Il ne peut donc y avoir que des « corrections immanentes de carences sociales » (139).

Mais ces critiques ne portent que sur le plan de l’injustice sociale, sans toucher plus radicalement à l’insupportable qui empêche la vie bonne, la pathologie sociale. C’est pourquoi l’ouvrage procède à une « mise à jour », où il s’agit moins de retomber dans une construction métaphysique de l’histoire que de changer notre perception par des usages rhétoriques : Ulysse nous éclaire sur l’ « autodiscipline que nous nous imposons quotidiennement » (147) ; le chiasme (« industrie culturelle ») fait exploser les contradictions, et l’outrance d’humains identifiés à des animaux dépayse…

Reste à valider le modèle de prétention à la vérité qui nous est proposé…

 

Remarques

 

La normativité peut-elle se passer de transcendance ? La valeur, qui fait sens pour l’homme, n’est-elle pas quelque part antérieure, extérieure et supérieure à l’homme, donc de l’ordre d’une transmission, même pleinement intériorisée, ce qui peut lui donner une apparence d’immanence ? Le problème alors, c’est qu’une valeur, si elle est toujours donnée, ne pourrait jamais être créée, ce qui nous renvoie à une régression à l’infini.

L’individu contemporain aspire au contraire à créer ses propres valeurs, en rupture avec la tradition : la transmission entre alors en crise, et avec elle l’autorité des institutions, plus fondamentalement le lien social et la cohésion sociétale. Le partage des valeurs devient problématique, si la valeur est individuelle : il n’y a plus d’éthique collective dans ce relativisme moral, de monde commun possible.

Peut-on alors articuler transmission et innovation, continuité et rupture, par exemple reconfigurer l’autorité ? La discussion peut-elle être le moyen de viser et d’obtenir l’entente, de créer du consensus, de l’universalisation, faute d’accéder à l’universel ? On ne peut échapper au dogmatisme et au relativisme que par un processus créateur de consensualisation sur l’essentiel, les fondamentaux. Par exemple, faut-il s’en tenir à une éthique minimaliste, mais qui peut faire accord, du type : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse ! » ?

                                                                                                                                     Michel

  

La société du mépris

A. Honneth Chap. 4

 

A. Honneth veut « établir les fondements normatifs solides d’une théorie de la société» (153), principes auxquels les « acteurs sociaux peuvent se référer pour une pratique émancipatrice»  (155). « Un universalisme capable de se fonder » (157). Des fondements tels qu’on ait des critères pour qualifier des mouvements sociaux de « progressistes » (car il y en a des réactionnaires), et que ceux-ci, dans leurs luttes, ne désignent que de manière négative. H. ne veut pas s’en tenir à une théorie de l’injustice sociale, champ de la philosophie politique : Foucault par exemple identifie les mécanismes de domination, mais sans justifier leur fondement normatif. Mais rendre compte des « pathologies sociales ». C’est le champ de la philosophie sociale : il veut, selon l’intuition de Marx, montrer que « l’injustice sociale représente simultanément une pathologie sociale » (179). Celle-ci provient d’une organisation de la société qui entrave la réalisation de soi de ses membres. H. définit la « réalisation de soi »  comme la possibilité satisfaisante d’une personne de  former son identité (179). D’accord avec le diagnostic de la théorie critique (« La modernisation est un processus de réalisation incomplet », p.153), il lui trouve un déficit sociologique et un manque de fondement normatif.

Sa théorie voit dans le « principe de reconnaissance » le cœur du social. H. aimerait lier sa théorie de la reconnaissance à une théorie de la rationalité. Connaissance et reconnaissance sont deux formes de rationalité. Il y a dans l’échange une connaissance de l’autre. Mais « La reconnaissance implique quelque chose de plus fort, l’affirmation de l’autre » (173). Elle précède la connaissance (171).

Dans le processus de reconnaissance, il insiste sur la dimension gestuelle et corporelle des interactions : la reconnaissance est une « matérialité sociale coagulée » (165). Il dit que pour participer démocratiquement à l’espace public (être citoyen), il faut expérimenter des formes sociales de reconnaissance, ce qui suppose une visibilité dans l’espace public (en particulier dans les médias) : certains groupes sont privés de l‘expression publique de leur lutte pour la reconnaissance. L’envers de la reconnaissance est le mépris, qui est le déni de reconnaissance. Mais il y a un troisième processus, la « méconnaissance », reconnaissance comme idéologie, fausse et trompeuse, faux adressage, par lequel une personne se croit socialement reconnue « alors qu’elle a tort de s’identifier à cette assignation d’identité » (ex: l’esclave heureux).

 

Honneth et Habermas

Habermas confirme le « tournant communicationnel de la théorie critique » (157). Ce ne sont plus les rapports de production et l’action instrumentale qui forment le cœur du social et le travail qui est la base de l‘émancipation (Marx), mais l’activité langagière, avec la libération du potentiel normatif de l’entente communicationnelle. Honneth est d’accord avec ce nouveau paradigme, parce que le rapport au monde nous est accessible par le langage. Mais il  trouve qu’« il fait trop peu de place au phénomène de la conflictualité sociale » (159), à la lutte des classes marxiste, à cet envers de l’entente qu’est « la lutte pour la reconnaissance » (159), au « conflit dans l’entente » (160). On ne peut réduire l’interaction sociale au langagier, car il y génétiquement et structurellement, comme l’on vu Merleau-Ponty, Sartre, Bourdieu, Foucault, une « corporéité des processus sociaux » (164). Tous les conflits ne peuvent s’articuler dans l’espace public.

Chez Honneth, connaissance et reconnaissance remplacent système et monde vécu de Habermas. « Ce n’est pas l’entente qui est première, mais la reconnaissance » (174).

 

Trois questions:

- si on voit bien que la connaissance est de l’ordre de la rationalité, en quoi la reconnaissance peut l’être? Parce qu’il y a une logique structurelle de l’intersubjectivité (comme les règles inhérentes au langage chez Lacan) ?

- Pourquoi la dynamique de la reconnaissance est-elle conflictuelle, comme l’a proféré Hegel ? Elle pourrait se situer, comme le pense Ricoeur, dans une économie du don

- Pourquoi n’est-on jamais assez reconnu ? Parce que personne ne peut vraiment me dire qui suis, le signifiant n’étant pas la chose ?

