Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

La lecture méthodique philosophique : un exemple de concept interdidactique

ITINERAIRE D’UNE RECHERCHE

Dans notre recherche sur la didactisation de la philosophie, nous avons commencé par chercher le paradigme organisateur de la discipline : en France, il est de type problématisant, et non historique ou doctrinal (on n’est censé apprendre en classe terminale ni l’histoire de la philosophie ni la philosophie, mais à philosopher).
D’où la définition d’une matrice didactique… disciplinaire. Philosopher pour un élève, c’est tenter d’impliquer existentiellement sa réflexion dans l’enjeu de questions essentielles pour l’homme, dans le mouvement et l’unité d’une articulation spécifique de trois processus de pensée : conceptualiser des notions, problématiser des questions et des relations entre notions, argumenter rationnellement des thèses et des objections.
Nous avonsalors travaillé sur les activités essentielles proposées dans la discipline : lire et expliquer philosophiquement des textes, écrire des textes philosophiques, débattre philosophiquement en classe. Il s’agissait de voir comment cette matrice disciplinaire éclaire les tâches fondamentales de l’apprentissage scolaire du philosopher.
Pour cerner plus particulièrement la spécificité de la lecturephilosophique, nous avons pendant trois ans, dans un groupe de recherche d’une quinzaine de personnes, alterné la confrontation intradisciplinaire (se mettre didactiquement d’accord entre professeurs de philosophie sur le concept de " lecture philosophique "), et la confrontation interdisciplinaire (textes en double lecture avec des professeurs et didacticiens du français, identification des ressemblances etdes spécificités).
Nous avions une conviction : on ne comprend véritablement la spécificité de sa discipline qu’en se confrontant aux autres; l’identité se construit dans l’altérité. Nous avions aussi une intuition, qui nous venait d’expériences pédagogiques interdisciplinaires : et si l’autre didactique pouvait enrichir la mienne ?
Nous avonsdébouché, nous semble-t-il, sur un acquis : l’élaboration de ce que nous appelons un concept interdidactique, celui de " lecture méthodique philosophique " ; et sur une piste à explorer, celle du champ de l’interdidactique.
Nous ne reprendrons pas l’élaboration du concept de " lecture philosophique " , ni l’intérêt de la démarche de la lectureméthodique en français pour la philosophie( ou inversement), ni les conséquences de ces recherches sur la formation des enseignants (Cf bibliographie). Nous préciserons plutôt la portée épistémologique et didactique de notre travail.

QUEL STATUT POUR UN CONCEPT INTERDIDACTIQUE ?

Affirmer que le concept de " lecture méthodique philosophique " est un concept interdidactique signifie que:

