Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

Vers une anthropologie didactique de la complexité : la philosophie à l’école 614

Parmi les cinq thèses soutenues en France sur les nouvelles pratiques à visée philosophique à l’école primaire et au collège (Pettier 2000, Auguet 2003, Connac 2004, Pilon 2005, Guirlinguer-Especier 2006), celle de Nicolas Go est certainement la plus philosophique. Le candidat, ancien « instituteur Freinet » et conseiller scientifique actuel de l’ICEM, professeur de philosophie à l’IUFM de Nice, et qui a écrit L’art de la joie – Essai sur la sagesse (Buchet-Chastel), amène un éclairage important dans ce nouveau champ de recherche. L’originalité de son travail est précisément de porter un regard philosophique spécifique sur ces nouvelles pratiques, dont la nécessité se faisait sentir, à cause des critiques qui leur sont adressées.

On le sait, l’institution philosophique française (contrairement à certains pays étrangers ou à l’UNESCO, organisation très intéressée par ce type d’activité, en expansion dans le monde), est défavorable au développement de ces nouvelles pratiques, comme en témoignent le discours de l’Inspection Générale de Philosophie au Colloque de Balaruc (2003) organisé par le bureau des innovations de la DESCO (Ministère de l’Education Nationale) sur la question, ou les prises de position hostiles de l’APPEP, principale association de spécialistes de la discipline. L’ACIREPH (Association de professeurs de philosophie pour la Création d’Instituts de Recherche sur l’Enseignement Philosophique), est elle-même divisée sur la question. Les premières récusent vivement que les activités réflexives qui sont apparues en France depuis une dizaine d’années à l’école primaire et au collège (comme d’ailleurs dans la cité, sous la forme par exemple de « cafés-philo »,) puissent être qualifiées de « philosophiques ». Les promoteurs de ces pratiques sont d’ailleurs eux-mêmes partagés sur la dénomination à leur donner : discussion (ou dialogue) « philosophique » (DP) ? « Discussion à visée philosophique » (DVP), celle-ci indiquant plutôt la finalité poursuivie que l’attribut constitutif ?

Le clivage n’est d’ailleurs pas entre philosophes et non philosophes, comme on pourrait spontanément le penser en France, mais entre philosophes eux-mêmes, puisque des philosophes dans le passé (ex : Epicure ou Montaigne) ou aujourd’hui (M. Onfray, M. Conche, Y. Michaud, A. Comte-Sponville, M. Revault-d’Allones, M. Puech, L et J.-M. Ferry, et même L. Dagognet par exemple) sont intéressés par des pratiques plus précoces de la philosophie, éveillant la pensée réflexive chez les enfants ou les adolescents.

Ce clivage s’est cristallisé autour de la tradition biséculaire de l’enseignement philosophique français depuis le lycée napoléonien, qui au nom de la maturité psychique nécessaire de l’élève et de la métaphore du couronnement des savoirs, déjà dénoncée par le GREPH de J. Derrida au milieu des années 70, n’a institutionnalisé la philosophie qu’en classe terminale, contrairement à d’autres pays européens.

C’est donc une « question doublement vive » de débat institutionnel et de recherche universitaire que de savoir si cette innovation est ou non (à visée) philosophique.

- Philosophiquement vive, parce quelle pose à nouveau frais la question de la délimitation et de la définition du « philosopher » (qu’est ce que philosopher, et le philosopher ?), avec le problème de son « commencement ».

- Et didactiquement vive, car elle aborde la question de son apprentissage, et du processus d’enseignement-apprentissage du philosopher : Qu’est-ce qu’apprendre à philosopher à quelqu’un ? Et qu’est-ce qu’apprendre à philosopher soi-même ?

Le doctorant s’attelle donc à une rude tâche…

Il le fait avec une double culture, philosophique (classique, en particulier antique, et contemporaine), et didactique, avec une prudence exploratoire, une vigilance méthodologique et une rigueur conceptuelle remarquables, alliant très étroitement l’analyse outillée d’un corpus empirique de discussions en classe et une théorisation progressive.

On pourra certainement trouver tel développement laborieux, repérer des répétitions, regretter que l’ensemble ne soit pas suffisamment ramassé (la thèse est très longue).

On pourra se demander aussi s’il n’y a pas en fait deux thèses, comme semble le suggérer jusqu’au titre : une sur la philosophie à l’école, et une sur une tentative d’élaborer une didactique de la complexité, fondée sur une épistémologie de la complexité (Chap. 4). Le candidat tente de les articuler, en montrant que la première n’est qu’une exemplification de la seconde, qui n’est cependant développée qu’à la fin. Souci d’une démarche à dominante inductive ? Peut-être suffisait-il d’ouvrir dans une conclusion sur la complexité, au lieu de lancer un nouveau chantier aussi important en ambition, et qui rallongeait d’autant le nombre de pages (862 pages au total avec les annexes…).

