Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

Le café philosophique : un défi pour la pensée ? 621

Sur la scène moderne de la médiatisation, la philosophie est à la mode, en particulier sous la figure du café philosophiqueOutre le journaliste, cette émergence d’une rencontre ouverte autour du débat d’idées peut interroger par exemple le psychologue (quels symptômes recouvre ce besoin d’échanges ?), le psychosociologue (quelle dynamique interactionniste dans ce groupe de discussion ?), le sociologue (quelle est la signification culturelle, sociale et politique de cette coproduction intellectuelle externe à l’institution philosophique et aux systèmes de formation ?), le linguiste (comment fonctionne cette interaction verbale qui se dit conceptuelle ?), l’historien (y a-t-il une filiation avec la naissance de la philosophie sur l’agora grecque, ou la tradition du café littéraire en France depuis le XVIIIème ?), le politologue (quel lien dans ce lieu semi-public entre la philosophie et la démocratie moderne ?) etc.

Mais la philosophie, puisque le café porte son nom, est au premier chef interpellée : phénomène singulier en effet que ce lieu, extérieur à l’université et à ses spécialistes d’histoire de la philosophie, délibérément situé en dehors de la relation enseignant-enseignés, et où s’affiche publiquement une co-production dite philosophique entre non-experts, dans une discipline pourtant réputée abstraite, longtemps ésotérique, présupposant institutionnellement dans notre société une initiation rigoureuse, dans un cadre scolaire, par la lecture austère des plus grands, et l’entraînement dissertatif au long cours.

Notion contradictoire ou concept heuristique ?

Devant ces exigences, le café philosophique est-il une expression contradictoire, impossible à penser, un lieu démagogique d’usurpation, de détournement du mot philosophie, dont Socrate lui-même condamnerait le discours doxologique et sophistique ? Ou bien cette apparence d’oxymore contient-elle, dans son impensé linguistique, un paradoxe qui donne à penser, et appelle à construire un concept qui pourrait rendre compte, à travers une pratique sociale nouvelle, ou pour le moins renouvelée, d’un certain rapport à la philosophie, oral, interactif, collectif, déscolarisé, à distance de la tradition philosophique institutionnelle, doctrinale ou historique ?

Si l’on affirme qu’on ne peut philosopher sans maître ni filiation, sans la solitude de la réflexion, sans l’écriture et la trace de sa pensée, sans la lecture d’auteurs, la connaissance de doctrines, l’immersion dans l’histoire de la pensée occidentale, la cause est entendueCe n’est pas la voie du café philosophique.

Mais on ne peut lui demander ce qu’il ne cherche pas à donner : de l’ “ oeuvre ” philosophique, singulière, originale, écrite, cohérente, puisqu’il s’agit d’un “ intellectuel collectif ”, à durée éphémère, constitué d’interactions verbales ponctuelles, plurielles, souvent divergentes, et entre non-professionnels de la discipline !

Si l’on tente donc de conceptualiser l’expression : “ café philosophique ”, il faut la problématiser, c’est-à-dire lui poser de bonnes questions, d’un lieu et d’un champ déterminésNous choisirons pour notre part celui de la didactique de la philosophie.

“ Peut-on faire de la philosophie dans un café dit philosophique ? ” apparaît de ce point de vue comme une question piège, source de malentendus et de faux-débats, car elle met d’emblée en scène la représentation ambigüe de ce que recouvre l’expression “ faire de la philosophie ”L’élève de terminale qui rédige sa première dissertation de l’année, et Heidegger écrivant “ L’être et le temps ” “ font ” tous deux de la philosophie !

Mais pas au même niveau et de la même façonL’élève est un apprenti-philosopheTout comme la majorité de l’assistance d’un café philosophique est non-spécialiste, c’est-à-dire n’a jamais fait d’études supérieures de philosophie, voire ne l’a jamais étudié à l’écoleAlors que Heidegger est un grand philosophe, un chercheur de la discipline (un niveau intermédiaire serait celui du professionnel de cet enseignement).

S’agissant de non-experts au café philosophique, on ne peut donc entendre la question que par analogie avec celle-ci : “ peut-on faire de la philosophie dans une discussion en classe de philosophie ? ”A ceci près qu’il s’agit ici d’adultes, volontaires, et dans un cadre non scolaire, ce qui modifie le concept de transposition didactique, tel qu’il est utilisé par les didacticiens.