  1. C’est un concept, c’est à dire une élaboration à la fois intelligible et opératoire dans un champ théorique défini, à validité épistémique limité mais effective dans le domaine considéré.
  2. C’est un concept de nature didactique dans la mesure où son champ d’élaboration est celui del’épistémologie scolaire. Il a été à son origine travaillé par chacune des didactiques mères :
    1. La démarche de la lecture méthodique en français voit converger entre eux
      – un éclairage pragmatique appréhendant le texte comme un acte de parole (AUSTIN, DUCROT ) amenant le récepteur à réagir;
      – une approche psycholinguistique de l’acte de lire, comme construction de sens à partir d’hypothèses initiales que le lecteur cherche à vérifier. D’où les théories de la réception (BARTHES, ECO, JAUSS), privilégiant le lecteur sur l’auteur ou le texte ;
      – une conception constructiviste de l’apprentissage faisant de l’apprenant-lecteur l’acteur de son propre savoir ;
      – une centration didactique des dispositifs sur l’élève plus que sur la relation du professeur au savoir.
      Il s’agit alors de construire le sens d’un texte à l’aide d’un certain nombre d’outils diversifiés, de type linguistique (typologie des textes, notions d’énonciation, de champ lexical … ), rhétorique (figure de style, circuit argumentatif … ), d’histoire ou de genres littéraires etc. Cette rupture, à la fois épistémologique et didactique, avec l’ancienne explication de texte, diversifie les textes étudiés, renouvelle les savoirs convoqués, les compétences à acquérir, les situations-problèmes à construire, les formes de guidage etc.
    2. De même la didactisation de la lecture philosophique amène à concevoir celle-ci comme la construction du sens philosophique d’un texte par le repérage des processus de problématisation, de conceptualisation et d’argumentation que le lecteur y décode, en mettant lui-même à l’oeuvre ces processus dans la construction du sens.
  3. C’est un concept interdidactique, car il est hybride, conjointement issu des deux didactiques. Cette surdétermination didactique lui donne la richesse de l’apport de deux champs disciplinaires distincts. Un concept interdidactique accroît sa compréhension des champs( et son extension).
  4. Cette hybridation est de l’ordre de la collaboration complémentaire, et non de la subordination. L’enrichissement est mutuel : la lecture méthodique permet au lecteurphilosophique de repérer les indices linguistiques du texte comme indicateurs de ses processus de pensée philosophique. Le français peut utiliser, comme grille de lecture des textes argumentatifs, les catégories de la lecture philosophique.
  5. L’utilisation du concept reste spécifique à chaque discipline. Chacune devient pour l’autre outil de lecture. Mais le français continue à lireméthodiquement; et la philosophie philosophiquement. Le concept unit sans confondre. Il est comme une pièce de monnaie : on ne peut regarder qu’une seule face à la fois, et ce n’est pas le même champ, mais c’est la même pièce biface. Le statut épistémologique du concept est original : faire bénéficier une discipline de l’altérité sans rien sacrifier à son identité.
  6. Au point de vue praxéologique, il modifie chez les enseignants les représentations réciproques des disciplines, et donne de nouveaux repères aux élèves : au lieu que le français de première soit considéré comme obstacle épistémologique pour la philosophie ( " Trop de remarques littéraires "), l’élève peut s’appuyer sur lacontinuité des acquis antérieurs de la lecture méthodique du français, mais dans le cadre de la rupture de matrice didactique de la lecture philosophique. Il peut en terminale littéraire, ou en BTS par exemple, faire une lecture à double entrée des textes argumentatifs, lecture de ce fait plus fine ( J’ai pu l’expérimenter en 1994-95 dans la même classe et aux mêmes heures avec uncollègue de français en BTS).

QUELLE ÉPISTÉMOLOGIE POUR"L’INTERDIDACTIQUE"?

La notion de " concept interdidactique " nous semble heuristique, parce qu’elle ouvre la voie à d’autres recherches bi ou pluridisciplinaires (ex: peut-on parler de " lecture méthodique historique " ?) Elle pose plus généralement le statut épistémologique del’interdidactique.
Nous ne sommes :

