Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

Journée d’échanges sur la discussion philosophique pour enfants et adolescents

Présentation de la séance par Sylvie Brel :

Quelques rappels : séance coordonnée par le BICE et financé par la Commission européenne, en partenariat avec la Faculté d’éducation, le collège coopératif, et avec le soutien du Conseil National de l’innovation pour la Réussite Scolaire du Ministère de l’Education Nationale. Un programme d’initiation et… d’échanges de pratiques autour de la discussion philosophique avec des enfants et des adolescents, a déjà commencé : 5 séances depuis Avril 2001. Pour la présente année scolaire, il s’agit d’une première rencontre. Michel Tozzi, professeur des Université à Montpellier3, est le référent aujourd’hui de la discussion p philosophique pour enfants , enFrance…

Introduction par Michel Tozzi : la problématique de la discussion philosophique en général et en France

( Retranscription In Extenso )

M. Tozzi rappelle que de nombreuse personnes sont également impliquées dans la pratique, la formation et la recherche sur cette question.

Si quelques-uns ont déjà commencé la discussion philosophique pour enfants,beaucoup d’entre vous voudraient commencer mais se demandent s’ils en sont capables… Ce problème m’intéresse à un double titre : j’ai été professeur de philo pendant 26 ans, dans une cité technique, avant d’être nommé à l’université . A un moment où il y a eu la généralisation de la philo aux classes de terminales des séries technologiques, 101ième propositionde François Miterrand à l’époque, j’ai subi de plein fouet l’arrivée, dans les séries technologiques, de ceux que Dubet appelle les " nouveaux lycéens ". Cela veut dire que je ne pouvais plus enseigner de la même façon : ou bien à ce moment-là je disais " je pratique les techniques de survie jusqu’à la fin de l’heure, du week-end, jusqu’aux petites vacances, jusqu’aux grandesvacances, jusqu’à la retraite, ou bien j’essaye de réfléchir pour essayer d’enseigner différemment la philo… " De là est venue toute ma recherche depuis 1988. L’autre élément, c’est que je suis militant aux Cahiers Pédagogiques depuis 30 ans, revue du CRAP (Cercle de Recherche et d’Action Pédagogiques). A ce propos, le dernier numéro : Changer l’école primaire, peut intéresser un certain nombre d’entre vous… Etre professeur d’une discipline qui travaille essentiellement sur la spécificité d’un type de démarche et de recherche qu’est la philosophie, et avoir acquis depuis 30 ans au sein d’un mouvement une culture générale pédagogique, se sont croisés à un moment donné pour essayer d’enseigner la philosophie autrement. Très rapidement, ce qui m’a intéressé, comme dit Diderot, c’est : " de rendre la philosophie populaire ", prendre au mot cette phrase de la philosophie des Lumières pour faire en sorte que le " peuple " s’approprie une capacité de réflexion. Ce qui est une révolution, puisque jusqu’à maintenant on pensait que la philo était une rupture avec l’opinion, le préjugé, donc avec la foule des préjugés et les préjugés de la foule . Et c’est d’autant plus révolutionnaire d’y réfléchir avec les enfants, puisque pendant très longtemps, l »enfant a été déconsidéré : Platon en effet voulait commencer la philosophie à 40 ans , et quand on connaît la moyenne d’âge de vie de l’époque, ne pouvaient s’autoriser à philosopher que les " vieillards " à barbeblanche. Descartes disait de son côté: " nous avons été enfants avant que d’être hommes ", et philosopher, c’est sortir de l’enfance. Donc revendiquer de faire de la philosophie avec des enfants, c’est quelque chose de révolutionnaire dans l’histoire de la philosophie, mais aussi dans l’histoire de son enseignement. En particulier en France, puisque des propositions ont été faites plusieurs fois pourcommencer plus tôt qu’en terminale la philosophie, en 1ère notamment… Derrida l’avait proposé dans un rapport pour Jospin en 1989, mais l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public et l’Inspection Générale de philosophie ont refusé cette introduction, au double motif que : il y avait un manque de maturité à cet âge là (donc qu’il y a un âge pour philosopher,voilà la thèse), et que la philo devait être le couronnement du savoir à l’issue des études secondaires. Curieusement, au Moyen Age, celle-ci est toujours représentée dans les allégories par une femme au sommet, et au-dessous seulement, il y a les différentes Sciences, les Arts… Il y a donc une position de surplomb de la philosophie dans l’iconographie. Il faudrait donc avoir acquis du savoir pour pouvoirréfléchir sur ce savoir. Ces deux arguments ont un certain poids, et on ne peut les repousser sans examen. Donc, refus de la philo en 1ère, et nous allons parler de philo dès la Maternelle ! Donc quelque chose bouge dans les représentations. Je suis en débat permanent avec mes collègues philosophes sur la question : ceux-ci trouvent que c’est très intéressant de faire réfléchir les enfants mais à condition de ne surtout pas appeler cela " philosophie ". Alors appelons-le " ateliers de pratique réflexive "… Certains professeurs de philosophie d’IUFM, une dizaine en France, font maintenant de la formation initiale et continue sur de telles pratiques : il y a donc une certaine prise en compte dans et par l’institution. J’insiste sur ce caractère d’innovation, de rupture dans la tradition del’enseignement de la philosophie que cela représente en France. Je dis en France, car aux USA s’est tenu en 1999 un Congrès intitulé : " Trente ans de pratiques et de recherches sur la philo pour enfants ", où de nombreux pays étaient représentés, dont la France d’ailleurs ! M. Lipman en effet est un philosophe américain qui a mis au point depuis les années 70 une méthode de philosophiepour enfants, en écrivant 7 romans qui vont du début du cycle II jusqu’à la Terminale, chacun représentant un âge (il s’est appuyé sur les stades de développement de PIAGET), et où des enfants discutent, évidemment avec les mots de leur âge, sur des questions très fortes au niveau anthropologique, des questions existentielles. Méthode mise au point, avec des livres de propositions pour lesmaîtres, précisément pour philosopher avec des enfants. Cette idée, curieusement, avait été lancée en France dans les années 90, notamment avec l’aide des Québécois, qui pratiquent cette méthode depuis 1982. Mais c’était retombé comme un soufflet, cela n’avait pas pris. Or, cela prend dans les années 97/2000. Pourquoi donc à ce moment? A l’heure actuelle, legroupe de J.LEVINE, qui est un psychanalyste de l’éducation, a mis en place à la maternelle des " Ateliers philo ", sur Lyon et Paris notamment, qui représentent plus de 200 enseignants sur le terrain. Des pratiques se développent un peu partout, et vous en êtes ici le témoignage. On peut se demander pourquoi des professeurs débutants se lancent dans ces expériences alors qu’ils sont dans desécoles où personne ne peut les conseiller. Pourquoi tous ces enseignants se lancent là-dedans, pourquoi ça prend, pourquoi aussi une large partie de l’Institution commence à s’y intéresser ? D’habitude les innovations, au sens logique de rupture comme FREINET, se font contre le système. Celui-ci a dû à un moment donné sortir du système et créer sa propre école, ce qu’il proposait dérangeait tellement … Soit elles se font dans le cadre de ce qu’on appelle les innovations du système scolaire : le système éducatif ayant lui-même mis en place un système de détection et de valorisation des innovations. Ce qui pose problème : est ce que le système lui-même peut créer des innovations ou pas ? Ce que je constate sur le terrain, c’est que des gens commencent, desinstituteurs, professeurs d’école, ont des pratiques de type philosophique avec des enfants, sans demander l’autorisation à personne, d’une part, et d’autre part, il y a des inspecteurs qui sont en train d’encourager cela. L’innovation qui a l’adhésion en même temps de praticiens qui s’autorisent à… et de représentants de la hiérarchie qui les autorisent à…, c’est intéressant, car il y a là uneconjonction qui est extrêmement particulière. Un ouvrage que j’ai coordonné va paraître dans quelques jours. C’est le premier ouvrage en France qui essaye de faire la synthèse sur la question : L’éveil de la pensée réflexive chez l’enfant – Discuter philosophiquement à l’école primaire, co-publié par le CRDP Languedoc-Roussillon et Hachette. Deuxième ouvrage, enfévrier, au CRDP Languedoc-Roussillon , discuter philosophiquement à l’école primaire – Pratiques, formations, recherches . Cet ouvrage s’intéresse sur la façon dont on peut accompagner cette innovation par de la formation qui concerne les IUFM, les inspections de circonscriptions, et de la recherche. Je développe à l’université Montpellier 3 tout un secteur de recherche sur la question, avec troisthèses en cours :

