Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

Le débat scolaire : son sens éducatif et ses modalités

Débattre en classe est devenu une obligation dans les programmes du primaire et dans un certain nombre de disciplines de l’enseignement secondaire ; à tous niveaux c’est une pratique préconisée dans le cadre de l’éducation à la citoyenneté. Cependant, au delà de l’exigence commune d’un cadre structurant et de la liberté de parole, les divers débats ne se ressemblent pas car ils n’ont pas les mêmes objectifs.

Former à la démocratie et apprendre

Nous proposons de définir le débat comme une interaction sociale humaine à dominante langagière orale, où l’on s’interroge de façon organisée sur un sujet précis qui fait problème par ses enjeux, en confrontant des représentations et points de vue sur la question soulevée. Il se déroule souvent dans un cadre, conduit selon des règles implicites ou explicites par un animateur.Le débat scolaire, comme genre de débat, s’inscrit dans une institution éducative, qui l’utilise comme moyen d’apprentissage disciplinaire (apprendre par le débat en sciences ou en philosophie), ou/et comme objectif d’apprentissage en soi (apprendre à débattre, en français comme genre de l’oral, ou en éducation civique) : il développe des savoirs, des savoir-faire et des attitudes ou savoir-être spécifiques ou transversaux. Dans le contexte d’une société et d’une école qui se veulent démocratiques (pas de démocratie sans débat dans l’espace public), c’est une modalité socialisante du vivre ensemble en classe et dans la vie scolaire, qui ouvre un “ espace public scolaire de discussion ”, et implique des principes (respect des droits de l’enfant et de l’élève, reconnaissance d’un statut de leur parole ; pas de violence, coups ou injures, moqueries… ), des règles (ex : tours d’interventions), parfois des fonctions (président, secrétaire de séance…), un type de rapport psychologiquement, socialement et intellectuellement coopératif au sein du groupe-classe.Dans une perspective cognitiviste et socioconstructiviste de l’apprentissage (construire son savoir, notamment par confrontation à d’autres de ses représentations, hypothèses etc.), il instaure une démarche investie, individuelle et collective, une “ communauté de recherche ” dit Dewey, un intellectuel collectif qui mobilise, dans une visée de vérité ou de conviction, une réflexion sous forme rationnelle, des processus de pensée comme la problématisation (poser et se poser des questions, chercher le problème), la conceptualisation (préciser ce dont on parle, le définir, distinguer et unir), l’analyse et la synthèse, l’argumentation de thèses, hypothèses ou solutions etc.Dans ses modalités les plus formatives, il rompt avec les formes de débat médiatisés, qui ne sont pas ses pratiques sociales de référence, comme le débat électoral, qui vise souvent à “ tuer ” l’autre, ou le débat dit de société à base de scoops affectifs, d’oppositions stériles, ou de simple juxtaposition de “ points de vue ”. Car il s’agit moins dans ce type de didactisation scolaire de lutter contre que de chercher avec, de travailler moins les rapports éristiques de force que de faire porter l’enjeu sur les rapports heuristiques de sens : prendre la décision qui convient le mieux au “ bien commun ” davantage qu’à la majorité, se rendre à la raison du “ meilleur argument ” (Habermas). C’est un jeu gagnant-gagnant, car on échappe ainsi à la doxologie (dire ce qu’on pense sans penser ce qu’on dit), à la sophistique (vouloir persuader l’autre indépendamment d’un souci de vérité en l’instrumentalisant), et à la démagogie (se rallier à la majorité dans son intérêt sans exigence de rigueur intellectuelle).C’est un apprentissage très formateur d’une éthique communicationnelle, du désaccord intellectuel dans la coexistence pacifique, sans dérive des conflits socio cognitifs en affrontements socio affectifs, au confluent d’un rapport coopératif à la loi (sortir de la guerre pour coopérer, articuler l’individuel et le collectif) et d’un rapport non dogmatique au savoir et à la vérité (qui n’est épistémologiquement que l’aboutissement provisoire d’une discussion entre experts).

Les modalités du débat scolaire : ressemblances et différences

A l’école, le débat trouve sa place dans cinq domaine principaux : le débat scientifique, le débat d’interprétation en littérature et le débat sur la vie de la classe ou de l’établissement sont prescrits par les textes officiels du premier et second degré ; le débat philosophique est de plus en plus largement pratiqué, souvent aux marges de l’institution1.

Connaître les spécificités de chacun est utile, en particulier aux maîtres qui doivent pratiquer plusieurs formes de débat, comme c’est le cas bien sûr pour les professeurs d’école polyvalents, mais aussi pour tous ceux qui hors leur discipline, sont aussi professeurs principaux, sans compter que les discussions à visée philosophique2 sont souvent menées par des non spécialistes qui ont une autre identité et pratique disciplinaires.