 

Et une confirmation:

Je comprends mieux en quoi la philosophie de Habermas éclaire la conception et la pratique d’une discussion à visée philosophique :

- il s’agit d’un pratique essentiellement langagière ;

- d’une pratique à base d’intercompréhension, et où cette intercompréhension attentive et active amène à développer sa subjectivité par et dans l’intersubjectivité ;

- d’une pratique démocratique, qui par ses procédures (fonction de président de séance et règles de répartition de la parole), institue dans un espace collectif public un fonctionnement respectant le droit d’expression de chacun et des points de vue minoritaires ;

 - d’une pratique procédurale soucieuse d’équilibre (quantitatif) et de respect de la parole et de la pensée d’autrui, cadre favorable à une éthique discussionnelle ;

- d’une pratique qui, parce qu’elle est à visée philosophique, a pour idéal régulateur un travail sur le sens, où l’enjeu est de réfléchir collectivement sur une énigme humaine, et non d’établir un rapport de force où l’on a individuellement raison contre l’autre (où l’on a raison de l’autre). Il s’agit donc de s’inscrire dans un agir « communicationnel », et non « stratégique ».

                                                                                                   Michel 27-12-07

 

A. Honneth – La société du mépris

Chap. 5 La dynamique du mépris.

D’où parle une théorie critique de la société ?

 

Résumé du chapitre

Au sein de la philosophie sociale, la Théorie critique, dans la ligne hegelienne de gauche de l’Ecole de Francfort, joue sa crédibilité sur la nécessité d’enraciner une orientation philosophique normative (améliorer la société pour permettre à chacun de réussir sa vie), dans la base réelle, à la fois matérialiste et préscientifique, d’un intérêt émancipatoire des individus (transcendance intramondaine, càd immanente), pour éviter de pures supputations philosophiques (projet d’articuler philosophie normative et sociologie empirique).

D’où la nécessité de recherches scientifiques (appuyées notamment sur la sociologie), dans la réalité sociale, d’expériences morales concrètes d’injustices ressenties. A. Honneth les trouve dans le sentiment du mépris (se sentir méprisé, humilié), qui engendre, dans le déni de la dignité humaine, la honte, la colère et l’indignation, et entrave la formation d’une identité personnelle.

Est dans de telles situations bafoué le besoin mérité de reconnaissance, comme fondement normatif de l’activité communicationnelle : besoin psychologique d’affection dans les relations intimes comme l’amour ou l’amitié, qui donnent confiance en soi ; besoin de respect en tant que personne, membre d’une société qui a des droits ; besoin d’appréciation positive de ses prestations contributives à la société, qui donne de l’estime sociale. Cette dernière recentre l’analyse sociétale sur le travail, non comme sublimation marxiste de la formation de l’émancipation à travers une conscience de classe (une classe ne fait pas une expérience à la façon d’un individu), mais comme condition, à travers son organisation et sa répartition, de l’estime sociale (exemple de mépris : la non reconnaissance du travail ménager dans une société masculine).

Les pathologies de la reconnaissance doivent donc être au centre de la Théorie critique. Elles excèdent alors la seule explication des pathologies sociales par la déviation du potentiel humain de rationalité par la dérive instrumentale : techniques de production réifiantes du capitalisme, « colonisation du monde vécu par le système (Habermas)…

Il faut donc étudier « l’état empirique dans lequel se trouve chaque fois… les pratiques de socialisation, formes familiales et rapports d’amitié, contenu et culture d’application du droit positif, modèles factuels de l’estime sociale » (197). Et chercher « quelle forme doit prendre une culture morale qui confère aux intéressés, méprisés ou exclus, la force individuelle d’articuler leurs expériences dans l’espace public démocratique, au lieu de les mettre en actes dans le cadre des contre-cultures de la violence » (202) – on peut être reconnu dans un groupe nazi-, car la reconnaissance en tant que telle manque d’orientation normative.

Ces conceptions amènent A. Honneth à critiquer le négativisme dernier de Horkheimer, qui n’a plus de base empirique émancipatoire et, tout en maintenant le tournant communicationnel de Habermas par rapport au paradigme de la production, à dépasser chez celui-ci l’ « entente langagière sans contrainte », qui ne permet pas de mettre en évidence les expériences morales malheureuses dont la théorie a empiriquement besoin.

 

Mes interrogations

-                     A. Honneth se place résolument dans la perspective d’un sujet individuel : c’est le sujet individuel qui se sent méprisé, c’est de lui qu’on escompte une vie socialement réussie. On est sur fond d’une conception individualiste contemporaine dans la philosophie sociale : quelle organisation sociale pour que l’individu s’épanouisse ? Quid d’un sujet collectif : une classe sociale, un groupe, un peuple…? Il parle de la femme méprisée, mais l’émancipation féminine est un mouvement social. Le droit du travail résulte d’une lutte ouvrière collective, comme la décolonisation de peuples en révolte. Il y a des groupes méprisés, pas que des individus : homosexuels, génocides… Le communautarisme par exemple est l’identification à un trait d’appartenance pour être reconnu dans et par un groupe socialement méprisé.

-                     Mais comment passer d’un individu méprisé à une lutte collective ? Comment s’articule chez l’individu la dimension collective de la personnalité méprisée ? Et toute reconnaissance est-elle émancipatrice, si elle se fait aux dépens d’autres groupes et individus ?

-                     N’y a-t-il pas contradiction, quand A. Honneth dit d’une part : « La reconnaissance sociale est la condition normative de toute activité communicationnelle (192) », et d’autre part : « Elle manque de toute orientation normative permettant d’indiquer les voies d’un combat contre l’expérience du mépris et de l’humiliation », puisque « l’estime sociale peut être cherchée aussi bien dans de petits groupes militaristes dont le code d’honneur est dominé par la pratique de la violence, que dans les arènes publiques d’une société démocratique » (201).

-                     La reconnaissance semble une condition favorable à la formation d’une identité individuelle réussie. Pensons à ceux qui cherchent leur origine, veulent connaître leurs parents pour être reconnus ; ou à tous ceux, individus mais aussi groupes, qui luttent pour leur reconnaissance sociale.