  1. Y.Pilon va essayer de réfléchir sur la façon dont ces pratiques à l’école peuvent contribuer à une éducation interculturelle, en développant le souci de la différence, l’écoute et le respect.
  2. G.Auguet, à l’IUFM de Bordeaux, développe une thèse sur la didactisation de l’apprentissage du philosopher à l’école primaire comme nouveau genre scolaire. Il analyse comment un genre scolaire nouveau est en train de se chercher à l’heure actuelle à travers tous les tâtonnements des innovateurs.
  3. Troisième thèse, dont le DEA vient d’être soutenu par un Instituteur de La Paillade (quartier sensible de Montpellier), Sylvain Connac, intitulée : " La discussion philosophique comme nouvelle institution dans lespédagogies coopératives ". Elle montre les différences que font les enfants entre le " Conseil ", lieu où l’on règle des conflits ou vote des projets, et la discussion philosophique ; entre ces moments qui se ressemblent au niveau démocratique, mais qui n’ont pas les mêmes fonctions, ni les mêmes types de fonctionnement.

Il y a par ailleurs beaucoup de mémoiresprofessionnels sur la question . Je m’occuppe par exemple de 7 étudiants au CFP de Montpellier, qui ont des approches différentes sur le sujet : – Maîtrise orale de la langue, genre débat – Education à la citoyenneté – Articulation oral-écrit – Statut et rôle du maître dans la discussion philosophique – Façon dont on peut mettre en scène théâtralement desidées à partir de la discussion philosophique, à partir d’analyses de vidéos.