Or une discussion, en classe comme au café, n’est jamais philosophique en tant que telleMais elle peut le devenirIl ne s’agit pas d’accoler “ philosophique ” à “ café ” pour que des discussions philosophiques s’y tiennentLa vraie question est alors : “ A quelle(s) condition(s) une discussion peut-elle devenir philosophique dans un café ? ”C’est une interrogation à la fois théorique et pratiqueThéorique, car il faut préciser ce qu’on entend par “ discussion philosophique ”, et par “ conditions de philosophicité ” d’un débatMais aussi pratique, car c’est l’analyse de la façon dont se passent concrètement les discussions qui permettra de trancher dans tel cas particulieri.

Certains philosophes s’en tiennent cependant à la thèse a priori de l’impossibilité de philosopher dans un caféA cause du caractère rédhibitoire :

- soit du lieu, à vocation mercantile et doxologique ;

- soit du public, qui en tant que “ non -philosophe ”, ne peut produire que de l’opinion, et non du savoir ;

- soit de la conduite, du type “ animation ”, qui ne construit pas une pensée cohérente, ou ne donne pas de garantie intellectuelle “ maïeutique ”, surtout quand il s’agit d’un animateur non-philosophe ;

- soit du genreCar la philosophie n’autorise qu’une pensée personnelle, et non commune (aux deux sens du terme) ; et le dialogue avec quelqu’un ou avec soi-même, et non un débat collectif et éclaté.

Ces objections fortes doivent être elles-même interrogées à la lumière de ce qui se passe réellement dans les cafés philosophiques, puisque certains professeurs de philosophie, a priori hostiles à la possibilité de philosophicité d’une discussion au café, ont été amenés, après participation, et a fortiori animation, à nuancer voire changer de point de vueiiLe débat partage donc les philosophes eux-mêmes.

Et ceci, parce que le “ débat philosophique collectif ” n’est pas une pratique sociale philosophique de référenceOn ne peut donc trancher uniquement par la théorie dès lors qu’il s’agit d’une innovation, qui , en rupture avec des cadres institutionnels et praxéologiques traditionnels, est à la recherche de modalités spécifiquesOn ne connaît historiquement que le dialogue socratique hyper directif à deux ou trois, ou la disputatio moyennageuse avec de longs monologues successifs contradictoires entre deux protagonistesEt aujourd’hui le cours magistral, la communication dans un colloque, la conférence – “ débat ” (en fait questionnement à l’intervenant), quelques échanges philosophiques médiatisés, sous forme d’entretien à trois ou quatreEt l’étude des auteurs a officiellement remplacé en classe les débats post soixant-huitards …..

Nous avons donc à inventer la pratique d’un débat philosophique à plus de cinquante personnes ! Notre expérience de participant et d’animateur de nombreux cafés philosophiques en France et à l’étranger nous amène aux réflexions suivantes.

Les conditions de philosophicité.

Il est difficile de prévoir si, pour un individu donné, une discussion collective dans un café dit philosophique aura ou non un retentissement philosophiqueEt le groupe du café est formé d’autant d’individusCar si philosopher, c’est se mettre à l’écoute de l’altérité pour interroger ses opinions sur des problèmes essentiels pour l’homme, et ouvrir pour soi une recherche de vérité, chacun peut légitimement juger de son ébranlement personnel pendant et après un débatEt il est risqué, au nom d’une expertise philosophique externe, d’évaluer l’impact philosophique de chaque séance sur les consciencesSeuls, des entretiens par exemple, ou des traces individuelles écrites pourraient permettre, comme en classe, d’apprécier la philosophicité de la démarche de chacunCette situation, qui n’est pas explicitement de formation, relativise donc les affirmations péremptoires des gardiens de l’orthodoxie philosophique et des prérogatives de son corps magistral.

Mais cette opacité relative ne dispense pas cependant d’une réflexion sur le caractère philosophique du débat en tant qu’il est collectif et conduitLe didacticien peut ici s’interroger sur la nature de la transposition didactique de la discipline opérée, assez implicitement d’ailleurs, dans un tel lieuDe ce point de vue, la discussion nous a semblé être ou devenir philosophique lorsque quatre conditions tendaient à être réunies :

1) un minimum de règles, de l’ordre de la procédure des tours de parole, puisées dans les pratiques de la discussion démocratique, où la parole, pour être à la fois libre et égale, doit être encadréeDans un groupe important, un seul doit parler à la fois, avec priorité à celui qui n’a pas encore dit mot (droit perdu aussitôt qu’utilisé)Chacun peut prendre la parole et aller jusqu’au bout (droit d’expression), mais il doit la demander, ne l’exercer que quand elle lui est donnée, et en user, quand il l’a, modérément en nombre et temps d’intervention (pour que le maximum de gens puissent participer)Personne ne doit couper la parole à quiconque (respect d’autrui), ni exprimer affectivement un accord ou un désacord (pour éviter les réactions émotionnelles de groupe, préjudiciables à l’égalité des paroles, et à la sérénité d’une réflexion intellectuelle).

