Ecrire philosophiquement à la première personne ?
Qu’est-ce qu’un scripteur philosophique ? Un " je " qui n’est pas émotif – car même une description phénoménologique sur l’angoisse est réflexivement pilotée – ; ni un je fictionnel, au sens littéraire, car il reste réel. Un je qui ne se dissout pas dans un discours dépersonnalisé, positiviste.
. Un je abstrait cependant, celui d’une pensée qui ne se veut pas contingente, qui… s’anhistoricise, et vise la légitimité d’un propos partageable pour la communauté des esprits. Mais le je d’une pensée signée, qui garde son nom d’auteur.
. Personnel, plutôt qu’individuel ; rationnel, et non sensible, mais impliqué ; universaliste, et non subjectif, sans être scientifiquement rigoureux : tel est le je philosophique.
. Pas facile pour un élève de se mettre dans cette posturecomplexe, et donc d’écrire philosophiquement à la première personne. A cause fondamentalement de la nature épistémologique du je philosophique, et de la conquête du soi qu’il requiert : tenir un discours qui pourrait être prononcé et approuvé, par quiconque pense.
. Comprendre qu’une " pensée " personnelle n’est pas l’expression spontanée de ce qu’on " pense ", mais lapensée critique de ce qu’on dit ; comprendre que le " penser par soi-même " n’est pas solitaire mais solidaire du dialogue avec autrui (Le " personnel " est inter et intra-individuel) ; comprendre qu’une pensée " personnelle " n’est pas forcément originale, mais effort singulier de rigueur intellectuelle : voilà pour un élève du travail sur les représentations de ce qu’est et comment sevit une " pensée personnelle ", c’est-à-dire auto-critique et dialogique.
. Le tout dans un contexte d’initiation scolaire : on lui demande de s’impliquer fortement et de dire clairement sa position sur un problème. Mais on lui fait comprendre qu’il ferait mieux de penser ce qu’il dit que de simplement dire ce qu’il " pense ". D’où la peur que son je ne soit jugé que comme l’expression d’un préjugé,ou déjugé quand il ne pense pas " comme le prof " … ; et le cache-cache derrière les auteurs et les citations, ou les conclusions guimauves dans lesquelles " tout le monde il a un peu raison ".
. La forme de la dissertation ne facilite pas non plus cette prise de parole. Quand il faut alterner plusieurs positions, dont certaines sont contraires aux siennes, puis effacer les marques des locuteurs puisqu’il ne s’agit pas d’un dialogue, comment désigner qui pense quoi ? Le genre scolaire dissertatif est ici cause de difficulté, car il ne permet guère de nommer clairement les voix différentes du locuteur dans un discours monogéré .
. Pour analyser ces difficultés, et proposer des aides au scripteur philosophique, il est indispensable d’élaborer une didactique de l’écriture philosophique . On peut notamment se demander s’il n’y apas d’autres façons de dire philosophiquement " je " que " dissertativement " : pourquoi pas des dialogues explicites , ou des lettres, des courriers de lecteurs philosophiques, des journaux, voire des poèmes philosophiques etc ? C’est le rôle d’ateliers d’écriture philosophique d’explorer cette voie. Et c’est aussi la piste ouverte par la réflexion sur l’expression du je philosophique à l’oral, dans ladiscussion philosophique, en classe ou au café …