Dans le 1er ouvrage qui va paraître, j’ai identifié quatre courants :

1) Premier courant, que je nomme psychanalytique… Protocole où pendant 10 mn, les enfants parlent entre eux d’un sujet existentiel, le maître n’intervenant absolument pas.La discussion entre enfants est enregistrée sans intervention dumaître. Celui-ci repasse ensuite la vidéo aux enfants et à ce moment là conduit une discussion où on réfléchit, on réagit … Il me semble que J.Lévine travaille sur l’amont, les conditions de possibilité d’une discussion philosophique ; il cherche que l’enfant fasse l’expérience existentielle d’une pensée., qu’il s’autorise à parler à haute voix dans un groupe de pairs,donc une parole publique, qui se vit comme pensée. Ce fait, de faire l’expérience de l’être qui parle et pense serait selon l’idée de J.Lévine, fondamental pour la construction , l’élaboration de l’identité . J’ai beaucoup discuté des fondements théoriques de cette méthode. J. Lévine dit : " l’enfant fait là l’expérience du cogito " , c’est-à-dire du " je pense" : je pense, donc je suis un homme, un être humain. A. Pautard est représentative de ce courant.

2) Deuxième courant Ensuite, vous avez un deuxième courant, qui est plutôt de type maîtrise orale de la langue. Comme on considère maintenant l’oral comme l’une des priorités dans l’enseignement primaire, comme mission fondamentale, beaucoup de gens pratiquent maintenant celui-ci, et commencent à le pratiquer dans son genre " débat ". Il y a donc toute une démarche, qu’on appelle l’oral réflexif, c’est-à-dire, pas un oral où l’on parle seulement pour parler. C’est certes intéressant de s’exprimer, par exemple en pédagogie Freinet (le quoi de neuf ?), d’avoir un petit moment, le matin, pour parler, où l’enfant raconte et " se raconte ". On va un petit peu plus loin dans l’oralréflexif : on ne parle pas pour parler, bien que ce soit très intéressant de parler pour mettre en avant le vécu, et que ce vécu soit écouté par d’autres . On ne peut nier les vertus structurantes, pédagogiques de l’oral au niveau du contenu de l’apprentissage langagier, mais on peut aller plus loin, non pas simplement parler pour parler et être écouté, mais parler pour penser, donc avoirune posture par rapport au langage, qui n’est pas seulement un moyen de communication, donc utilitaire, pour entrer en contact, se faire comprendre, produire des effets sur autrui, mais pour penser, se penser, penser son rapport à soi, son rapport à autrui, son rapport au monde. Il y a tout un travail fait par certains instituteurs sur la façon dont on peut, en travaillant ainsi le langage, travailler la pensée, et articuler aussi l’oral etl’écrit . Il y a par exemple une institutrice qui enseigne depuis 26 ans, qui vient de faire avec moi un mémoire en Sciences de l’éducation, en CE1, à partir du protocole suivant : elle demande à partir d’un sujet choisi par les enfants d’écrire ce qu’ils pensent par rapport à cette question, et ensuite vient la discussion . Elle demande ensuite aux enfants d’écrire 3 ou 4 phrases pour savoir où ilsen sont . On analyse ensuite la différence qu’il y a entre le premier écrit et le deuxième, on repère dans la discussion, dont on a fait le script, les idées émises par d’autres enfants, qui n’étaient pas dans le premier écrit, et qui sont dans le second écrit . En terme un peu pompeux, j’appelle cela un " indicateur d’intégration de l’altérité " . C’est très intéressant car on se donne là les moyens de voir comment une pensée d’enfant a été altérée, au sens de modifiée, au sens où on a intégré "l’ alter ", l’autre . Aprés 26 ans d’enseignement, l’institutrice a dit : " mon regard sur les enfants vient de changer ! ". E. Auriac-Peyronnet travaille en ce sens à l’Iufm de Clermont-Ferrand.

3)Troisièmecourant, que je dirais démocratique : l’entrée étant ici la question de la citoyenneté. L’éducation à la citoyenneté étant une seconde mission de l’école primaire avec l’enseignement de l’oral, beaucoup de professeurs d’école se sentent très concernés par cette éducation ; civilité et citoyenneté sont tout un travail nécessaire àl’école sur le lien social et le lien politique. Certains n’ont pas attendu que l’institution dise qu’il faille éduquer à la citoyenneté ! Je pense précisément à tous ceux qui travaillent avec la pédagogie institutionnelle, au niveau des méthodes actives de l’école nouvelle, à ce qu’ont apporté tous les grands pédagogues de la fin du XIXème siècle et du XXèmesiècle,et qui ont mis en place des structures démocratiques dans leurs classes , essayant d’introduire la démocratie au coeur même de l’acte d’apprendre. Dans ces classes, on a une structure démocratique, que les enfants ont acquise par tout le travail qui est fait : président de séance, secrétaire, tours de prise de parole, ordre du jour, déroulement suivant des procédures… On a acquisdes " habitus " démocratiques, comme dirait Bourdieu . On a une stucture démocratique qui est déjà là, et ce qui est intéressant, c’est de mettre à l’intérieur de cette structure des sujets existentiels pour qu’on débatte démocratiquement de sujets qui sont essentiels pour l’homme. Le problème à ce niveau là, c’est d’introduire dans cette structure démocratique, des exigences intellectuelles (de problèmatisation, de conceptualisation, d’argumentation). Ce courant est incarné par des instituteurs comme Alain Delsol ou Sylvain Connac.