Le travail fourni nous semble d’une grande qualité d’écriture et d’un haut niveau réflexif. Un sommaire simplifié nous montre d’emblée la structure du travail, et une table des matières en détaille la progression. La bibliographie de 20 pages est riche dans son étendue (philosophie, épistémologie, sciences de l’éducation, dont l’histoire de l’éducation, didactique générique et didactiques disciplinaires, didactique du philosopher…), et ses références largement citées dans les 485 notes de bas de page. Le glossaire sur les vocabulaires de la complexité et de la didactique est très utile pour les lecteurs de la thèse (pp. 591 à 595). Les annexes comprennent la constitution d’un corpus intéressant de transcriptions de discussions, qui pourra être exploité dans des recherches ultérieures, d’autant qu’elles ne sont pas toutes utilisées dans la thèse (Annexes II).

Ce travail présente selon nous trois intérêts majeurs.

1) Son originalité, parmi les travaux déjà publiés dans le champ de recherche des nouvelles pratiques à visée philosophique à l’école et dans la cité : ce qui lui assure une consistance forte, c’est la formation philosophique de l’auteur, et son expérience de la recherche philosophique (il a déjà brillamment soutenu une thèse en philosophie à Paris 10, avec les félicitations du jury). Cet acquis lui confère, pour sa deuxième thèse, un angle d’attaque singulier, pertinent avec l’objet de la recherche. Ainsi, dès le premier chapitre, il examine l’état des lieux (I-1) de ce qui fait problème : puisque l’on se demande si ces pratiques sont ou non philosophiques, essayons de conceptualiser la détermination du philosophique… Question centrale pour la philosophie elle-même, puisque chaque philosophe s’est confronté à la question de définir la philosophie, que les philosophes ne sont pas tous d’accord entre eux, et qu’ils ne sont certainement pas prêts d’arrêter d’en discuter… Le candidat a eu le courage d’affronter la question…

Par ailleurs, certains zélateurs de ces pratiques, totalement investis dans une innovation qui bouleverse la tradition de l’histoire de l’enseignement philosophique (une matière uniquement enseignée en classe terminale des lycées), et inventent une nouvelle pratique qui se veut philosophique, n’ont pas paradoxalement eux-mêmes de formation philosophique, et n’explicitent guère leurs présupposés, qui pourtant les engagent dans leurs actes. Et d’autre part l’institution philosophique, quant à elle, semble avoir tranché négativement sur le caractère « non philosophique » de ces pratiques, mais sans avoir toujours clairement spécifié les tenants et aboutissants philosophiques et didactiques de leur rejet.

N. Go adopte, face à une doxa et une sophistique toujours possibles dans un débat polémique, parce qu’il met en jeu jusqu’à l’identité philosophique et professionnelle du professeur de philosophie, l’attitude philosophique du questionnement, l’exigence du discernement : allons-y voir de plus près ! Pour cela, il faut mener sans a priori et avec rigueur une enquête, avec l’arme critique de la réflexion philosophique et des démarches d’analyse didactique. La question du philosopher (Chap. I-2) pose celle des commencements, qui va amener à « rôder aux frontières » (I-3) : explorons-les. Les pratiques de terrain s’offrent à l’analyse : utilisons les concepts de la didactique pour voir de quoi il retourne (Chap. III)…

Il y a là dans la thèse, étroitement articulées, des analyses philosophiques fines, nourries des références historiques de l’auteur, et une approche didactique serrée, étayée par les concepts élaborés ces dernières années dans le champ des didactiques disciplinaires (voir le glossaire). Un exemple de la façon rare mais précieuse dont peuvent dialoguer, au sein des sciences de l’éducation, la philosophie, souvent critiquée pour des élaborations déconnectées des pratiques sociales et scolaires, et la démarche didactique, souvent contestée pour ses dérives technicistes…

2) Deuxième intérêt de la thèse : la spécificité de la démarche utilisée (Chap. III).

Elle est qualifiée de « clinique exploratoire » (Chap. II-2-1). Il s’agit d’une démarche qui ne procède pas par conviction prédéterminée à étayer, qui ne cherche pas essentiellement à démontrer, ou à déduire. Nous sommes, dans la démarche du doctorant, à la fois loin de l’expérimental, au sens objectiviste, et loin d’un théorique, au sens doctrinal d’un système qui établirait logiquement sa propre cohérence. Il s’agit plutôt « d’éprouver » des hypothèses, de les mettre radicalement et rigoureusement à l’épreuve d’un corpus ancré dans le réel d’une pratique de classe : démarche heuristique d’élaboration conceptuelle, avec la patience et la précision d’une analyse qui découvre, au fur et à mesure de sa progression, le bien fondé de certaines intuitions. Spirale féconde, qui dégage, au cours même d’un mouvement d’intelligibilité pour comprendre une pratique singulière, des outils d’analyse, dont on teste alors la pertinence plus générale et la puissance explicative sur d’autres corpus.