-                     Mais la reconnaissance est-elle suffisante à la formation d’une identité ? Ne peut-on être reconnu tout en étant malheureux ?

-                     Est-elle même nécessaire ? Même chez l’enfant, il y a des cas de résilience, qui ont résisté au mépris de la non reconnaissance…

-                     Bien plus, ne peut-on exister sans être reconnu, et même être heureux sans chercher la reconnaissance ? C’est en tout cas l’option du sage antique, considérant que toute reconnaissance est une dépendance avec laquelle il faut prendre du recul.

-                     La reconnaissance à tout prix ne peut-elle être une aliénation ? N’exister que dans les yeux d’autrui (la femme dans les yeux de l’homme pour Simone de Beauvoir, l’homme politique dans les sondages) n’est–elle pas une inauthenticité, ou une vanité (recherche des honneurs ou de la gloire)

-                     N’y a-t-il pas piège de la victimisation dans la plainte insistante de non reconnaissance ? L’individu contemporain ne se sent-il pas jamais assez reconnu, dans un déficit permanent et dépressif d’estime narcissique, dans l’inflation d’un toujours plus de désir de l’autre ? N’a-t-il pas à faire le deuil d’un fantasme de toute reconnaissance, la légitimité d’un trop peu reconnu ayant laissé la place à la démesure d’un jamais assez ?

-                     Que penser enfin de la position de Ricoeur, qui oppose à la lutte, comme seule voie pour la reconnaissance, l’économie du don, qui engendre par sa générosité gratuite une réciprocité sans obligation ?

                                                                                                   Michel 27-02-08

 

 

A. Honneth – La société du mépris

Chap. 6 – Conscience morale et domination de classe (1981)

La théorie critique avait perdu avec Adorno (qui ne voyait de contestation que dans l’art) « la confiance marxiste en la révolution » (203) : le capitalisme tardif aurait compensé financièrement l’exploitation, et détourné les travailleurs vers « la consommation privée » (la « société unidimensionnelle » de Marcuse).

Or pour articuler « une théorie normative et une moralité historiquement située » (203), il faut faire une « analyse sociologique des potentiels normatifs d’action » (208), des « formes de moralité empiriquement efficaces » (203), du levain éthique comme source possible d’un progrès historique. Honneth le trouve dans le « sentiment d’injustice », « ensemble  disparate de réactions réactives » aux « atteintes à des revendications morales jugées légitimes ». Ces visées normatives ne sont guère élaborées, verbalisées, organisées, mises en cohérence, théorisées par les classes défavorisées, comme « principes axiologiques qui pourraient fonder un ordre social » (211). Elles ne s’expriment qu’ « en creux » (212) dans le sentiment d’injustice.

De plus il y a, pour occulter la domination sociale, des stratégies de « contrôle social du sentiment d’injustice » (213) : soit parce qu’on prive de parole les dominés en minant « les infrastructures communicationnelles du groupe » (Cf Foucault, 215), et en les excluant de l’espace public du discours ; soit parce qu’on individualise ce sentiment en atomisant les conditions de vie, en privatisant la perception des risques, avec des politiques publiques de salaire etc.

A. Honneth met donc « en question la thèse influente de la fin de la lutte des classes » (217). Mais au lieu de s’en tenir à « l’inégale répartition des biens matériels » (220), il insiste sur « l’inégale répartition des chances sur le plan culturel et psychique » (la distinction selon Bourdieu), sur la difficulté d’accès à « la culture, à la reconnaissance sociale et à un travail personnalisé», sur la « dignité sociale » sans laquelle est limité « la possibilité de développer un sentiment de respect de soi » (221).

 

 Réactions

 

La filiation marxiste de A. Honneth perdure, mais elle est réinterprétée psychosocialement :

- c’est moins l’exploitation économique à travers la plus-value qu’il met en avant, que la privation symbolique du dominé : distinction culturelle à son endroit (Bourdieu) et manque de reconnaissance sociale, deux formes du mépris ;

- c’est moins la réification de la force de travail en marchandise que le déni de sa dignité, condition du respect et de l’estime de soi d’un sujet humain.

C’est la prise en compte du sentiment d’injustice individuellement et collectivement ressenti qui l’amène à ce déplacement de l’objectivité d’une situation d’exploitation quantifiable par l’extorsion d’une plus value à la prise en compte de la subjectivité des individus, dans leurs émotions et l’évaluation qu’ils portent sur eux-mêmes.

En réintroduisant la subjectivité, Honneth est plus près de la théorie de l’aliénation des Manuscrits de 1844 de Marx que du Capital : l’homme est aliéné moins parce qu’il devient un objet (processus de réification) que parce que par la domination dans le travail, il perd du pouvoir sur sa production, et ajoute Honneth du pouvoir sur sa vie, de l’estime de soi, du lien social. Bien sur cette mésestime est « sociale », mais elle s’inscrit individuellement dans un sujet par une souffrance singulière.

Les ruses du « capitalisme tardif » pour intégrer les travailleurs dans le système (notamment par le pouvoir d’achat et la consommation), les stratégies d’individualisation pour neutraliser la dimension collective de la lutte de classe sont passées par là, atténuant une conception de la lutte des classes frontale basée sur des intérêts d’abord économiques. On pourrait affiner et actualiser aujourd’hui ce texte qui a plus de 25 ans, par l’analyse sociologique, dans un contexte de globalisation et de mondialisation, de l’évolution des formes de travail salariées ou non, la diversification et l’éclatement du salariat, le statut du chômage, la lutte des « sans », la dimension Nord-Sud ou écologiste etc., et préciser ce qui confirme, infléchit ou infirme le diagnostic proposé. Il y a ceux qui verront des ruptures là où d’autres seront sensibles à des continuités…

Mais Honneth me semble refuser, tout en gardant un cap anticapitaliste, toute réduction économiste du sujet, réfuter le monopole d’un homo oeconomicus du besoin socio-historiquement nécessaire : comment faire société sans faire souffrir me semble être sa problématique. S’il ne sonne pas la mort de la lutte des classes, enracinée dans l’expérience de l’injustice, il met au jour les pathologies sociales qui résultent de celle-ci, la dignité humaine bafoué et blessée, la déprivation symbolique de la reconnaissance de sa valeur humaine. La dignité, dit Kant, c’est ce qui n’a pas de prix, n’est pas solvable, ne s’achète ni ne se vend sur un marché. La dignité est d’un autre ordre. C’est ce qui reconnaît le sujet et permet de le reconnaître, et c’est ce qui permet, par la re-co-nnaissance mutuelle, au sujet de se reconnaître comme soi.