4) Quatrième courant, qui est proprement philosophique, porté d’ailleurs soit par des philosophes, c’est le cas de M.Lipman, soit par des professeurs d’école, qui ont eux-mêmes fait des études de philosophie, et pour lesquels c’est un moyen derenouer avec leur formation. Ce qui est intéressant dans ce cas est qu’il y a deux façons , deux sous-ensembles de ce courant : – il y a le courant de Lipman à proprement parler, où l’on part d’un support, où on lit un roman, un chapitre, où on demande aux enfants quelles sont les questions qu’ils se posent par rapport à ce chapitre, où l’on retient les questions à dimension philosophique. On vote ensuite pour choisir la question à retenir, et puis on instaure la classe en communauté de recherche : les enfants vont réfléchir ensemble sur cette question. Une deuxième forme, incarnée par Anne Lalanne, qui est à Montpellier et travaille depuis 5 ans la-dessus. On va avoir cette année toute une cohorte d’enfants qui aura eu pendant toute sa scolarité , du CP au CM2, un atelier de philopar semaine. Possédant l’ensemble des enregistrements, elle va écrire un ouvrage qui sera très intéressant. Dans ce que j’appelle " le modèle Lalanne ", il ne s’agit pas comme dans la communauté de recherche d’une discussion philosophique, mais d’un entretien philosophique de groupe où c’est l’enseignante qui en même temps donne la parole, reformule, synthétise, questionne, avec un guidagetrès fort sur le déroulement. La différence est grande entre le modèle Lévine par exemple, où l’enseigant n’intervient absolument pas dans la première phase, et le modèle Lalanne, à l’opposé au niveau du guidage du maître, qui n’intervient jamais sur le fond, dans le sens où elle ne donne jamais son point de vue sur la question, (point commun à tous les courants), mais où elleintervient très fort sur la visée conceptualisante . J’ai une vidéo par exemple sur " qu’est-ce que penser ? ", au CP, très significative à cet égard. Avec ces quatre courants, une forme se cherche, un genre scolaire, porté actuellement par des innovateurs, par des pratiques extrèmement diversifiées. Celles-ci instituent une pratique non normée par l’institution, parce que la philosophien’est pas une discipline de l’école primaire , et qu’il n’y a aucune obligation de l’enseigner, donc de l’évaluer et de mettre des notes, ce qui change énormément de choses dans le système scolaire.

Qu’est-ce que ça change ? C’est le remplacement d’une culture de la réponse par une culture de la question. Et cela est une révolution ! Le fonctionnement ordinaire dans une classe, c’estl’enseignant qui pose aux élèves des questions dont il sait la réponse pour vérifier s’ils savent. Dans la démarche philosophique, ce sont les enfants qui se posent d’abord les questions et qui les posent au groupe, dont le maître. Des questions dont le maître n’a peut-être pas la réponse ou sait que la réponse qu’il a n’est peut-être pas partagée par d’autres et qu’elle pourra toujours être approfondie. On voit donc ici quelque chose de très significatif, qui renverse complètement le fonctionnement classique. Cette pratique rencontre énormément d’objections , beaucoup de réticences, extrêmement de curiosité, et beaucoup d’enthousiasme. Il est intéressant de voir que, comme toute innovation, il y a nombre de questions… On postule l’éducabilité philosophique del’enfant , c’est-à-dire non quelque chose que l’on constate, mais quelque chose qui est postulé . Ce postulat devient une idée régulatrice pour l’action . Des choses émergent , et ce qui sidère les instituteurs, c’est que les enfants les étonnent . Ils ne croyaient pas que les enfants étaient capables de… Mais ce n’est pas parce que l’on ne croyait pas qu’ils n’étaient pas capables de…qu’ilsn’étaient pas capables ! On teste donc à travers ce postulat d’éducabilité philosophique, ce que Vygotski appelle la zone proximale de développement : on ne peut pas savoir ce qui est possible pour un enfant tant qu’on ne lui a pas donné la possibilité que des choses se produisent . Et puis on est aussi sur des schémas, comme les stades de développement de Piaget : phase logico-formelle seulement à la fin du cycle III, CM2 et début de la sixième, pour maîtriser le développement du raisonnement hypothético-déductif. Dès le CP, certains enfants sont capables de faire une hypothèse et de développer à partir d’elle un raisonnement. C’est une mini expertise locale, qui fonctionne dans un contexte de discussion, et qui n’est pas encore stabilisée, pas encore transférable. Elle estlà, présente, en acte, elle n’a même pas conscience qu’elle existe, mais elle fonctionne dans les pratiques. C’est quelque chose d’étonnant ! J’ai géré cette présentation en fonction du temps dont je dispose et non en fonction de ce que j’ai à dire, Ce qui compte c’est : qu’est-ce qu’entendre et qu’est-ce qu’écouter une question existentielle d’enfant ? Tout est là. Est-ce que lesenfants valent la peine qu’on écoute leurs questions existentielles ? (ils sont petits, on verra plus tard, ils auront assez de temps pour réfléchir…à la mort…, pensons plutôt à la vie !). Quand on entend une question existentielle d’enfant : ( Ex : maîtresse, ou maman, pourquoi tu as des cheveux blancs ? Est-ce que tu vas mourir ?) on entend l’affect, l’enfant en train de me parler de ma propre mort, qui me fait peur, et la réaction spontanée de l’adulte est la sécurisation : j’ai une réaction affective, comme si j’ n’avais pas entendu la question . Je l’ai entendu " psychologiquement " dans le sens d’une écoute au niveau affectif, de l’enfant en tant que personne qui exprime une souffrance . Sur les questions " Pourquoi je suis mortel ? qu’est-ce que l’humanité ? A quoi ça sert de naître si on doitmourir ? Quel sens donner à la vie ? ", les réponses données essayent d’être le bouche-trou à une question d’ordre existentiel. Aucune réponse ne peut éteindre la portée existentielle des questions de ce genre là . Pourquoi ? Parce que c’est à l’enfant de cheminer par lui-même , de penser par lui-même, et d’y réfléchir toute sa vie puisqu’il portera cette énigmejusqu’à la fin. Le problème devient : comment accompagner ? Quelle réaction avoir ? J’ai fait une typologie, après une enquête auprès de parents et d’ enseignants pour savoir quelles étaient leurs réactions à ce type de question . Dans un premier temps, je leur ai demandé quelles étaient les questions existentielles posées, soit dans le cadre du cours, soit dans un cadre informel. J’ai actuellement quelques types de réactions sur la question de la mort :

