Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

Instituer une communauté de recherche philosophique en classe

Instituer une communauté de recherche philosophique en classe

 

Michel Tozzi, professeur émérite en Sciences de l’éducation, Montpellier 3

 

Voici un extrait de dialogue dans une classe de CM1 qui travaille en communauté de recherche philosophique, fréquemment dénommée en France « discussion à visée philosophique », sur la question : « L’intelligence, à quoi ça sert ? »

(…)

- Elève (E) : l’intelligence ça sert à lire et à écrire + ça sert à faire fonctionner le cerveau  + et aussi ça sert à fonctionner son corps parce que sinon on pourrait pas marcher, on pourrait pas faire fonctionner nos jambes pour quand on veut marcher, on se dit il faut que je bouge mes jambes enfin on se dit pas mais euh on réfléchit, on y pense tout de suite en fait.

- Professeur (P) : est-ce que pour marcher, on a besoin toujours d’y réfléchir ?

- E : on réfléchit pas mais euh [s] +  ben on fait comme ça c’est un réflexe, c’est normal

- P : est-ce qu’un réflexe c’est de l’intelligence ?

- Guillaume : oui un peu, ben si on aurait par exemple, des réflexes, faut déjà avoir de l’intelligence pour en avoir parce que si on aurait pas d’intelligence on aurait, ben on saurait pas par exemple ouvrir les portes, on saurait rien faire

(…)

- Paul : si on n’aurait pas d’intelligence, on saurait pas parler

- P : voilà une idée intéressante, pourquoi tu fais une relation entre l’intelligence et le langage, ça c’est une idée nouvelle qu’il va falloir approfondir …

- E : et ben avant les hommes préhistoriques ils émettaient que des sons et s’ils avaient pas été assez intelligents et ben là, on se serait pas retrouvé comme dans une classe et surtout on se parlerait pas, on ferait juste des bruits comme ça, et au lieu de s’expliquer calmement quand il y avait un conflit et ben ils se battaient.

- P : est-ce que l’intelligence c’est intéressant là ce que tu dis, c’est quelque chose qui permet d’éviter les conflits, c’est ce que tu as l’air un  peu de dire ?

- E : si on était pas intelligent, on dirait à oui chouette il y a une bagarre et on se mettrait dedans alors que là ça nous permet d’éviter.

- P : ça c’est une idée importante. Pourquoi le fait de parler ça permet d’éviter la bagarre et pourquoi donc dans l’intelligence il y a cette idée euh d’éviter ou de pouvoir résoudre par la parole les conflits, en quoi l’intelligence nous permet d’avoir des relations plus pacifiques avec les gens ?

- E : ben parce que si on pouvait pas parler, on pourrait pas s’expliquer et donc si on peut pas s’expliquer, et ben on serait obligé de se faire comprendre en donnant des coups de pied euh en donnant des coups de poing et euh voilà.

(…)

- E : l’intelligence surtout ça sert à inventer tout parce que si on était pas intelligent on n’aurait rien inventé, on n’aurait pas de tableau, on n’aurait pas de feuilles de dessins, on saurait pas parler, on aurait pas de vêtements enfin rien.

- P : alors là, il y a  une idée nouvelle qui est intéressante c’est l’idée que l’intelligence permet une invention et donc de découvrir des choses nouvelles… à ton avis pourquoi l’intelligence permet d’inventer, tu as une hypothèse là ?

- Julie : parce que il faut réfléchir pour trouver des solutions et avec ces solutions, on essaye  de le faire, quoi, de réfléchir pour faire les choses. 

- Alice : on peut faire travailler des cellules de notre cerveau pour pouvoir tout faire et c’est ça qui nous amène à trouver des solutions comme les problèmes par exemple si on réfléchit pas et si on est pas intelligent on ne trouvera jamais une solution à un problème.

- Elève reformulatrice : euh l’intelligence ça sert à pouvoir inventer des vêtements, à trouver des solutions, à faire des problèmes, à faire un peu tout.

- P : donc vous faites une relation entre intelligence, langage, pensée et invention, création, hein ça c’est important… alors on va demander à Margot à l’issue de ce premier quart d’heure de discussion  qu’elle nous renvoie les idées essentielles que nous avons dégagées.