                                                                                                                                        Michel

 

A. Honneth La société du mépris

Chap 7 Sur l’épistémologie de la reconnaissance

 

Dans la visibilité d’autrui, il y a une connaissance, la « capacité d’identification » d’un individu (228), qu’on reconnaît parce qu’on le connaît déjà. Dans la reconnaissance d’autrui, il y a bien plus, une « perception évaluative », un « contenu normatif » (240) qui dépasse une simple « identification cognitive » (242). Honneth en voit l’origine dans la communication de l’adulte avec le nourrisson, à travers des expressions faciales qui manifestent « une disponibilité motivée à s’engager dans des actions de nature bienveillante » (239). La reconnaissance, qui confère à l’autre une visibilité à des degrés divers, est « performative » (233) : elle « rend justice à la personne reconnue (233), lui accorde une « approbation sociale », « une légitimité sociale dans un rôle spécifique » (234), une « confirmation sociale » (231). Il y a un aspect moral de la reconnaissance (237), qui accorde à l’autre une « valeur inconditionnelle » (240) comme « digne d’amour, de respect ou de solidarité » (238), celle d’un « être intelligible » apte à conduire librement sa vie par la raison : « Nous concédons à l’autre personne une autorité morale sur nous-même, en raison de sa valeur, ce qui impose des limites à nos envies spontanées » (243), et en rabat sur notre amour propre.

La reconnaissance précède la connaissance. Il faut avoir perçu l’autre pour faire comme s’il était absent, invisible, transparent : cela s’appelle le mépris. La reconnaissance est alors intentionnellement neutralisée.

 

 

Réaction au texte

 

Il y a une dimension éthique de la reconnaissance : celle de la valeur et de la dignité d’une personne (Honneth fait allusion à Ka    nt). Avec la visibilité se pose la question de regarder autrui et d’être regardé par autrui. Qu’est-ce qui se joue dans et par le regard ? On ne peut pas ne pas penser à Lévinas, pour lequel le visage de l’autre me renvoie à la transcendance de l’infini et me déborde (c’est la valeur absolue de l’Absolu), visibilise l’Absolu ; et inversement à Sartre, pour lequel le regard de l’autre essentialise, me réifie, me réduit à une chose, m’invisibilise comme existence.

Ce qui fait la valeur d’une personne, c’est sa dignité. La dignité, c’est une valeur qui n’a pas de prix. La vie humaine ne peut se vendre ni s’acheter. La dignité, c’est le droit d’être respecté comme un sujet humain, qui a une valeur absolue comme personne, quelle que soit par ailleurs l’indignité éventuelle de ses actes. C’est l’exigence d’être reconnu dans son identité, sujet unique et singulier, et en même temps porteur de l’universelle condition. Et certains ajoutent : dans ses traits ou appartenances (femme, gay, noir, breton etc.). Que signifie alors être reconnu dans son identité ?

Pourquoi Honneth parle-t-il d’épistémologie ? De quel type de connaissance s’agit-il dans la reconnaissance ? La phénoménologie de la visibilité sociale d’autrui est moins de l’ordre d’un jugement de réalité ou de vérité, qui serait du registre de la seule connaissance, que d’un jugement de valeur, car la reconnaissance est normative, performative en normativité. L’éthique y est « démonstrative », au sens où elle fait la preuve par l’éprouvé d’une valeur, fait exister par le regard expressif le sujet comme personne.

                                                                                                     Michel 2-05-08

  

A. Honneth Chap. 8

 

1) Résumé

A. Honneth tente de distinguer dans ce chapitre par l’élaboration de critères précis, – ce qui est difficile- : 

- un processus de reconnaissance injuste, infidèle à sa promesse normative (à son « noyau noramatif »), produisant des comportements assujettis à l’ordre établi, une disposition à la soumission (la « servitude volontaire » : ex de l’oncle Tom, esclave heureux !, mère de famille louangée, soldat héroïsé)

- un processus de reconnaissance justifié, juste, authentique.

 

La reconnaissance comme idéologie

C’est une fausse reconnaissance. Comment la définir ?

Ce n’est pas le cas lorsque la reconnaissance n’accomplit pas sa fonction de dissimulation (cf. la théorie de Marx où l’idéologie justifie l’ordre établi, celle d’Althusser où l’idéologie est au service de « l’appareil d’Etat », ou celle de Bourdieu). C’est-à-dire quand :

-                     il y a dans le processus en cours une dégradation de l’image de soi (ex : xénophobie, racisme, mysoginie…), qui ne trompe pas ;

-                     ou/et quand il n’y a pas de crédibilité de la pseudo reconnaissance pour les gens concernés (ex : féliciter un policier pour sa capacité en calcul, ce qui est à côté de la plaque), comme lorsqu’on en appelle à des évaluations laudatives historiquement dépassées (ex : féliciter une femme pour ses vertus ménagères).

Par contre, la pseudo reconnaissance peut être performative quand elle est réellement narcissisante pour le sujet, crédible pour lui, et différenciatrice (contrastive par rapport au passé, ou à l’ordre établi actuel, ce qui peut apparaître comme un progrès).

Elle devient alors idéologique car, sans besoin de contrainte, elle prend une fonction de conformisation, de méconnaissance, de masque. Ex : dissimuler le travail comme marchandise en faisant croire au salarié qu’il est un « entrepreneur de sa vie professionnelle ». S’exprime alors un écart entre une valorisation purement symbolique dans les discours (promesse évaluative), et une absence de réalisation matérielle dans les actes, critère qui va permettre de la dénoncer comme mystificatrice, car il y a une composante matérielle de la crédibilité de la reconnaissance (Il y a déficit de rationalité lorsque la reconnaissance est purement symbolique).