Ces règles sont parfois critiquées, car la rigueur formelle d’une telle procédure peut figer les échanges : l’inscription d’un tour de parole diffère mon discours, qui répond de façon décalée dans le temps à une intervention précédenteLa spontanéité de celui qui parle, l’interaction verbale nominative, la cohésion entre la succession des interventions et la progression apparente des échanges peuvent en souffrir, de même que l’écoute des autres quand on est focalisé sur ce que l’on va direMais la pensée est alors plus construite, l’affectivité mieux maîtrisée, l’intervention plus longueAlors que la spontanéité est plus brève, émotionnelle, non maturée, et la relation duelle prolongée peu supportable pour un groupe qui peut réagir et s’agiter.

On peut se demander si la démocratie de la parole est une condition nécessaire pour un débat philosophiqueLa vérité n’est pas affaire de quantité de parole partagée, mais de qualité de la pensée : un seul peut avoir raison contre tous, qui n’aura droit qu’à trois minutesUn philosophe dans la salle, fort de sa réflexion et de ses connaissances, n’aura-t-il pas légitimement plus de choses à dire, et plus profondes, et donc droit à plus de temps pour se faire écouter ? Mais autant alors assister à une conférence d’un professionnel de la philosophieCe qui est intéressant, dans la formule philosophique du débat, c’est moins l’autorité d’un expert (que vaut l’argument d’autorité en philosophie ?), que la possibilité pour chacun de proposer aux autres une pensée soumise à leur critique, et l’écoute d’une altérité plurielle qui surprend et bousculeC’est la réflexion personnelle dans l’écoute, l’expression, la confrontationD’où des règles pour assurer un travail conceptuel par ce moyen spécifique qu’est l’interaction verbale, et le modèle discussionnel démocratique est ici heuristique.

2°) Mais l’ordre du procédural explicite, s’il est un facteur favorisant, et peut être nécessaire, de la philosophicité d’un débat collectif, n’est jamais suffisantIl faut la présence de processus plus diffus, de l’ordre de la psychologie individuelle, de la dynamique socio-affective du groupe, et de l’éthique communicationnelle partagéeLes procédures régulent en partie, par le contenu des règles énoncées (ex : ne pas manifester ses réactions lorsque quelqu’un parle) l’affectivité prégnante, et sont finalisées, en terme de droits et de devoirs, par des valeurs concernant le fonctionnement démocratique des groupes (ex : s’exprimer sans en abuser) et le respect, au-delà des individus, des personnes (ex : ne pas couper quelqu’un, ou se moquer)Mais elles ne garantissent jamais automatiquement leurs effets sans l’adhésion du groupe et de chacunEngagement, écoute, confiance, respect, tolérance, sont des attitudes finalisées par des valeurs, sans lesquelles le débat philosophique est impossible.

3°) Mais cette éthique communicationnelle ne concerne pas seulement le respect des personnesIl faut se soumettre à l’exercice de la raison, au “ meilleur argument ” (Habermas), à la recherche de la véritéCar on peut, au niveau d’une procédure, échanger démocratiquement des banalités ou des préjugésOn peut, au niveau des processus, discuter en confiance dans un groupe et dans le respect des personnes ( par exemple en thérapie), sans qu’il y ait de travail conceptuelPour que le débat soit philosophique, il faut une exigence intellectuelle : “ savoir de quoi l’on parle, et si ce qu’on dit est vrai ”C’est-à-dire mettre en oeuvre, sur des notions et des problèmes fondamentaux, et en habitant son discours, des processus de conceptualisation, de problématisation, d’argumentationiiiLe groupe est en ce sens une communauté de recherche, où l’on ose proposer mais sans jamais imposer, où l’on a besoin des autres pour altérer sa propre pensée.