Le débat scientifique

La désignation même est problématique, car dans une perspective de didactique disciplinaire, le débat ne joue pas tout à fait le même rôle dans toutes les matières scientifiques ; la part accordée à la confrontation des représentations ou à la résolution de problèmes, par exemple, sera différente suivant qu’on fait des mathématiques ou des Sciences de la Vie et de la Terre. Il y a cependant des points communs : à court ou moyen terme, il faudra acquérir un savoir qui préexiste au débat entre élèves, un savoir qui est (peut-être dans provisoirement dans certains cas, assez rares à l’école) validé par la communauté des experts. La réponse du sujet en débat (exemple : qu’est-ce qui vit ? qu’arrive-t-il à la nourriture qu’on mange ?) est connue du maître. Il pourra choisir, s’il s’est réservé le rôle d’animateur, d’être plus ou moins directif. La classe pourra choisir de ne pas conclure immédiatement, en notant que « pour l’instant nous pensons que… », mais si le débat s’est achevé sur quelque chose qui n’a rien d’une vérité scientifique, il faudra remettre le travail en chantier en introduisant des variables ou observations qui feront avancer la réflexion3. C’est donc différent de ce qui se passe dans la communauté des chercheurs qui échangent sur des problèmes dont aucun ne connaît la solution. A l’école, cet aspect suffit à différencier ce débat de toutes les autres formes possibles de débat. Le débat scientifique tel qu’il se pratique à l’école s’appuie sur une pratique sociale de référence, celle des chercheurs qui échangent entre eux, mais s’en différencient, car le problème a déjà été résolu.

Dans toutes les autres formes de débat, il n’y a pas « une » réponse au problème posé.

Le débat interprétatif en littérature.

Ici, les ambiguïtés ne manquent pas : comment définir ce qu’est en ce domaine « interpréter » ?

Pour une partie des didacticiens du français, comprendre un texte et l’interpréter, c’est la même chose. Pour d’autres, comprendre un texte, c’est saisir ce qu’il dit explicitement alors que l’interpréter, c’est en voir l’épaisseur, le sens latent, et il y peut alors y avoir une succession chronologique des deux actions. Par exemple, dans cette optique, se demander si Yakouba4 a ou non tué le lion, c’est comprendre le texte (ce qui peut d’ailleurs exiger des échanges entre les élèves) alors que se demander pourquoi les lions n’attaquent plus le troupeau relève de l’interprétation. Pour les tenants de la première position, répondre à ces deux questions reviendrait, conjointement, à comprendre l’œuvre, la compréhension ne se concevant pas sans l’interprétation. Il est du reste courant que des élèves passent de l’un à l’autre, en particulier quand le même texte ou fragment de texte pose les deux problèmes à la fois. Reste au maître, qui doit prévoir les objectifs et la chronologie de sa séquence, à savoir s’il va ou non orienter les débats sur l’un de ces aspects, sur quels apports des élèves il doit prioritairement rebondir.

Quant au document d’accompagnement des programmes du cycle 3 de l’école primaire, qui attache une grande importance au débat d’interprétation, il lui fixe à la fois comme objectifs de « mettre à jour les ambiguïtés du texte et confronter les interprétations divergentes qu’elles suscitent », et aussi de « revenir sur les sentiments qui ont accompagné la réception de l’œuvre » ainsi que de traiter des « valeurs esthétiques ou morales mises en jeu », ce qui engage la classe davantage vers une discussion à visée philosophique : ici l’échange sort du texte, suppose qu’il ait été compris et si nécessaire interprété, en dégage les enjeux et vise un plus haut niveau d’abstraction. Il ne s’agit plus vraiment de lecture littéraire, mais d’un prolongement. Ainsi dans un ouvrage comme Sables émouvants 5, se demander à qui s’adresse le narrateur, si l’interlocuteur absent est un proche décédé ou un ami imaginaire, cela relève de l’interprétation, alors que se demander à quoi sert le rêve ou comment savoir si on n’est pas en train de rêver implique de dépasser le texte qu’on n’est alors plus en train de « lire » — au sens où lire c’est comprendre. Ce second type de question fait entrer dans le débat « philosophique » dont on traitera un peu plus loin, où le texte peut être un support ou un prétexte au débat alors qu’ici il en est l’objet même.