 

La vraie reconnaissance

C’est le « noyau normatif de luttes politiques émancipatoires » (245), la manifestation publique d’une valeur ou d’une performance. Elle décrit le « comportement rationnel par lequel nous pouvons réagir aux qualités d’une personne ou d’un groupe » (251). C’est le « comportement réactif par lequel nous répondons de manière rationnelle à des qualités que nous avons appris à percevoir chez les sujets humains selon le degré d’intégration dans la seconde nature de notre monde vécu » (260). C’est la « réaction morale appropriée et rationnelle à des qualités de sujets humains » (271).

C’est le « caractère générique des formes prises par une attitude pratique dont l’intention première consiste en une certaine affirmation du partenaire dans l’interaction » (254) ? Et ce  sous différentes formes : amour (besoins affectifs), reconnaissance intersubjective ; respect juridique (égalité en droit), estime sociale (aptitude pratique à contribuer à la reproduction d’une

 

praxis commune ; « juste récompense des prestations », 266) : reconnaissances plus institutionnelles.

C’est l’affirmation dans l’action et sans tentative de manipulation de qualités de sujets humains.

Elle permet de se socialiser en faisant l’expérience des qualités des autres auxquels on attribue une valeur. La reconnaissance a une dimension morale (Cf. Le « respect » chez Kant), car la représentation de cette valeur « nous engage à soumettre notre action à une limitation qui contrarie notre amour-propre » (261), à nous « conformer aux intentions, besoins ou désir d’une autre personne » (261). Il y a « autant de formes de l’action morale qu’il existe de valeurs dignes d’être reconnues chez les sujets humains » (261) : « Il revient à chacun de se voir conférer une valeur en tant qu’être de besoins, en tant que sujet autonome doté des mêmes droits que ses semblables, et en tant que sujet capable d’accomplir un certain nombre de choses » (261-2). 

 

2) Comment me situer ?

 

L’humanité de l’homme ne se construit que dans et par la relation intersubjective à l’autre, et la relation sociale à différents groupes. Le désir de reconnaissance comme personne dotée d’une dignité et d’une valeur semble dès lors essentiel pour la construction de son identité et de sa personnalité, ainsi que pour la réalisation de soi : être aimé, être considéré comme sujet de droit et dans son utilité sociale sont les différents registres de la reconnaissance.

Cette exigence existentielle, psychologique et morale d’estime et de valorisation semble accentuée, voire exacerbée dans une société à dominante individualiste, où se vit au quotidien l’expérience de la solitude, de l’indifférence, de la méconnaissance, de la défiance, du mépris, engendrés par l’égocentrisme, la manipulation consumériste publicitaire (hédonisme de l’avoir), l’exploitation du travail comme marchandise, la précarisation affective, sociale, écologique des situations, le désenchantement du monde…

D’où, dans un climat victimaire, la légitimité  éthique et politique de luttes identitaires de personnes et de groupes pour être reconnus dans les différentes sphères de la vie : affective, juridico-politique, économique et sociale, culturelle…

 

A. Honneth – La société du mépris –

Chap. 9 – Les paradoxes du capitalisme

 

RESUME

 

A. H. définit un cadre théorique sur l’analyse de l’évolution du capitalisme actuel pour des recherches empiriques à mener au sein de son Institut.

 

1) Après la seconde guerre mondiale, on assiste à une phase qualifiée de « social-démocrate », d’un capitalisme dont la logique propre est régulée au niveau national par l’Etat, sorte de compromis social permettant des « progrès normatifs » au niveau de 4 sphères constituant des formes sociales de la reconnaissance :

a) l’individualisme croît comme représentation dominante de la représentation de soi, permettant des expériences de réalisation de soi à base d’autonomie et d’authenticité, permettant une plus grande estime sociale avec des compensations matérielles dues à l’économie florissante ;

b) il y a des progrès juridiques au niveau de l’égalité dans l’accroissement de libertés, le droit du travail, familial (statut de la femme), pénal, les droits culturels ou de minorités.

c) de même au niveau de la reconnaissance des performances (plus grand accès à la formation, reconnaissance du travail ménager et de l’éducation des enfants comme contributions sociales) ;

d) l’idée romantique de l’amour, selon laquelle ce sont les sentiments qui dictent le choix des partenaires se développe.

Ces sphères ont un « potentiel normatif », un « surplus de validité » car elles creusent des exigences qui sont revendiquées quand leur réalisation n’est pas effective. Elles sont les « résultats inachevés de luttes sociales dans le cadre desquelles les sujets cherchent à voir reconnus ou revalorisés des traits de personnalité, des droits, des prestations ou des besoins émotionnels » (287).

 

2) A partir des années 1980, c’est la « révolution néo-libérale », qui consacre une dérégulation économique et sociale, avec l’affaiblissement de l’Etat social, la globalisation, la dimension transnationale et le règne des flux financiers, la désolidarisation (affaiblissement des liens culturels intra classes sociales), le triomphe des actionnaires, l’orientation « par projet » à l’investissement individuel fort et flexible.

Pour analyser la réalité, A. H. avance le concept de paradoxe, comme principe général d’explication. Il y a actuellement dans le capitalisme des « contradictions paradoxales ».

Le marxisme avançait la notion de contradiction (motrice) entre forces productives et rapports de production, les rapports sociaux et de propriété entravant les avancées des forces productives et leur émancipation. Cette clef est insuffisante pour A. H. :

- parce qu’elle est trop économiste, alors qu’il y a des déterminants culturels dans le capitalisme (d’où son idée de « reconnaissance » comme moteur des luttes) ;

- parce qu’elle ne rend plus compte des développements actuels du capitalisme, où la discrimination par les classes sociales est brouillée (les cadres supérieurs sont touchés), la frontière difficile entre ce qui est progressiste et ce qui est réactionnaire, et où émergent de nouvelles justifications « éthiques » du capitalisme.