1) Non, moi je ne mourrai pas ! 2) La pirouette : oui, je mourrai comme tout le monde, mais le plus tard possible ! 3) C’est une question intéressante, mais tu demanderas à ta maman, à ton curé…(dévolution de la question à une tierce personne). 4) C’est une question très importante, je vais yréfléchir et on en reparlera… 5) Cest une question personnelle, tout à l’heure, à la fin du cours, on en reparlera ensemble ! 6) Vous avez entendu la question de Valérie, qui a demandé si j’allais mourir un jour ? Et vous qu’est-ce que vous en pensez ? (dévolution d’une question d’un élève à la classe entière). 7) Ah, tu me demandes si je vais mourir un jour ?…(reformulation puis silence). 8) Autre type de réaction : et toi si on te pose cette question ? (dévolution de la question à l’enfant par retournement de la question).

J’abrège …mais nous avons tous comme ça des réactions spontanées, que nous soyons parents ou enseignants. Il est intéressant de prendre conscience du type de réaction à ces questions existentielles d’enfant poursavoir comment on va les traiter pédagogiquement en tant qu’éducateur . Cela nous amène à réfléchir : quelle différence y a-t-il à écouter psychologiquement un enfant, et l’écouter scientifiquement ? Sur l’ exemple : " Maîtresse, comment on fait les bébés ? " Facile ! les chromosomes, les gènes, la petite graine …On sait répondrescientifiquement, on sait comment clôturer la question, on a la réponse dans l’état actuel des sciences. Mais il en est autrement si on essaye d’entendre philosophiquement la question : elle reste alors ouverte ! Donc la question est : qu’est-ce qu’écouter une question existentielle d’enfant philosophiquement ? Comment réagir par rapport à cette question ? Problème pédagogique, didactique. Et commentaccompagner tout au long de la scolarité ? Quelle différence entre une question d’enfant et une question d’adolescent ? Il y a peut-être tout un curriculum à penser dans l’accompagnement pour ne pas aboutir, et je vais terminer là mon intervention, à ce qui se passe en classe terminale, où le prof de philo est persuadé que les problèmes dont il va parler sont des problèmes qui concernent fondamentalement chacun et tout le monde, qu’ils ont une portée existentielle, universelle. Et les élèves ne montrent pas qu’ils les portent spontanément ! D’où un problème didactique extrêmement difficile de dévolution du problème à l’élève ! Portée spontanément par l’enfant, la question recèle déjà une fracture chez l’adolescent, une recherche de fond, mais comment faire émerger cette acuité en terminale ?N’ayant pas commencé assez tôt la philo, on éprouve toutes les peines du monde à faire penser les élèves de classe Terminale…

On est à un moment historique où l’on est en train de problématiser la discussion philosophique à l’école primaire. Personne n’arrive à bien formuler les questions . Il faut travaillerà cette formulation des bonnes questions. C’est par une pratique tâtonnante, diversifiée, même éventuellement incohérente, que l’on avancera : avec à la fois le meilleur et le pire, car on s’autorise à… sans être autorisé par personne. D’où l’intérêt de confronter les pratiques. Bonne chance pour cette aventure !

Sylvie Brel : Les questions quevous allez poser ce matin vont aussi alimenter les réflexions de nos penseurs .