Cette démarche méthodologique de clinique exploratoire, longuement décrite dans ses fondements, prend sens au sein d’une conception de la recherche ne dissociant pas le chercheur des praticiens, articulant sans les confondre les postures, à travers un processus de « recherche collaborative et participative », clairement explicité (Chap. II- 1). L’intérêt de cette co-recherche est de permettre notamment au chercheur d’analyser les effets produits par de premières analyses des séances sur l’évolution des pratiques lors de séances ultérieures : processus dans et par lequel la recherche devient formative pour le praticien, et la formation du praticien heuristique pour les analyses du chercheur…

3) La thèse de N. Go propose enfin un outil d’analyse des séances de DVP, qui nous semble à la fois épistémologiquement pertinent quant à l’objet analysé, et opératoire, par sa typicalité, pour l’utilisation sur des scripts recouvrant une variété de pratiques.

Nous avions besoin de ce type d’outil pour comprendre ce qui se cherche, tâtonne et s’effectue dans les DVP de l’école primaire. Nous disposions en effet soit du modèle didactique du philosopher élaboré par Michel Tozzi en 1992 dans sa thèse, élaboré pour les classes terminales et non pour le premier degré, et peu opérationnalisé encore pour l’analyse de verbatim ; soit des outils d’analyse forgés par G. Auguet dans sa thèse (2003) sur ce « nouveau genre scolaire » que représente la DVP. Ceux-ci permettent d’inférer, à partir des productions langagières en jeu dans les interactions socio-cognitives verbales des participants à la discussion, des processus réflexifs de problématisation, de conceptualisation et d’argumentation à l’œuvre. Mais il s’agissait essentiellement d’outils de nature linguistique, puisés particulièrement dans la pragmatique. Ils sont utiles, parce qu’ils permettent d’articuler productions langagières et réflexives, le philosopher s’enracinant dans les possibilités du langage de penser le monde. Mais ils ne prenaient guère en compte la spécificité de l’épistémologie scolaire de la philosophie, ce que réalise de notre point de vue la démarche de N. Go.

La méthode utilisée permet en effet, par une démarche empirique, de faire émerger progressivement cet outil, à partir de l’analyse concrète des scripts, en prenant en compte une approche à la fois philosophique (les exigences de la visée philosophique de ces nouvelles pratiques, leur « degré de philosophicité ») ; et didactique, en ce qu’elle repère dans le registre de l’activité du professeur-animateur de DVP les « gestes professionnels » (stratégies d’ « accompagnement » et de « contraintes ») pour apprendre aux enfants à philosopher. Du coup elle caractérise quelques stratégies pertinentes, acquis précieux pour les formations à ces pratiques. C’est là où les concepts de la pensée complexe ont étayé l’analyse du déroulement des séances, et permis de caractériser l’activité du professeur, comme se saisissant par exemple des opportunités (le Kairos des grecs) qui font pour lui philosophiquement « événement », provoquant des « bifurcations », provenant d’ailleurs aussi bien des élèves, dès qu’ils s’éloignent des « situations d’équilibre », peu productives pour la pensée…

N. Go ne conclut pas pour autant, de cette démarche analytique, une didactique « normative et prescriptive », qui lui semblerait, s’agissant d’innovation, normalisatrice. Sa démarche nous semble s’inscrire dans le champ, comme dit J.-L. Martinand, d’une didactique « critique et prospective », celle d’un chercheur en didactique de l’apprentissage du philosopher, qui décrit, analyse, et propose.

La thèse tente donc, avec un certain succès nous semble-t-il, de fonder à la fois philosophiquement et didactiquement le caractère philosophique de nouvelles pratiques à l’école primaire. Elle est un apport certain, dans le débat actuel sur la possibilité pour les enfants d’apprendre à philosopher, ou tout le moins de « rôder » aux frontières de la philosophie.

Une seule question à l’impétrant, par rapport aux travaux qu’il a engagés sur une didactique de la complexité : la DVP est-elle un exemple parmi d’autres de cette didactique de la complexité qu’il appelle de ses vœux aussi bien pour décrire le réel d’une classe que pour en accompagner (sans pour autant la déterminer) la dynamique, ou en est-elle une illustration paradigmatique, compte tenu de la spécificité de la discipline concernée, la philosophie ?

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