La « pression à l’adaptation » redistribue les cartes, et il y a récupération dans la logique propre du capitalisme de tendances jugées antérieurement positives, qui se retournent contre les individus :

a) l’individualisme est désormais intégré comme qualification ou compétence par les entreprises. La frontière s’amenuise entre investissement professionnel lourd et vie privée, entre liens amicaux et relations d’instrumentation. Avec des compétences liées à un projet précis, jugées hic et nunc, sans mémoire pour l’entreprise, et des réputations liées aux seuls réseaux, donc non transposables (comme avec un diplôme stable), il y a insécurité entretenue sur la valeur de sa qualification ;

b) les droits sociaux acquis, condition nécessaire de l’effectivité de droits citoyens, s’érodent, noyés dans un discours de responsabilité individuelle écrasante (« responsabilité contrainte »), ou délégués à la société civile. On s’attribue individuellement ses succès comme ses échecs (d’où la dépression comme sous-estimation de soi de l’individu moderne). La responsabilité commune dans le cadre d’un Etat-Nation à prendre en charge les laissés pour compte s’affaiblit.

c) Le succès de la réussite sur le marché comme critère de la performance fragilise la certitude sur ses performances, et l’égal accès aux positions sociales en fonction de ses seules aptitudes.

d) L’idéal romantique de l’amour est menacé par une forme de « rationalité de la consommation », développant un « agir calculateur » de la compatibilité à long terme entre relation amoureuse et plan de carrière…

La potentiel normatif n’en disparaît pas pour autant, à cause du caractère paradoxal des contradictions capitalistes. 

« Une contradiction est paradoxale lorsque, à travers la concrétisation visée d’une intention, se réduit la probabilité de voir cette intention se concrétiser » (286-287) : de quoi alimenter de la souffrance, de l’insatisfaction, du sentiment d’injustice, de la revendication …

 

REACTION

 

Ce texte me fait penser à celui où Marx, dans Le manifeste communiste, décrit l’évolution du capitalisme.

A. Honneth brouille comme Marx les pistes : on ne sait s’il écrit en historien du capitalisme, sociologue des institutions ou des mentalités, philosophe ou même économiste. Il se revendique à la fois sociologue par son attachement à l’empiricité des faits, et philosophe par son souci du potentiel normatif à l’œuvre dans l’histoire. Les racines marxistes du souci d’émancipation sont là, de même que la dialectique est à l’œuvre, mais plus l’économisme des contradictions motrices, la lutte des classes, la révolution. La théorie de la reconnaissance et ses sphères de potentiel normatif est venue infléchir les analyses, réintroduisant le sujet et l’intersubjectivité (on parle d’amour), accordant aussi de la place aux droits formels (la sphère juridique), pas uniquement mystificatrice.

On est dans une pensée de la complexité du réel intersubjectif, juridique et économico-social, où s’atténuent des distinctions non satisfaisantes (cadres/ouvriers ; progressiste/réactionnaire) : le concept de paradoxe est riche, car il éclaire le brouillage des repères. L’individualisme apparaît comme ambivalent, à la fois désiré et positif comme reconnaissance, et récupéré sous des formes « autoaliénées ».

  

A. Honneth – La société du mépris – Chap. 10

Capitalisme et réalisation de soi : les paradoxes de l’individuation (305-323)

 

Résumé 

L’individuation est, selon Durkheim, le « processus irréversible par lequel les membres d’une société s’affranchissent des liens traditionnels et des contraintes normalisantes (détraditionalisation) pour accéder à plus d’autonomie et à une plus grande liberté de choix » (305). Elle ouvre à la construction de sa vie d’une manière réfléchie et responsable. Ce phénomène désigne à la fois « le fait extérieur d’un élargissement des caractères individuels, et le fait intérieur de l’intensification de l’activité propre du sujet » (306).

Mais, selon G. Simmel, l’anonymat n’entraîne pas forcément un gain de liberté individuelle, et la multiplication des choix peut appauvrir les contacts sociaux, voire isoler, parce que l’on se recentre sur ses intérêts personnels, avec plus d’indifférence par rapport à autrui (égocentrisme).

L’autonomisation, dit-il, peut produire un individualisme de l’égalité de culture latine : exprimer ses convictions propres ; ou un « individualisme qualitatif », de la singularité : expression de sa personnalité, idéal romantique allemand de l’authenticité.

Dans les années 60-70, il y a eu naissance d’un nouveau stade de l’individualisme, « l’individualisme réflexif » (Ulrich Beck, Anthony Giddens), avec une diversification des itinéraires biographiques, dû à l’augmentation des revenus, du temps libre, aux progrès de l’éducation et à l’ascension sociale. D’où la dissolution des réseaux d’appartenance de classe. On peut alors envisager la vie comme « un processus de réalisation expérimentale de soi » (314), une « découverte expérimentale de soi-même » (315), une quête de soi, à l’identité mouvante, permettant l’expression d’un « noyau personnel absolument unique ». La révolution sexuelle et son nomadisme permettaient de tester son individualité. Les relations sont devenues plus fragiles et éphémères, parce qu’elles ne se nourrissent que du matériau volatile des sentiments individuels. Les loisirs élargissent les expériences possibles.

Comme cette norme d’existence augmente l’efficacité des sujets, elle va être récupérée par le système économique, qui pouvait être menacé par une vague de l’hédonisme contraire à l’éthique du travail. Elle est devenue ainsi « une force productive de la modernisation capitaliste » : « l’exigence d’auto-réalisation  s’est renversée en une exigence institutionnelle » : « les individus ont été requis de se présenter comme des sujets capables de s’adapter et d’accepter les changements de vie pour assurer leur succès professionnel ou social » (317). La publicité présente de manière ciblée les produits comme satisfaisant l’originalité d’un projet de vie. Les salariés ne sont plus présentés par le management comme des exécutants mais des créatifs, qui s’engagent dans l’entreprise pour se réaliser, comme s’ils avaient une « vocation ». La réglementation protectrice apparaît comme empêchant la responsabilité individuelle, d’où la dérégulation, l’exigence de flexibilité. De ce fait, « l’idéal de réalisation de soi est devenu pure contrainte » (323).

Par l’injonction à toujours remettre en question ses choix personnels, cet « individualisme de l’autoréalisation a été tellement instrumentalisé, standardisé qu’il s’est inversé en un système d’exigences largement déshumanisé, sous les effets duquel les sujets semblent aujourd’hui plus souffrir que s’épanouir » (321) : ce qui réactualise « la question sociale ». D’où « la fatigue d’être soi » (Alain Erehenberg), l’augmentation des dépressions, pathologie de masse se substituant aux symptômes névrotiques. L’exigence d’être soi soumet à une pression psychique excessive, et les expériences finissent par ne plus donner une direction à l’existence. On est libéré de, mais non pour, disait G. Simmel.

