Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

Articuler au mieux sa vie professionnelle et sa vie personnelle

 

Rencontres Crap 2009         Atelier

Articuler au mieux sa vie professionnelle et sa vie personnelle

 

Elisabeth Bussienne, Prag à l’IUFM de Nantes (site Le Mans)

 Michel Tozzi, professeur émérite en Sciences de l’éducation, Université Montpellier 3 

 

Il s’agissait, dans cet atelier :

- de tenter de démêler l’écheveau des rapports complexes entre notre vie professionnelle (notre métier de prof, de personnel éducatif…), et notre vie personnelle (notre couple, nos enfants, nos loisirs, mais aussi nos engagements collectifs…). Les décririons-nous plutôt en terme de cloisonnement, plutôt en termes de tension, d’empiètement, de contradiction, ou plutôt en termes de complémentarité, d’harmonie ? Et peut-être un peu de tout ça ?

- d’accroître notre capacité à clarifier et à analyser ces relations dans le concret de notre quotidien, afin de les articuler au mieux.

Il était donc question de vie humaine, de notre vie, de ses différents « plans de vie » (Cf le philosophe P. Ricoeur dans Soi-même comme un autre) : la vie professionnelle et la vie personnelle, et à travers leur articulation réelle ou souhaitée, de l’unité de notre vie, de ses déséquilibres et de son harmonie.

 

La vie professionnelle

 

Il paraît simple au premier abord de définir ce que j’entends par ma « vie professionnelle » : l’exercice du métier d’enseignant, le temps, l’activité, l’énergie consacrée à subvenir à mes besoins biologiques et sociaux, assurant mon indépendance financière par un traitement,  socialement utile au sein d’une institution essentielle pour les jeunes, la société, l’avenir, et dont j’escompte quelques satisfactions personnelles…

Mais il y a dans le métier d’enseignant un brouillage des lieux et des temps. C’est en France une profession semi libérale, avec une faible obligation de présence dans l’établissement, attractive par exemple par l’ampleur des vacances, ou pour élever ses enfants sans cesser de travailler (comparons les 15h obligatoires de l’agrégé aux 35 heures légales) : avec des élèves dans sa classe (le fameux « face à face » du service officiel), mais la plupart du temps chez soi pour préparer des cours ou corriger des copies (40 heures en moyenne de travail). Quand on transporte le travail chez soi, où est le lieu de travail, comment définir précisément le temps de travail, où et quand commencent-t-ils et s’arrêtent-t-ils ? Quand professeur de français je lis pendant les « vacances » un roman, professeur de philosophie un auteur, est-ce uniquement pour moi, ou aussi, explicitement ou de surcroît, pour mes élèves ? Les frontières spatio-temporelles entre le chez moi et l’école, temps de travail et de loisir sont ici très poreuses : je peux avoir l’impression à certains moments de trop travailler parce que le travail me poursuit, ou de ne pas travailler parce ce que je prends plaisir à une activité de temps de « loisir » (après tout école vient du latin otium, le loisir…).

Il s’agit aussi d’un métier de relation, à forte implication affective avec des élèves qui sont des enfants ou des adolescents. Les moments de plaisir quand le climat de classe ou d’établissement est bon peuvent se transformer en cas de problèmes relationnels en temps de souffrance dont on ne sait ou peut se protéger, et qui peut envahir et gâcher toute la vie personnelle.

 

La vie personnelle

 

Définir la vie « personnelle » est aussi complexe. On peut dire que c’est ma vie « hors profession », pour distinguer ma personne de ma fonction sociale essentielle, de mon statut. Mais ce peut être ma « vie de famille » (mes parents, mes relations de couple, mes enfants…), mes amis, des relations hors profession, mes activités de loisir (sportives ou culturelles), religieuses, des engagements sociaux, caritatifs, associatifs, politiques etc. : toute une gamme d’activités très variées, sans forcément de rapport entre elles, participant de ce que B. Lahire appelle « l’identité plurielle » de l’individu moderne, appartenant à une multiplicité de réseaux distincts, voire cloisonnés, mais entrelacés dans une même vie. La vie professionnelle n’est de ce point de vue que l’un de ces réseaux. La distinction vie professionnelle / vie personnelle ne recoupe pas de ce point de vue la distinction vie publique / vie privée. L’activité associative ou politique, la militance par exemple  sont « personnelles » si elles se pratiquent hors du temps de travail, mais s’affirment publiquement, et même n’ont souvent de sens que dans et par cette sphère même. Quant au  syndicalisme militant, il porte le souci de l’amélioration de la vie professionnelle, mais traduit au-delà du lieu de travail un engagement dans un collectif et un temps plus vastes.

 

Quelle articulation ?

 

Comment donc articuler au mieux ma vie personnelle et ma vie professionnelle ? Cette question prend tout son sens par rapport à une autre, fondatrice : qu’est-ce que réussir ma vie ? Est-ce une réussite sociale que j’attends ? Ma vie professionnelle est alors déterminante (par exemple avoir l’agrégation pour être socialement reconnu). Est-ce que je vise un bonheur plus personnel ? C’est alors ma personne qui l’emporte au-delà du (des) personnage(s) : avant tout par exemple, je veux être aimé… Mais si ma vie professionnelle ne me donne pas ou plus satisfaction, il peut y aller de l’avenir de mon bonheur personnel par envahissement. Dès qu’un(e) enseignant(e) s’investit dans son métier, le travail risque d’enfler dans sa vie, créant des tensions avec sa vie personnelle (je n’ai plus assez de temps pour moi, mon corps, mes relations affectives, je ne m’occupe pas assez de mes enfants…).