Intervention de M.Tozzi à l’issue des Ateliers :

Quelques informations : – Nous avons déjà organisé un colloque, l’année dernière, en Avril, à l’INRP. Un certain nombre d’entre vous y ont participé. Suite à ce colloque, J.François Chezerans a ouvert un site sur lequel nous mettonsprogressivement des tas d’éléments. Le site : www.multimania.com/philosopher On peut aussi aller à partir du site dans une liste de discussion où beaucoup de gens, des praticiens se posent des questions, disent quelles difficultés ils rencontrent. A l’issue du colloque de l’année dernière, nous avons aussi lancé un Manifeste,intitulé : Pour un droit à philosopher en éducation. Il y a 600 signatures à l’heure actuelle, que nous allons adresser au Ministre de l’Education Nationale. La présence de J.Lang au Café Philo du Salon de l’Education où j’animais une conférence , prouve son intérêt pour cette innovation dont il a demandé un rapport sur nos expériences. – Jean Charles Pettier asoutenu une thèse intéressante, à Strasbourg II, sur : " La philosophie en éducation adaptée : utopie ou nécessité ? ", donc sur philosophie et élèves en difficulté. Cette thèse comprend une partie théorique, mais aussi une partie avec plein de dispositifs, d’analyses… – Enfin il y a une revue de didactique de la philo, dont je suis rédacteur en chef, et quirend compte de ce qui se fait en France sur la question, et en même temps dans le monde : Diotime. Il y a la possibilité de consulter un certain nombre de numéros sur le site du CDRP Languedoc-Roussillon, ou sur la page du site de Diotime, où l’on peut avoir accès à un grand nombre d’articles. Sur l’un d’entre eux se trouve un compte-rendu d’Alain Delsol que j’appelle " Courant d’Education à la Citoyenneté " où il décrit tout son dispositif. Sur un autre, un dossier spécial : " Philosopher au Primaire "(juin 2001). Un numéro paraît en décembre2001: " Philosopher au Collège ".C’est en même temps un appel aux praticiens à écrire dans la revue : des témoignages réflexifs, avec ce que l’on fait, les tenants et aboutissants…Il est très important qu’il y ait uneécriture de praticiens qui rende comptent de cette innovation.

Quelques question posées par les groupes constitués :

J.Ch Pettier, animateur d’un groupe rapporte les questions posées par les participants : Beaucoup de questions sur le rôle de l’enseignant :

- Comment accueillir la pensée de l’enfant dans un monde d’adultes ? – Puis-je laisser tout dire aux enfants et aux Ados. ? -Où va-t-on ? Où vais-je ? – Comment se situe-t-on en tant qu’enseignant dans le rapport au savoir ? – Comment amener les enfants à structurer leur pensée sans que l’enseignant soit interventionniste ? – Qu’est-ce qu’une question de l’enseignant ? – Y a-t-il une hiérarchie dans la pensée ? – Est-ce que je dois proposer un modèle ? – Comment se construit la légitimité de l’enseignant dansces pratiques ? – Peut-on permettre la toute puissance de l’enfant, ou de l’enseignant, par rapport aux apprentissages ?

M.Tozzi, rapporte une question qui s’est dégagée dans la réflexion du second groupe (après la lecture-questionnement) : – Est-ce que les questions existentielles ne vont pas déstabiliser les Ados, ou les élèves en difficulté, au moment où ils ontbesoin de repères pour se structurer, au moment où ils se cherchent ? Il intervient : Beaucoup de questions me semblent tourner, ce qui paraît normal, autour du rôle du maître. Ne pourrait-on pas chercher la posture à prendre dans des modèles ? Ex : le modèle Lipman et la communauté de recherche. Va-t-on imiter ce modèle, ou prendre les modèles Lalanne, Connac, Delsol ?(très intéressants aussi) ? Je préfère prendre la chose autrement : nous avons à l’heure actuelle des exemples diversifiés d’animation, de discussions. J’ai distingué par exemple entretien philosophique de groupe et discussion philosophique entre pairs. Distinction théorique, mais qui porte sur des pratiques très différentes. Je crois que le problème est de se trouver soi-même son propre style d’animation : " bricoler " quelque part en fonction de sa personnalité, le contexte dans lequel on est (tel type de classe, dans tel type d’école, de quartier, avec tel groupe d’enfants, de tel âge, en fonction de ma personnalité, la représentation que j’ai de la philosophie et les différentes façons dont j’ai connaissance sur la façon de s’y prendre et que je pourraism’approprier. Et puis, comme aime à dire Meirieu, reprenant Jankelevich : " il n’y a pas de commencement du commencement ", " pour commencer, il faut du courage " Il y a donc un style à travers un dispositif : style Lévine, style Agnès Pautard (instit. de maternelle), style Lalanne, style de Sylvain Connac, repris d’Alain Delsol et adapté. Ce qui est intéressant, c’est que le même dispositif estrepris avec des adultes et avec des enfants : le dispositif du café-philo marche aussi en cycle 3. Prenons le style d’Anne Lalanne : très philosophique, guidance très forte, exigences de conceptualisation, problèmatisation, argumentation, et donc une certaine prégnance du maître(elle parle environ 55% du temps). Si on prend les critères : combien de temps l’enseignant a-t-il parlé, ou combien d’enfantssont-ils intervenus, ou quel est le ratio entre le nombre d’enfants présents et le nombre d’intervenants, les analyses ne seront pas les mêmes. Les critères doivent-ils être surtout démocratiques ? ou avant tout philosophiques ? ou les deux ? Le critère démocratique peut mettre en place un certain dispositif, avec : – Président de séance – Reformulateur -Synthétiseur – Responsable du micro – Responsables de l’aménagement et du déménagement de la salle – Observateurs – Une phase méta-cognitive après le débat pour réfléchir sur le débat, discours au niveau du méta-langage, intériorisation des processus de la discursivité, c’est-à-dire, de la réflexion en acte.