 

Réaction

 

Dans ce chapitre, l’approche est essentiellement sociologique et critique. A. Honneth s’appuie sur des sociologues historiques et contemporains. C’est une réflexion sur la montée et l’évolution de l’individualisme dans la modernité, essentiellement capitaliste.

L’analyse proposée reprend ses orientations en les illustrant : il y a une évolution historique avec des avancées (rationalisation et individuation). L’individuation ouvre dans l’humanité une perspective de libre réalisation de soi. Mais des éléments surgissent qui entravent cette possibilité : la récupération par l’économie de cette tendance historique positive. Ce qui pourrait être un gain de liberté et d’épanouissement se retourne paradoxalement en une nouvelle forme d’aliénation humaine : de libre projet interne, l’idée d’autoréalisation de soi devient une contrainte externe, engendrant de ce fait une pathologie sociale de masse, la dépression, perte d’estime de soi quand on ne se sent plus à la hauteur d’une exigence de réussite personnelle et professionnelle de sa vie.

- Il y a ici une articulation entre sociologie et psycho-socio pathologie. La dépression est une maladie du capitalisme moderne, elle a des causes socioéconomiques, sa souffrance est engendrée par la vie et l’entreprise modernes : la thèse ici, c’est que la maladie a une origine sociale, et non biologique ou purement psychique.

- Cette pandémie ou épidémie dépressive est préjudiciable au capitalisme qui l’engendre : c’est une nouvelle contradiction, car un dépressif est absent ou peu productif.

- A. Honneth ne parle ici que du registre de la reconnaissance économico-sociale. Il y a des dépressions dues à une rupture amoureuse par exemple. C’est donc partiel.

- L’analyse économique devrait être plus différenciée : c’est différent dans une petite et une grande entreprise, où les modes de management sont plus « actualisés ». On en reste à une tendance sociétale à la fois nouvelle et globalisante, peu propice comme un vrai sociologue aux nuances et à la différenciation des situations. 

- Du point de vue normatif, cette souffrance est révoltante, car elle prive l’individu d’un bonheur qu’il escomptait. La souffrance est une protestation psychique contre une situation injuste. Mais la grande habileté (inconsciente ?) du capitalisme, est de faire intérioriser l’échec par l’individu (c’est de ma faute, je suis nul), au lieu de lui faire faire lien avec ceux qui souffrent comme lui, pour une protestation commune. Le processus historique d’individualisation remplace par le repli individuel la révolte collective, et amoindrit objectivement la capacité de résistance, par la psychologisation d’un problème économico-social, le « refuge » dans la maladie, et l’absentification du lieu de travail par le congé de maladie.

 

                                                                                                Michel – 19-10- 08

 

 

Sur la reconnaissance  (Michel 17-07-08)                                                                                                                             

Quelques idées et questions :

- La reconnaissance met en valeur quelqu’un, c’est toujours un jugement de valeur, un jugement attributif d’une valeur positive. Mais quand il y a un « trop de reconnaissance », une reconnaissance démesurée, disproportionnée, qui en fait trop, n’est-ce pas l’envers de la méconnaissance ou du mépris, une fascination qui peut tourner à l’idolâtrie ? La reconnaissance peut-elle être pour la vie, infinie, éternelle ?

Qu’est-ce que la juste reconnaissance de quelqu’un ? Peut-on fonder une plus ou moins grande reconnaissance ? La reconnaissance doit-elle être absolue (celle de toute personne humaine en tant que telle, dans l’universalité de sa condition), ou relative, par rapport par exemple aux actes, au mérite, à la singularité de chacun ? Le mépris pourrait-il être aussi la reconnaissance que quelqu’un ne mérite pas d’être reconnu ?

- Une société juste serait celle où il y a une authentique reconnaissance mutuelle.

- La reconnaissance n’est jamais une condescendance, si c’est l’autre qui en tant que personne, m’oblige à le reconnaître comme tel. Il m’oblige absolument comme fin, dit Kant, et comme visage de l’infini, dit Lévinas.

- On ne se sent jamais autant reconnu que lorsqu’on a obtenu le statut social de victime. La victimisation revendiquée est un moyen de gagner une reconnaissance sociale. D’où la possibilité d’abus. La victime gagne en reconnaissance ce qu’elle avait perdu en dignité comme victime.

- Pourquoi ne se sent-on jamais assez reconnu aujourd’hui ? Est-ce parce qu’il n’y a de véritable reconnaissance que par une transcendance (ex : fils de Dieu) ? Peut-il y avoir reconnaissance sans le tiers dans la relation ?

- Le désir fondant l’humanité, c’est-à-dire la relation à l’autre homme, c’est le désir d’être reconnu comme humain. Le désir, c’est moins le désir de l’autre, le désir sexuel, la rivalité mimétique, que le désir de reconnaissance.

- La reconnaissance est la reconnaissance pour la vie  de qualités. Si ce n’est pas la qualité générique d’être humain, ce sont des qualités singulières, particulières, subjectives, communautaires, relatives : n’y a-t-il pas alors risque d’enfermer l’autre (sujet individuel ou groupe) dans des qualités, de réduire la personne globale ou tel groupe à telle identité, tel trait, telle appartenance (communautarisme), de l’assigner ?

Quelle posture choisir face au désir de reconnaissance ?

-         Se faire reconnaître par la lutte individuelle ou/et collective quand on n’est pas reconnu, mais méconnu, méprisé, indifférencié (Hegel, Honneth) : la militance ?

-         Se faire reconnaître (se faire socialement, éthiquement représenter) par ses actes, son sens du devoir (le héros), comme aboutissement d’un mérite, mériter d’être reconnu. En le cherchant (se faire reconnaître par son travail, ses compétences, faire ses preuves) ; ou (avec plus de panache…), sans le chercher, en l’obtenant de surcroît (le saint) par une économie du don (Ricoeur) ?

-         Reconnaître Dieu pour en être reconnu, obtenir la pleine reconnaissance, celle de l’infinie reconnaissance ?