Notre capital-temps est limité. Quand on enlève le temps contraint (sommeil, nourriture, déplacements etc.), il reste – sauf quand on s’ennuie – toujours trop peu d’heures pour faire ce que l’on doit/pourrait/voudrait faire… Pour celui qui aime son métier, cette activité ne donne pas seulement du plaisir (d’où la vive souffrance en cas de problème), c’est une valeur. Mais il y a souvent d’autres valeurs en concurrence. Il y a alors tension, et il faut faire avec. Comment hiérarchiser, faire des priorités ? Il y a mon intérêt et il y a mon idéal, parfois contradictoires.  Et comment arbitrer quand ces valeurs ont à nos yeux une même légitimité (ex : mon enfant/mes élèves) ? Choisir, c’est mourir un peu, et la liberté est quelque peu angoissante. On voudrait tout pouvoir faire et au mieux. Mais ce fantasme de puissance se heurte au principe de réalité : il faut faire des deuils, et c’est douloureux. Comment donc réaliser un équilibre satisfaisant ? Quel compromis acceptable, qui ne soit pas une compromission (vis-à-vis de mon travail, ma famille, mon idéal etc.) ?

Il y a plusieurs cas de figure, et celui de chacun est toujours particulier :

- vies professionnelle et personnelle sont épanouies, et se dynamisent mutuellement.

- L’un vient compenser l’autre en cas de déficit, pour rééquilibrer l’ensemble, et ça marche à peu prés.

- Le ratage de l’un n’arrive pas à compenser l’autre et ça empoisonne l’ensemble.

L’image des vases communicants est parlante. A moins que l’on n’arrive à résoudre les problèmes par la stratégie du cloisonnement systématique (j’apprends à ouvrir et fermer les différents tiroirs de ma vie ; après le boulot commence la vraie vie ; ou heureusement dans ma vie, j’ai mon boulot, une véritable vocation…)… Il y a toutes les nuances possibles, du bonheur complet (mais rare et toujours fragile) au ratage global (mais rarement total), en passant par un plan de vie qui donne au moins quelques satisfactions dans un ensemble passable, ou au contraire qui ternit quelque peu une coloration d’ensemble positive.

Quelle est pour chacun la combinaison optimale, compte tenu de ce qu’il est et de ce qu’il veut (à supposer qu’il soit clair sur la question) ? Faut-il penser l’articulation souhaitable en termes de cloisonnement, de complémentarité, de compensation, d’équilibration de sa vie globale ? de juxtaposition, d’exclusion, d’inclusion, de circulation de flux d’énergie ? Une articulation, c’est ce qui permet mais en même temps limite le mouvement. Jusqu’où la métaphore nous éclaire pour penser notre vie, à partir d’où nous aveugle-t-elle ? 

On sait que nous relisons notre vie à certaines périodes de changements professionnels et personnels, qui vont (re)travailler cette articulation : encore étudiant, et/ou déjà travailleur, l’entrée dans la carrière, la vie de couple qui s’esquisse ou se stabilise, la solitude, le premier enfant, un divorce, une mutation professionnelle ou géographique, la perspective ou la situation de retraité etc. En quoi la mémoire qui se souvient et évalue par sa relecture les événements passés, en quoi le projet qui anticipe et accompagne des changements sont-il des manières d’orienter ses différents plans de vie, et plus globalement l’unité narrative de sa vie ? Bref comment configurer et reconfigurer dans le temps sa vie et l’articulation de ses différents plans ? Nous somme tous confrontés à la question.

 

Voilà quelques questions formulées dans l’atelier à un moment donné de la vie de tel ou tel :

-         dans quelle mesure puis-je me construire personnellement avec le collectif de travail dans lequel j’évolue et grâce à lui ?

-         Comment ne pas surinvestir la vie professionnelle, mettre en œuvre une articulation équilibrée entre le personnel et le professionnel ?

-         Comment avoir une vie professionnelle épanouissante quand la vie personnelle ne l’est pas ?

-         Comment faire le deuil d’une exigence extrême (qui condamne à l’insatisfaction) ?

-         Suis-je capable de me délester du passé pour être dans le présent et dans l’avenir ?

-         Comment poursuivre ses projets professionnels sans mettre en péril sa vie personnelle ; jusqu’où faire des concessions ? comment partager le travail avec un conjoint qui n’a pas d’activité professionnelle ?

-         Est-il possible de trouver un équilibre dans l’investissement affectif et émotionnel consacré aux différents moments de ma vie ?

 

Pour terminer sur quelques idées ressorties de l’atelier, un passage de Luc Ferry qui a alimenté notre réflexion sur « réussir sa vie » :

« Les philosophes grecs avaient élaboré une superbe réponse à l’usage des non-croyants : ils expliquaient à leurs élèves comment les deux maux qui pèsent sur la vie humaine et l’empêchent d’être bonne sont la nostalgie du passé et l’espérance en un avenir meilleur. Car ces deux sentiments nous font à coup sûr manquer le présent. Si l’on parvient au contraire à aimer le réel ici et maintenant, à le goûter vraiment, à se réconcilier avec lui, on atteint à une certaine forme d’éternité, celle de l’instant qui n’est plus relativisé par les autres dimensions du temps… ».

 

 

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