Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

Pratiquer la philosophie avec les enfants : quels enjeux ?

Pratiquer la philosophie avec les enfants : quels enjeux ?

 

Michel Tozzi, professeur émérite des universités en sciences de l’éducation (Montpellier 3)

La Discussion à visée philosophique avec les enfants (DVP) vise à leur apprentissage d’une pensée réflexive (enjeu 1). Celle-ci développe une activité langagière (enjeu 2) qui favorise l’élaboration identitaire de sujets en construction (enjeu 3). Elle contribue aussi à un processus de socialisation démocratique (enjeu 4), fondé sur une éthique communicationnelle de la personne (enjeu 5). Cette pratique interpelle la philosophie elle-même, ainsi que la façon de l’apprendre (enjeu 6).

Par enjeu, nous entendons ce qui se joue d’important et d’urgent, à différents niveaux, dans et pour une activité humaine. Un enjeu éducatif peut être par exemple d’ordre éthique ou politique, psychologique ou social, individuel ou groupal, affectif ou cognitif, pédagogique ou didactique.

1) Un enjeu cognitif, d’ordre réflexif

C’est un point central de l’activité proposée, puisqu’elle se revendique « à visée philosophique ». Sa finalité est d’apprendre aux enfants, dès l’age de cinq ans, à commencer à « penser par eux-mêmes », de développer, en partant de leur questionnement sur les grandes énigmes humaines, des capacités réflexives. Ce qui suppose le postulat de leur « éducabilité philosophique ».

Philosopher, c’est, dans une visée de sens et de rapport à la vérité, tenter d’articuler, sur des notions et des questions posant problème à la condition humaine, dans l’unité et le mouvement d’une pensée impliquée, des processus de questionnement, de conceptualisation et d’argumentation rationnelle, pour chercher une réponse aux problèmes essentiels de l’humanité. C’est cette« idée régulatrice » (au sens kantien) du philosopher, qui peut finaliser des pratiques à visée philosophique à l’école. Et c’est ce que tente la DVP, en testant ce qui est possible en fonction de l’âge des enfants.

Le premier enjeu de ce type de pratique consiste donc à éveiller les élèves à la pensée réflexive, pour qu’ils se situent mieux dans leur rapport au monde, à autrui, à eux-mêmes.

 

2) Un enjeu langagier

La lecture (du maître ou des élèves, en fonction de l’âge des enfants), constitue souvent un support de départ pour une DVP (littérature de jeunesse, contes et mythes, brefs passages de philosophes…). Elle a pour objectif spécifique non d’étudier le texte en lui-même, mais d’en dégager des questions à teneur anthropologique afin de les traiter en classe. Mais c’est sur l’oral que repose fondamentalement ces pratiques. Elles rejoignent ainsi une des missions essentielles de l’école, la « maîtrise orale de la langue ». Et plus particulièrement l’oral dans son genre débat. Tel est le deuxième enjeu du débat réflexif : favoriser l’apprentissage d’activités langagières à l’école, comme base d’un rapport médiatisé au langage, au savoir, à autrui et à soi-même.

 

3) Un enjeu psychologique

L’enjeu de la construction identitaire de l’enfant est aussi l’un des éléments au centre de la DVP. Celui-ci découvre qu’il est porteur d’une dimension fondamentale de l’être : la pensée dont on est soi-même la source. Par l’élaboration d’une pensée, par la confrontation verbale avec ses pairs, l’enfant prend conscience de son activité cognitive en contexte social.

Tel est le troisième enjeu du débat réflexif : contribuer à la construction identitaire de l’enfant et de l’adolescent par la conscience de ses possibilités réflexives, l’épreuve (le sentiment éprouvé et la preuve) de sa pensée, et de sa dignité d’être pensant qui le fait grandir en humanité.

 

4) Un enjeu politique

La DVP instaure en classe une discussion sous la conduite de l’enseignant. Or la démocratie comme visée politique implique un espace public de débat comme lieu d’expression d’une  pluralité des opinions des citoyens. Un des moyens d’éduquer à la citoyenneté, outre l’instruction, consiste à faire vivre des situations qui entraînent les élèves à construire des compétences de débat dans un « espace public scolaire ». Tel est le quatrième enjeu de cette pratique à visée philosophique : contribuer à former un  « citoyen réflexif ».

 

 5) Un enjeu éthique

Il ne peut y avoir de débat sans un certain nombre de règles (ex : on ne parle pas tous en même temps sinon on ne peut physiologiquement s’entendre ; un seul ne monopolise pas la parole sinon il n’y a plus d’échange ; pour que chacun puisse s’exprimer on ne l’interrompt pas quand il parle etc.).Certaines sont d’ordre technique (un seul parle à la fois pour éviter la cacophonie). D’autres sont d’ordre éthique (ex : on ne se moque pas de celui qui parle). Une éthique qui dépasse une finalité purement démocratique, en ce qu’elle engage un rapport aux personnes, et pas seulement aux opinions. Respecter un citoyen, c’est respecter un individu qui a des droits; respecter une personne, c’est prendre en compte sa dignité d’être humain. Une éthique discussionnelle respecte la personne au-delà de ses  idées. Dans une DVP, on « cherche avec », on ne lutte pas contre. L’autre est moins un adversaire qu’un partenaire, mieux, un coopérateur. La DVP est ainsi une habitude acquise du « désaccord dans la paix civile ». Elle prévient la violence, et accroît la tolérance, par exemple inter-ethnique. Elle est facteur de paix et de dialogue.

On le voit, le cinquième enjeu de ces pratiques est de développer en classe la pratique éducative d’une éthique discussionnelle fondée sur le respect d’autrui dans sa personne et des autres groupes. Ethique qui, en développant le sens de l’humanité et de l’universel chez les enfants, constitue une base du lien social, et partant politique.

 

6) Un enjeu pour la philosophie elle-même et son enseignement

Ces pratiques posent enfin des questions à la philosophie elle-même, et à sa didactique.

- D’un point de vue philosophique, comment penser le rapport de la philosophie à l’enfance et à l’adolescence ? L’enfance a-t-elle le droit de philosopher ? Voire le devoir, pour cultiver son humanité ? Si elle possède ce droit, sur quel(s) principe(s) éthique et politique le fonder ? Est-ce un droit de l’homme ; du citoyen ; de l’enfant (cf Convention internationale des droits de l’enfant)? Ces pratiques étant à base de discussions avec des dispositifs qui se veulent « démocratiques », qu’impliquent-elles de la relation entre démocratie et philosophie ? Apprendre à philosopher peut-il être un garant intellectuel de l’exigence du débat démocratique dans l’espace public ?

- D’un point de vue didactique, à quelle(s) condition(s) une discussion peut-elle être ou devenir philosophique ? Et si l’on commence à « philosopher » très tôt, quel curriculum philosophique, pour quels objectifs et avec quelles modalités, pour développer quelles compétences, avec quelle évaluation ?

Le sixième enjeu de ces pratiques à visée philosophique, c’est d’interpeller la philosophie dans son rapport à l’enfance et à l’adolescence, et au delà sur ce qu’est le philosopher lui-même, et sa façon de l’enseigner très tôt.

 

 

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