- Elève synthétiseuse : alors on a parlé que l’intelligence au début ça sert à faire des choses et si on a pas d’intelligence on ne peut pas faire grand chose. Ça sert aussi à lire et à écrire, à faire fonctionner notre cerveau, à faire fonctionner notre corps pour marcher euh qui sont d’ailleurs des réflexes, + au début on disait oui pour l’intelligence puis après on a dit non. Si l’homme n’avait pas développé son intelligence, on aurait pas tout ce qu’on a autour de nous maintenant, et euh ça sert aussi à tout faire, enfin on a dit que si on avait pas d’intelligence on pouvait pas parler, l’intelligence ça sert aussi à apprendre et à ne pas oublier et on arriverait pas à retenir les choses et et nous ne serions pas aussi développé si on avait pas l’intelligence euh + après ça sert aussi euh pour travailler et ensuite faire des métiers, un métier que l’on souhaite et aussi le langage, donc on a parlé de l’intelligence, et après on a vu que ça avait une une relation avec le langage et euh on a dit que c’est c’était mieux parce que au lieu de se battre et bien on s’expliquait calmement maintenant qu’on avait le langage grâce à l’intelligence et l’intelligence euh c’est aussi une pensée, comme a dit Claire tout à l’heure l’intelligence c’est ce qu’on est en train de faire c’est à dire que qu’on pense, c’est ce qu’on est en train de faire, de réfléchir, et euh grâce à l’intelligence on peut inventer les choses, créer, parler et tout ce qu’on peut faire et tout ce qui peut imaginer mais pour ça il faudra faire travailler les cellules de notre cerveau et voilà et tout à l’heure Julie elle a dit que euh par exemple on ne verrait pas ce qu’on voit si on avait pas cette forme d’intelligence c’est à dire qu’on aurait pas, euh à la place du bureau euh ce serait comme une tâche c’est à dire que si on n’avait pas l’intelligence on ne saurait pas ce que c’est qu’un bureau

- P : très bien, alors au point ou nous en sommes moi je voudrais vous poser une question : quelle différence vous feriez entre l’intelligence humaine donc notre intelligence à nous les hommes et l’intelligence des animaux ou l’intelligence des bêtes, est-ce que c’est la même chose, est-ce qu’il y a des différences ?

- Aurore : et bien l’intelligence des hommes, elle réfléchit beaucoup plus que les animaux car euh bien l’homme l’homme parle et ne se bat pas mais les animaux se battent pour un oui ou un non car ils ne se comprennent pas exactement euh parfois ils ont pas le même langage parce que ils ont quand même développé certains des cris mais il ne se comprennent pas toujours alors ils se battent au lieu de se parler.

- E : mais en fait mais c’est toujours à peu près la même intelligence la même euh autant d’intelligence que les humains quoi parce que si on était à la place d’un animal on mourrait quasiment tout de suite et si un animal était à notre place lui aussi il mourrait pas mais il aurait de gros ennuis.

- P : alors ici il y a deux points de vue  qui sont en train de s’exprimer et qui sont très différents voire opposés hein ? toi tu nous dis que l’intelligence des animaux est moins importante parce qu’ils réfléchissent beaucoup moins que les hommes et toi tu as l’air de dire que l’intelligence des hommes et des animaux c’est à peu près exactement la même, alors vous qu’est-ce que vous en pensez par rapport à cette question ?

(…)

Que se passe-t-il dans ce dialogue ?

 

Il y a un dispositif de discussion très cadré : les élèves sont en rond : un élève président de séance donne la parole selon des règles et gère le temps  (il est responsable de la forme démocratique du débat); un autre reformule certains propos, un troisième prend des notes et fait dans le passage un renvoi de l’échange au groupe. L’enseignant anime sur le fond. Il y a un enjeu collectif, suite à une question qui a émergé dans la classe à partir d’un album de jeunesse, et a été choisie par vote : « A quoi ça sert l’intelligence ? ». Les élèves apportent des idées, mettent en relation des notions en puisant dans leur expérience, tentent de définir, d’exemplifier, émettent des points de vue, des accords et des désaccords, essayent de les justifier.

Quant au maître, il utilise sa boite à outils de discussion à visée philosophique : il questionne pour mettre ou remettre en recherche, part des réponses des élèves pour rebondir, met les interventions en relation avec le sujet ou entre elles, ne dit jamais sa réponse aux questions posées, cherche à faire définir et argumenter les élèves…

 

La boite à outils du maître

 

Quelques exemples d’outils.

Intervention 1 : faire distinguer deux concepts, réflexe et intelligence (objectif : conceptualiser une notion par sa distinction avec une autre). Et sous forme de question ouverte au ton neutre, pour ne pas induire une réponse

Intervention 2 :

- valoriser une idée émise (idée « intéressante »), attitude d’encouragement à intervenir.

- Pointer une « idée nouvelle », ce qui montre que le débat avance, parce qu’il y a un élément supplémentaire apporté, et demande d’approfondissement (objectif : faire progresser le débat).

- reformuler, ici l’idée de la relation entre intelligence et langage. On s’appuie sur les apports des élèves, jugés comme « interlocuteurs valables » (J. Lévine).

- Sauter sur le Kairos de ce qui émerge philosophiquement (ici l’utilisation d’un concept pour en définir un autre, et la relation entre ces deux concepts).

- Demander d’argumenter (« pourquoi ») une idée émise (objectif : justifier rationnellement son affirmation).