  1. – ni dans le transdisciplinaire, qui vise la contribution des différentes disciplines à des objectifs éducatifs généraux (d’ordre relationnel par exemple), ou des compétences transversales ( ex: d’ordre méthodologique) .
    – ni dans l’interdisciplinaire thématique ou centripète, dans lequel chaque disciplinecherche à éclairer un thème commun extérieur aux disciplines.
    Car il s’agit de didactique : les objectifs, compétences, concepts, démarches sont propres aux disciplines et à leur contenus spécifiques.
  2. Mais il y a confrontation interdidactique :
    – ce n’est pas de la didactique comparée, au sens d’un regarddistancié, extérieur à son objet d’étude, a posteriori, analysant les ressemblances et les spécificités. Parce qu’il y a interactivité d’une discipline sur une autre, enrichissement mutuel ;
    – ce n’est pas non plus une didactique générale, au sens de concepts métadidactiques nés dans une discipline et transférables sans grand changementà d’autres (ex : " pratiques sociales de référence "), puisqu’il y a prise en compte de la spécificité de chaque discipline ; ni au sens de concepts puisés dans d’autres champs et utilisés dans toutes les didactiques (ex: " représentation "), puisque les concepts sont issus de didactiques particulières.
  3. Et pourtant le mêmeconcept peut s’appliquer à plusieurs didactiques. Il nous semble y avoir là un dépassement de l’alternative dans laquelle on enferme actuellement le débat en France, entre l’option transversaliste (celle des méthodes d’éducabilité cognitive), et celle (de la psychologie cognitive et des didacticiens) qui lie toute acquisition de compétence à un contenuprécis.
  4. Nous définirons l’interdidactique comme l’espace des transferts possibles de concepts spécifiques d’une discipline à une autre (ou d’autres), ceux-ci étant à transposer interdidactiquement en fonction de l’épistémologie scolaire de la (ou des) discipline(s) d’accueil.
    Nous pensons cet espace possible, et nous avons commencé à l’occuper. C’est larecherche qui explorera son extension et définira mieux son statut. Il implique le concept de " transposition interdidactique ". C’est cette dernière qui précise ce que devient par exemple le concept de la lecture méthodique du français dans le champ de la lecture philosophique des textes. Il n’est plus objet central d’apprentissage mais outil au service de la matrice disciplinaire. Il y a peut-être d’autres formes de transposition que cette conception instrumentale.
    Par ailleurs ne sont repris dans la palette de cette boite à outils que ceux qui sont cohérents avec les objectifs disciplinaires (ex : le champ lexical du français pour le réseau conceptuel en philosophie, plus que les aspects stylistiques ou les catégories des genres littéraires). Il y a dans la transpositionhiérarchisation et sélection selon le degré de pertinence avec le champ d’arrivée,
  5. Si l’on considère une didactique disciplinaire comme contributoire par certains de ses concepts à l’élaboration d’une autre didactique, l’interdidactique est un élément constitutif en lui-même des didactiques disciplinaires. Cette orientation s’oppose à l’orientation actuelle selon laquelle chaque discipline élabore sa propre didactique : elle implique des équipes de recherche interdidactiques (distinctes de celles de didactique comparée).
  6. Le champ de l’interdidactique, s’il vient à se développer, aura des conséquences sur la formation initiale et continue des enseignants : leur représentation des autres disciplines, la complémentarité épistémologique de celles-ci dans un cursus, l’appropriation et l’utilisation de concepts interdidactiques, les repères donnés aux élèves etc. Il donnera enfin une autre orientation aux pratiques de terrain des équipes interdisciplinaires, plus soucieuse des problèmes épistémologiques, de la spécificité des contenus, et des pontscognitifs entre disciplines.

Par Michel TOZZI, Maître de Conférences en Sciences de l’Education, Montpellier 3

BIBLIOGRAPHIE

" Contribution à une didactique de la lecture et de l’écriture philosophique ", in Lecture et écriture du texte argumentatif en français et en philosophie, CRDP Montpellier, 1994,
Vidéo : La lecture d’un texte philosophique enclasse, CRDP Montpellier, 1995.
Cahiers Pédagogiques, Français – Philosophie, n°329, Déc. 1994.
" De la didactique du français à la didactique de la philosophie ", Pratiques de la philosophie, n°4, GFEN, 1995.
" Quel apport de la philosophie à l’argumentation en français ? ", Le francais dans tous ses états, n°28, CRDP Montpellier, Avril 1995.
" Diversifier la formation des professeurs de philosophie ", Colloque international sur les recherches et la formation des enseignants, Toulouse 1995.
Pour des illustrations de lecture méthodique philosophique, voir les textes d’Epicure, Pascal et Tournier (Cahiers Pédagogiques n° 329, p ), de Russel et Rousseau (Lecture et écriture du texte argumentatif, p 117), de Descartes (Pratiques de la philosophie n° 4 p39).

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