Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

Infléchir le conseil vers l’analyse

La professionnalité d’un enseignant passe aujourd’hui par les capacités :

  • à socialiser des individus et des groupes-classes dans leur rapport à la loi ;
  • à faire approprier des contenus disciplinaires dans une logique d’apprentissage qui donne du sens au rapport au savoir ;
  • à savoir articuler ces processus de socialisation et d’apprentissage.
  • Et du… même mouvement, à savoir analyser la façon dont il met en œuvre ces processus, afin qu’il puisse s’accompagner dans les évolutions nécessaires du métier.

Le rôle d’un conseiller pédagogique est dès lors d’aider les enseignants à acquérir ces compétences.
Concernant le dernier point, qui recompose son identité professionnelle actuelle, il doit être capable :

  • d’analyser sa propre pratique de conseiller pédagogique ;
  • d’analyser la pratique d’un enseignant qu’il tutore ;
  • d’aider cet enseignant à analyser sa pratique.

Or l’analyse d’une pratique professionnelle n’est ni un jugement de valeur, ni un conseil au sens traditionnel. Un jugement de valeur qualifie oudisqualifie une pratique comme plus ou moins bonne ou mauvaise, par un degré d’estime ou de perfection, de médiocrité ou de nullité. Il se prononce pour apprécier en fonction d’une comparaison avec une norme de conformité : devoir-être au sens éthique de l’idéal (“ le prof équitable ”) ; au sens juridico-administratif ou règlementaire (Ponctualité et assiduité. Le programme à traiter, les notes à mettre, la méthode pédagogique recommandée …) ; ou au sens sociologique “ (cela ne se fait pas “ compte-tenu des représentations collectives ou habitudes corporatives communément admises, du comportement “ moyen ”…)
Le jugement de valeur sur une pratique (c’est bien ou mal, efficace ou non …), qui pointel’écart entre le prescrit et le réel, l’idéal et le réalisé, met en jeu, par ses enjeux de notation, de certification sociale, d’avancement dans la carrière, de réputation, d’encouragement ou de disqualification, l’image narcissique de soi. Il immerge dans l’affectif, les rationalisations a posteriori, les discours de justification. Ce faisant, il inhibe l’analyse, démarcherationnelle qui vise à passer de l’affect au concept.
L’analyse ne juge pas à partir d’un devoir être : elle cherche à décrire/expliquer/comprendre, construire de l’intelligibilité, du sens, de la conscientisation, de la connaissance. Elle ne produit jamais de la norme, du “ voilà comment cela aurait dû être ”. Elle travaille sur le comment cela s’est déroulé (description), et fait des hypothèses, des propositions explicatives-compréhensives sur le pourquoi de ce comment. Elle a besoin pour sa rigueur de dispositifs, de méthode, d’outils, de référents théoriques pour évoquer/décrire/écrire la pratique, et étayer des hypothèses de sens Note1.
Le conseil de son côté ne porte pas, comme le jugement de valeur ou l’analyse, sur la pratique passée, mais sur celle à venir. Il dit à un autre ce qu’il doit (version injonctive, proche de l’ordre), ou devrait (version plus suggestive) désormais faire. Il est habituellement dans la suite et la logique d’un jugement de valeurdont on a retenu des aspects négatifs pour en faire leçon. Il s’agit, dans une perspective orthodoxique des idées et orthopédique des comportements, de redresser la barre, d’améliorer : par exemple de réduire l’écart par rapport à la norme, ou de donner une autre forme, bref de conformer. Le prescriptif se déduit du déficit par rapport au normatif : d’où la conformisation au modèle proposé par le conseil, qu’il faut suivre (imiter) pour réussir.
Ce faisant le conseil court-circuite l’analyse, car il est déjà dans la proposition, à la suite d’un jugement. Alors qu’il faudrait commencer par vraiment étudier la situation pédagogique et éducative. La formation ne peut plus fonctionner aujourd’hui sur la recherched’adéquation entre un demandeur de recettes et un donneur de conseils. Parce qu’une recette marche toutes choses restant égales par ailleurs.
Or le temps n’est plus où des gestes professionnels pouvaient dans l’enseignement se transmettre par imitation et se stabiliser par routine. Il y a un trop grand nombre de variables interdépendantes et d’évolutions en cours dans la classe et le système“ classe-établissement-école-société ”. L’enseignant professionnel est aujourd’hui confronté à des situations-problèmes complexes, inédites, souvent imprévisibles, et il ne peut répondre à cet aléatoire de la relation éducative que par la création de solutions originales et contextualisées.
Un conseil peut toujours sécuriser leconseilleur face à l’angoisse que pourrait lui communiquer celui qui est en difficulté. Il peut sauver de la famine celui qui a faim en donnant un poisson. Mais il ne lui apprend pas à pêcher, ne l’autonomise pas, ne le prépare pas à s’accompagner lui-même dans la mouvance de la profession. Certes le conseiller veut le plus souvent le bien de l’autre. Mais peut-on savoir , et même vouloir le biende quelqu’un ? “ Si l’autre se met à ma place, dit Lacan, moi, où je me mets ? ”.
Avoir la solution pour l’autre l’empêche de trouver la sienne. Quand l’institution vous a nommé “ conseiller pédagogique ”, il n’est pas évident pour ceux qui ont cette fonction, de passer d’une attitude de prescription normative et descendante à une attitude d’aideautonomisante à l’analyse des pratiques, et encore moins pour ceux qui sont en situation fragile de “ conseillés ”, de percevoir une telle mutation. Surtout quand dans les fonctions du conseiller, il y a entre autres des fonctions de validation (jury de deuxième année d’IUFM) !
Qui se nommera désormais plutôt “ Analyseur ” ou “ Aide-analyseur pédagogique ” ? Sil’analyse des pratiques, et d’abord de la sienne, et l’aide à l’analyse des pratiques doivent être au centre de la nouvelle identité professionnelle du “ conseiller ”, c’est toute sa pratique qui doit changer : observer pour analyser, et non pour juger, s’entretenir avec pour aider à l’analyse, et non pour conseiller … Toute une nouvelleprofessionnalité à construire !

Michel Tozzi
Maître de Conférences
en Sciences de l’Education
Montpellier III


Notes
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1 – Voir le Cahier “ Analysons nos pratiques professionnelles ”, n°346, sept.1996.

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