Le critèrephilosophique : – On essaye de définir, de conceptualiser ce dont on parle : les noms, les notions. – On essaye de problèmatiser, se poser des questions, et en poser aux autres. – On essaye d’argumenter : objections et réponses aux objections qu’on nous fait. Se demander de quoi l’on parle et si ce que l’on dit est vrai, si l’on pense ce que l’on dit au lieu de se contenter de dire ce que l’on pense sont pour moi des critères de philosophicité de la discussion. Et c’est là qu’il y a un débat avec les philosophes, car beaucoup de professeurs de philosophie sont très intéressés par ce que l’on fait, à condition qu’on ne l’appelle pas " philosophie ". Je définis le " philosopher " comme un travail sur ses représentations premières pour les mettre enquestion, par la confrontation à l’altérité. Si philosopher, c’est travailler sur ses pré-jugés pour les mettre en question, et cheminer à partir de ce questionnement pour essayer de trouver des réponses, on est dans la philosophie. C’est pour cela que je préfère parler non de l’apprentissage de la philosophie, mais de l’apprentissage du philosopher : le philosopher comme démarche.

En cequi concerne les modes d’animation, chez Lévine, le maître n’intervient pas du tout dans la première partie ; chez Sylvain Connac, on trouve un dispositif extrêmement cadré, mais il n’intervient presque pas. Il est simplement le garant du bon fonctionnement de l’ensemble du dispositif. Chez Delsol et Connac, le dispositif est porteur lui-même de l’apprentissage démocratique et réflexif. On dévolue au dispositifune grande partie de ce que A.Lalanne fait, en étant à elle seule le dispositif, les fonctions qu’elle exerce étant déléguées dans le système démocratique. C’est elle qui fait est, par sa prégnance, garante de l’exigence de conceptualisation. Chaque mode, style d’animation, type de dispositif, du point de vue de la philosophie, a à la fois ses avantages et ses inconvénients. Je rêve dumariage de Delsol ou de Connac avec Lalanne. Lévine semble travailler en amont. Cela ne veut pas dire qu’en maternelle, et on ne s’intéresserait qu’après à la méthodologie…Non, le dispositif Lévine peut être utilisé tout le temps – puisque c’est l’expérience qu’on peut faire d’une parole en tant que sujet pensant. C’est important aussi à l’adolescence , où l’on est en train de reconstruireson identité. Entre le dispositif Lévine, où le maître n’intervient pas du tout, le dispositif Lalanne, où le maître est hyper présent, et le dispositif Delsol-Connac, dispositif démocratique dans lequel on met du contenu existentiel, et où le maître est garant de ce dispositif, je rêve d’un dispositif qui garantirait à la fois des exigences démocratiques et intellectuelles : il està inventer sur le terrain par les praticiens, par vous-mêmes !

Plusieurs personnes interviennent…

Conclusion de Michel Tozzi :