Intervention 3 : pointer l’importance philosophique de l’idée émise ; mise en lien et reformulation de deux interventions d’élèves mettant en lien les concepts d’intelligence, de langage et de pacification des relations ; reformulation plus abstraite (pour bien extraire l’idée des exemples donnés) ; demande d’argumentation pour approfondir ; demande au groupe-classe.

Intervention 4 : pointer une idée « nouvelle » d’une part, « intéressante » de l’autre ; reformuler abstraitement l’idée sans les exemples ; demander une hypothèse explicative ; demande nominative.

Intervention 4 : mini synthèse de la discussion au niveau de la « carte conceptuelle » de la notion analysée, l’intelligence (articuler les notions nécessaires pour en définir certains aspects qui l’explicitent). Et demande de récapitulation des idées de la discussion à l’élève chargée de la synthèse (« synthétiseuse »), pour acter le travail collectif, faire un bilan cognitif de cet « intellectuel collectif » que constitue la classe, et redémarrer à partir de ces acquis.

Intervention 5 : réorienter le débat pour l’approfondir, en proposant une distinction à analyser, sans préjuger du résultat par une question ouverte ; utiliser pour penser les catégories du même et du différent ; questionner sous forme alternative pour que s’expriment des thèses contradictoires argumentées ; demande à la classe pour mettre tout le monde en recherche.

Intervention 6 : mise en évidence de deux points de vue opposés d’élèves pour discussion sur les points de vue exprimés ; avec reformulation de chaque thèse ; et question posée à tout le monde pour se positionner…

 

Qu’est-ce qu’une communauté de recherche ?

 

C’est une

- organisation de la classe qui,

- à partir d’un questionnement dévolu aux élèves et qu’ils partagent,

- sur une énigme à résoudre, un problème posé par la nature ou la condition humaine (enjeu intellectuel ou existentiel),

- les met individuellement et collectivement en recherche pour tenter d’y répondre.

La démarche peut être scientifique ou philosophique. Dans la première, à un temps de recherche individuelle ou par groupes succède un débat où sont confrontées et argumentées les propositions de solutions, avec validation à la fin, sous la garantie du maître, par une démonstration, une observation, une expérience, une modélisation…

Dans la seconde, les élèves discutent, par un dispositif réglé et sous la vigilance intellectuelle du maître, sur une question choisie, pour approfondir collectivement leur perception individuelle d’un problème philosophique, avec une démarche rationnelle, mais sans forcément chercher à aboutir à une réponse commune.

Dans une communauté de recherche, la cohésion du groupe s’accroît parce qu’il y a une motivation commune à résoudre l’énigme, une centration sur la tâche, un esprit de recherche, l’enjeu étant de progresser sur la question et non d’avoir raison contre les autres. D’où une « éthique communicationnelle » (Habermas), où l’on a besoin des autres pour avancer, ce qui développe des attitudes coopératives, renforce la démocratie par l’exigence du débat qui confronte, et aiguise des exigences intellectuelles de problématisation (comprendre où est le problème derrière la question), de conceptualisation (définir des notions pour circonscrire la pensée du réel) et d’argumentation (savoir faire l’administration de la preuve).

Instituer une classe en communauté de recherche n’est pas simple : car il faut que les élèves s’intéressent à la question, que cet intérêt soit partagé au sein de la classe, qu’il y ait mise au travail, que les élèves soient constructifs dans un climat de confiance, que soient mis en œuvre des processus de pensée, que les conflits intellectuels ne dégénèrent pas en conflits de personnes…

Cela suppose une claire conception et une maîtrise pédagogiques et didactiques par le maître de dispositifs cadrés à mettre en place pour le travail en groupes et les discussions plénières, de processus de régulation socio affective de la dynamique du groupe-classe, de méthodes de recherche et de processus intellectuels à mobiliser pour qu’il y ait apprentissage.

Pari impossible diront certains, dès que des conditions de travail, de consensus sur l’apprentissage, de confiance mutuelle ne sont pas réunies… Certes. Mais une communauté de recherche n’est jamais donnée. Il faut passer d’une addition d’individus à un groupe-classe, à l’acceptation de règles communes, à la joie de vivre ensemble par la coopération valorisante ; du désintérêt pour des contenus scolaires à l’éveil intellectuel par la question qui fait sens, au goût de chercher, au plaisir de savoir. Cela se construit. Parce qu’on le croit possible, et qu’on se forme pour trouver les biais, sans se décourager devant les obstacles bien réels, en acceptant aussi de ne jamais totalement y parvenir[1]

 

 



[1] Sur l’origine du concept de « communauté de recherche » (chez Pierce, Dewey, Lipman), voir Agostini M., « Généalogie du concept de « communauté de recherche », Diotime n°33, avril 2007. Sur la communauté de recherche philosophique, voir www.philotozzi.com  rubrique discussion. Pour le débat scientifique, voir les travaux de Christian Orange.

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