4°) Assurer dans un débat collectif des procédures démocratiques de prise de parole, et des processus psycho-sociologiques de confiance mutuelle ; garantir dans un débat philosophique une éthique communicationnelle tant des personnes que des idées, tel est le rôle de l’animation dans un café philosophiqueNous disons de “ l’animation ”, et non de l’animateur- car l’animation peut être collectiveNous distinguons fondamentalement deux fonctions :

- de répartition de la parole, assumant la démocratie procédurale et la régulation socio-affectiveIl s’agit notamment d’articuler le respect formel de l’ordre d’inscription avec la souplesse d’interactions plus spontanées.

- de reformulation des idées (fonction qui peut elle-même se dédoubler entre reformulateur à court terme et synthétiseur à mi-parcours et fin de séance, avec trace écrite à posteriori)C’est elle qui construit le sens à la fois collectif et philosophique du débat, en recentrant les interventions par rapport au sujet traité, et en veillant, par la mise en relation des interventions entre elles, à la progression de la réflexion communeElle est plus spécifiquement philosophique, par la compréhension des enjeux, la mise en évidence de problématiques évolutives, de l’émergence de concepts et de définitions, de l’ébauche de thèses et du développement d’argumentations.

Double compétence donc, souvent réunies sur la même personneMais on peut être professeur de philosophie et incapable de gérer un grand groupe, et psychosociologue habile, mais étranger à l’exigence d’un travail conceptuelCela n’écarte personne a priori, mais donne la mesure de la responsabilité à s’autoriser à une telle animation hors, et c’est son caractère instituant, de tout contrôle par une institution ou des expertsiv.

Conclusion

Il est trop tôt pour déterminer la valeur, la portée et les limites de l’émergence et du développement des cafés philosophiques des années quatre vingt dixLes philosophes sont très divisés sur le diagnosticBeaucoup de non-philosophes, qui les fréquentent, ou les animent, ont aussi leur point de vue sur la questionQue des non-experts se saisissent du problème de savoir ce qui est philosophique ou pas interroge : déspécialisation de la philosophie ou/et édulcoration ?

Le café philosophique est un lieu que doit interroger la philosophie, puisqu’il s’y réfère explicitement : mode éphémère, démagogie médiocratique ? Ou pratique innovante de la philosophie, où l’on parle autrement que scolairement, où l’on aborde les problèmes existentiels autrement que psychothérapiquement ?

C’est aussi un lieu d’où l’on peut interroger la philosophie : quel est, quel peut être son rapport à l’oral, à la parole vive, à la parole collective, à un groupe de discussion, où le concept tente de se soutenir de l’interaction verbale ? Que peut être une pratique “ désuniversitarisée ” de la philosophie, animée, mais sans maître ni disciple, sans autorité explicitement experte et mandatée ; ponctuellement instituée, mais sans institution formative, et néanmoins instituante d’un intellectuel collectif autoformateur ?

C’est enfin un lieu où la réflexion philosophique peut interpeller les sujets volontaires qui se soumettent à l’exercice de la raison et de la critique, et à travers eux, interpeller la cité, comme une parole vraie, garantissant la qualité rationnelle des débats, dont le discours démocratique, qui s’alimente de l’argumentation, a bien besoin pour se recrédibiliser.

i Sur ces points, voir Tozzi M., “ Contribution à une didactique de l’oral philosophique ”, et “ Une pratique sociale nouvelle de référence : le café philosophique ”, in Tozzi M., MOLIERE G., L’oral argumentatif en philosophie et en français, C.R.D.Pde Montpellier, 1998.

ii cf les articles parus dans la revue des cafés philosophiques Philos, dans le journal Le vilain petit canard, et dans le n°10, oct1997, de l’A.R.D.A.P(Association pour la Recherche en Didactique de l’Apprentissage du philosopher).

iii cf nos travaux sur la didactique de l’apprentissage du philosopher depuis dix ansPar exemple :

- “ Contribution à l’élaboration d’une didactique de l’apprentissage du philosopher ”, Revue Française de Pédagogie, n°103, avril-mai-juin 1993, I.N.R.P.

- “ De la philosophie à son enseignement : le sens d’une didactisation ”, in Savoirs scolaires et didactiques des disciplines (coordDevelay M.), ESF, 1995.

iv L’association Philos (qui publie une revue du même nom), réseau informel des cafés philosophiques, fait état du besoin exprimé par certains animateurs d’une formation, notamment philosophique, à cette fonction.

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