-         Le désir de reconnaissance faisant la part belle à l’autre, les autres, l’Autre, et manifestant ainsi une forme d’assujettissement à autrui, on peut chercher à réduire la soumission au jugement d’autrui, atténuer voire neutraliser son propre désir de reconnaissance, puisqu’il ne dépend guère ou pas du tout de soi (stoïcisme), ou réduire ses désirs (bouddhisme), en s’en tenant par exemple au minimalisme des désirs naturels et nécessaires (Epicure) ? 

 

La lutte pour la reconnaissance

et l’économie du don

P. Ricoeur – Unesco – 2002

 

Il faut donner en philosophie au terme de reconnaissance la même dignité philosophique que le mot connaissance. C’est le jeune Hegel qui l’introduit, parce que, dans la lignée des partisans du droit naturel (Grotius, Pufendorf…), de Kant et de Fichte, il cherche à fonder la moralité sur autre chose que la peur de l’autre, la défiance (« defidence »), comme le faisait Hobbes, dont on ne sortait qu’en s’en remettant par contrat à un Etat fort assurant la paix civile. Chez Hegel, la reconnaissance, envers de la défiance, prend la forme d’une lutte du maître et de l’esclave dont on ne sort que par le stoïcisme, où Epictète l’esclave peut dire au même titre que l’empereur Marc Aurèle : nous pensons, ce qui les amène à se reconnaître alors mutuellement comme partageant la pensée.

Ricoeur s’oppose à cette conception qu’il trouve réductrice, parce qu’elle ne s’appuie que sur l’expérience de la conscience malheureuse. Celle-ci est reprise et décrite phénoménologiquement par Honneth sous ses formes de la honte, du mépris, de l’indignation, engendrant un conflit destructeur de reconnaissance. On ne sort du conflit dit Honneth que par la reconnaissance : au niveau affectif par l’amour, qui donne confiance en soi, au niveau juridique par l’égalité des droits, et au niveau politique par l’estime sociale, qui se traduit par une répartition équitable des biens. Il y a à ce troisième niveau contradiction entre production de richesse et d’inégalités : «  Celui qui est reconnu juridiquement et qui n’est pas reconnu socialement souffre d’un mépris fondamental qui est lié à la structure même de cette contradiction entre attribution de droits et distributions de biens » (p. 20) ; il y a « manque de reconnaissance sociale par la multiplication des inégalités dans des sociétés de droit égal ».

Pour sortir de l’expérience malheureuse d’une demande indéfinie et insatiable de reconnaissance, Ricoeur propose de s’appuyer sur des expériences rares mais effectives de reconnaissance mutuelle, comme celle du don. A la suite de Jacques Hénaf (Le prix de la vérité), il relit l’Essai sur le don de M. Mauss. Au-delà de l’économie marchande, qui pratique le troc, Hénaf explique l’obligation de rendre non par une force magique qui devrait circuler en faisant retour à son origine, comme le pensent les autochtones, mais par une opération symbolique. La chose donnée serait le substitut symbolique du donateur, qui engage dans la relation donateur-donataire une reconnaissance tacite : « acte mutuel de reconnaissance de deux êtres qui n’ont pas le discours spéculatif de leur connaissance » : « la gestuelle de la reconnaissance, c’est un geste constructif de reconnaissance à travers une chose qui est symbolique, qui symbolise le donateur et le donataire » (24).

C’est l’équivalent grec du sans-prix de la vérité de Socrate qui ne se fait pas payer pour enseigner, contrairement aux sophistes. Car il y a une soif insatiable (pleonexia) d’argent : d’où la dynamique qui fait que celui-ci, de simple indice d’égalité de valeur entre choses échangées (équivalent universel), est devenu lui-même valeur (dans le capital financier, l’argent rapporte de l’argent). L’intérêt du non marchand (la vérité est sans prix) est émancipatoire : dans « l’échange cérémoniel des cadeaux, nous avons un modèle d’une pratique de reconnaissance non violente » (26). Il faut enquêter sur ces formes de reconnaissance (discrète dans la politesse) : par exemple le festif, la différence jours ouvrables/jours fériés. « Le festif est la réplique non violente de notre lutte pour être reconnu », « nous ne sommes plus en demande d’insatiable, mais nous avons en quelque sorte le petit bonheur d’être reconnaissant et d’être reconnu » (27) : reconnu pour qui on est (dans son identité, ou plutôt son ipséité), et plein de gratitude. « Ce sont ces expériences rares qui protègent la lutte pour la reconnaissance de retourner à la violence de Hobbes » (27).

 

Dans son livre Parcours de la reconnaissance – Trois études (Stock, Paris, 2004) P. Ricoeur distingue quatre acceptions du mot en français :

1)      récognition ou identification. Reconnaître, c’est identifier, c’est-à-dire non seulement un jugement théorique de perception, mais un jugement pratique de choix, préférer en distinguant une chose d’une autre, en évitant l’illusion.

2)      Conscience de soi, de son ipséité. C’est l’idée d’un homme capable : pouvoir dire et faire, raconter et se raconter, être responsable comme sujet d’éthique et de droit. La mémoire est la capacité de se reconnaître comme identique, une lutte contre l’oubli. La promesse, individuelle et communautaire, nous permet de nous faire confiance. Sa valeur est la fiabilité, qui nous amène à lutter contre la trahison. Ne pas promettre plus que ce que l’on peut tenir, car autrui compte sur nous.

3)      Appréciation personnelle et sociale mutuelle. L’alternative à Hobbes qui fonde la reconnaissance sur la peur, et à Hegel qui la fonde sur la lutte, c’est l’économie du don sans contrainte, et sans exigence de retour ni de récompense, qui implique non l’obligation de rendre, mais peut susciter une réponse à l’appel de la générosité. Une société devient alors possible non par la peur, mais le désir de vivre ensemble. C’est le sens d’un dialogue qui reste toujours ouvert.

4)      Gratitude. Gratitude pour le don qu’on a reçu, reconnaissance hors lutte et violence,  hors économie de marché, car il s’agit d’économie de l’amour (agapè). Reconnaissance envers l’autre irremplaçable de pouvoir vivre ensemble le drame de l’existence.

« N’est-ce pas dans mon identité authentique que je demande à être reconnu ? Et par bonheur, s’il m’arrive de l’être, ma gratitude ne va-t-elle pas à ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont reconnu mon identité en me reconnaissant ? » (Préface).

 

 

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