Le débat dit « citoyen » ou « de vie de classe »

Il s’agit essentiellement ici, pour le premier degré, des débats explicitement prévus au programme (« débat hebdomadaire » pour le cycle 2, « débat réglé » pour le cycle 3) et pour le second degré, de ceux que l’on mène lors des heures de vie de classe. Ces temps ont un objectif fonctionnel visible par tous : organiser et améliorer la vie de la classe et faire vivre le collectif, ou désamorcer et gérer les conflits, régler les problèmes, ou encore gérer les projets en cours (ce qui peut se faire dans un cadre disciplinaire en collège). Ils ont aussi un objectif éducatif à plus long terme, et plus important : éduquer à la parole citoyenne dans un cadre aussi démocratique que possible (compte tenu de l’asymétrie maître/élève et des responsabilités du maître6). Il est important que ces débats soient « réglés7 », ritualisés, car le cadre a un rôle structurant. S’il s’agit de résoudre des problèmes de vie collective ou de discorde, il faudra passer de l’expression personnelle d’un vécu (le conflit, la plainte), à l’argumentation fondée sur la narration des faits qui ont causé le problème et visant la recherche de solution, voire la formulation (ou la modification) de « règles de vie » pour le groupe concerné8. L’expression du vécu relève plus de la régulation que du débat : inutile de débattre du vécu ou du ressenti d’autrui ; un vécu s’écoute, il ne se discute pas, et réguler n’est pas gérer / résoudre le problème.

S’il s’agit de s’organiser dans le cadre d’un projet (dans une classe ou dans une discipline), et même s’il doit y avoir un vote à l’issue du débat, on cherchera à intégrer le maximum de propositions issues de l’échange dans la décision finale, pour être le plus possible dans une jeu « gagnant » : si les élèves sont jeunes, ce sera le rôle de l’animateur que de reformuler les propositions en articulant celles qui sont soit complémentaires, soit cohérentes entre elles. Si les élèves sont jeunes, ce sera le rôle de l’animateur de reformuler les propositions en articulant celles qui peuvent l’être. De toute façon, l’animateur veillera à ce que les valeurs qui fondent les solutions soient perçues par les élèves.

Le débat « philosophique » ou la discussion à visée philosophique (DVP)

Les thèmes de ces débats peuvent naître de sources diverses : événement vécu, texte lu, problème scientifique (par exemple 0,999… = 1 ouvre sur la question de l’infini). Ici, on risque peu de confondre les parties mathématique et philosophique de la séance. Le risque est plus grand lorsqu’on s’appuie sur un texte littéraire. Le temps consacré à faire émerger puis à choisir le problème philosophique à traiter sera d’autant plus important : les élèves doivent comprendre que le changement de tâche et d’objectif9 implique un changement d’attitude intellectuelle. Divers protocoles existent pour mener ce type de débat mais dans tous les cas, c’est l’animateur qui, par ses relances, aidera les élèves à s’engager dans une pensée visant le philosopher.

1 En ECJS, au lycée, les débats sont au croisement des débats scientifiques, citoyens et réflexifs.

2 Désormais : DVP

3 Une phase délicate du travail du maître sera du reste de passer des conclusions du débat à l’apport ou au cadrage du « savoir savant ».

4 Dedieu T. – Yakouba – Editions du Seuil, 1994.

5 Scotto T. ill. Battut E. – Sables émouvants – Milan, 2001.

6 Veiller au respect de la parole de chacun, veiller à éviter les phénomènes de « bouc émissaire », veiller aux objectifs « citoyens »… etc.

7 Même si seul le texte pour « le primaire » l’exige

8 Une des fonctions du maître (ou de l’animateur du débat si ce n’est pas le maître) sera de veiller à ce que l’échange ne dégénère pas en « tribunal populaire » : le maître ou l’animateur sait (même si les élèves ne le savent pas) qu’un tel débat est le moment de la mise en œuvre du jugement moral en situation. Il fera en sorte que les valeurs sur lesquelles reposent les décisions prises soient claires pour les élèves et que ceux-ci soient conscients de la portée citoyenne ou morale du débat et des conclusions que le groupe va en tirer. Il est le garant du respect des valeurs et de leur transmission (qui ne se fait pas « de façon transmissive/déclarative, mais justement en situation). Ces débats n’ont pas pour seul ou premier but de gérer « techniquement » les conflits ou problèmes, mais de faire émerger les valeurs sur lesquelles repose la « solution » qu’on a collectivement choisie. Ou alors, il serait bien plus pratique et économique que le maître impose une règle qui résoudrait le conflit, et on sait bien qu’il saurait la faire accepter de tous…

9 D’un côté comprendre un texte éventuellement susceptible de plusieurs interprétations, de l’autre, à un degré d’abstraction différent, réfléchir à un problème existentiel, conceptualiser, problématiser, l’argumentation étant commune aux deux types de débat.

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