On est dans une société où il y a une crise du sens. Je présente cet après-midi un Cahiers Pédagogiques intitulé : " L’école quel sens pour moi ? ". C’est parce qu’il y a une crise du sens de la société globale qu’il y a une crise du sens à et de l’école. Celle-ci se décline de deux façons : – crise du rapport au savoir ; – crise du rapport à la loi. Il me semble que la discussion philosophique est un des lieux où l’on peut peut-être articuler le mieux cette double déclinaison de la crise du sens de l’école. 1) Parce que d’abord l’on essaye d’instaurer un rapport non dogmatique au savoir,par une culture de la question. Si le savoir c’est véritablement la réponse à la question que je me pose, si la science c’est par exemple, les réponses évolutives provisoires, mais non arbitraires, aux questions que l’humanité se pose, alors cela peut prendre du sens pour un enfant de vouloir savoir à partir des questions qu’il se pose… Il faut commencer par les questions des enfants pour que le savoir prenne un senspour eux. C’est quand ils auront envie de répondre aux questions qu’ils se posent, ce qu’essaye de faire la philosophie, que le savoir prendra du sens pour eux. 2) Et c’est la même chose pour le rapport à la loi. On est dans une société où il y a un rapport à la loi très problèmatique. Michel Offray, dans son Anti-manuel de philosophie, qui s’adresse aux adolescents des classes terminalestechnologiques, intitule significativement l’un de ses chapitres: " Est-ce que la police est là pour nous pourrir la vie ? ". Il est symptomatique qu’il ait choisi cet angle d’approche. On a de plus en plus de travail à l’école pour obtenir le consensus : on est là pour vivre ensemble en apprenant. Le pari est de faire de la collection d’individus de la classe un groupe qui ait un minimum de cohésion. Il faut donc semettre d’accord à la fois sur un processus de socialisation démocratique, et sur un rapport au savoir qui serait positif, c’est-à-dire considéré comme un moyen pour grandir. Il y a dans la discussion philosophique, une éthique communicationnelle. Le problème des valeurs y est posé : on ne peut pas discuter si on n’arrête pas la violence, physique puis verbale, si l’on ne s’écoute pas, si l’on ne respecte pas la pensée des autres, si l’on n’a pas de règles (je crois beaucoup aux procédures), qui permettent d’instaurer les tours de parole, qui réglementent les échanges. Et cela produit des effets… Si vous changez la moindre chose au dispositif : petits effets, grandes causes. On instaure me semble-t-il dans la discussion philosophique un rapport à la loi qui est démocratiquepar le type de dispositif qu’on essaye de mettre en place. Il y a un droit à la parole de l’élève, une pluralité d’opinions qui s’exprime – et ce rapport est coopératif par rapport à la loi parce que les enfants comprennent l’intérêt de règles pour échanger en s’enrichissant, surtout si on co-construit ces règles avec eux. La première séance de moncafé-philo, il y a 6 ans, était : " A quelle condition une discussion peut-elle être philosophique ? ". Les règles de fonctionnement dégagées à la fin par le groupe ont été, en fait, le contrat de communication et de fonctionnement de ce groupe-là, qui fonctionne depuis avec 40 à 60 personnes, dont un noyau permanent d’une vingtaine. C’est cette auto-socio-construction de la loi avecles enfants qui peut engendrer un fonctionnement qui permet de " vivre ensemble en pensant ", ou de " penser ensemble séparément ", ou de " penser tout seul mais avec les autres ". On pense toujours tout seul, mais dans le sens où on est le seul responsable de sa propre pensée. Mais on pense d’autant plus soi-même que l’on s’est confronté à l’Autre, parce que c’est dans la confrontation àl’autre qu’on se confronte avec soi-même. Penser par soi-même, qui est la finalité poursuivie, c’est dialoguer avec soi, c’est à dire avec l’autre en soi. Ce problème des valeurs est absolument fondamental. On développe une autonomie en voulant faire penser les enfants par eux-mêmes. Dans une société où l’individualisme devient dominant, se pose le problème du lien social. Plus onest dans l’individualisme, et plus c’est difficile de vivre harmonieusement le rapport à l’Autre. Cette tendance à l’individualisme, on en prend le meilleur, c’est-à-dire une liberté qui est responsable de ses choix et qui construit ses valeurs. C’est le sens de la modernité. Mais en même temps, en contrepoint, dans une discussion philosophique, cela doit se faire dans le cadre d’un groupe, " d’une communauté derecherche " (Lipman), donc dans, par et à travers le lien social. On devient ainsi autonome dans sa propre pensée dans le cadre du respect de l’Autre et des règles communes . Les enjeux sont très forts : développer l’autonomie de la pensée, développer le penser par soi-même par la discussion, c’est devenir publiquement responsable de ce que l’on dit. Devoir rendre compte de ceque l’on dit et pense rationnellement devant soi et devant les autres, c’est structurant pour l’identité. Répondre de sa pensée devant les autres, c’est cela l’autonomie, qui est liberté à l’intérieur d’un cadre, ici social et rationnel. En même temps on assume une pensée personnelle, mais sans être pour autant le centre de l’Univers… Car l’une des valeurs qui est développée, c’est la raison.C’est à la fois formidable et très limité, car on sait très bien que la raison n’a pas empêché la barbarie… Je suis très frappé par la manière dont les professeurs de morale belges abordent l’éducation à la citoyenneté par l’affectivité, la sensibilité, avant même la raison. Actuellement, on introduit la philosophie dans le cours de morale belge, et c’estextrêmement intéressant de voir comment on peut articuler dans une éducation à la citoyenneté la sensibilité à l’Autre et la discussion rationnelle avec lui. On arrive à faire à l’école l’articulation entre un développement de la rationalité qui permet l’échange communicationnel et une éducation à la sensibilité de l’Autre pour reconnaître son visage humain. Ce qui est intéressant dans la discussion philosophique c’est qu’on travaille au niveau de la pensée , mais aussi au niveau psycho et socio-affectif, parce que la discussion ne peut pas se passer de comportements humanisés (écoute et respect). Dans une communauté de recherche, on ne respecte pas l’Autre seulement par tolérance indifférente, (l’Autre peut penser ce qu’il veut, parce que je me fous de ce qu’ilpense ). Dans une discussion philosophique, au contraire, j’ai besoin de l’Autre, parce que l’énigme humaine qui est posée à chacun et à tous est tellement fondamentale que l’on ne sera pas de trop pour essayer de la percer. On ne peut avancer personnellement que si on avance collectivement, et c’est cela la communauté de recherche. On n’y considère que ce que l’on pense, sa thèse, n’est qu’une hypothèse,c’est-à-dire une affirmation qu’à un moment donné je pose devant le groupe pour la soumettre à son examen. Et c’est là où la raison peut être effectivement un instrument d’émancipation : elle va permettre par l’exigence du questionnement, de la précision conceptuelle, des analyses, de se donner des outils pour penser. Penser par soi-même, c’est émancipateur, et c’est aussi le fondement d’unedémocratie. Il ne suffit pas qu’une discussion soit démocratique pour être philosophique, si on n’y introduit pas l’exigence intellectuelle. Pour travailler au niveau collectif, il faut qu’une sécurité soit assurée, il faut que le cerveau humain soit quelque part en sécurité, qu’on ait développé des comportements de confiance. Il faut que quelqu’un s’autorise à parler devant un groupe sans savoirqu’il sera jugé et sache que sa parole est importante car elle peut permettre à chacun d’avancer. Ce sont là des comportements finalisés par des valeurs éthiques, que l’on soit dans le cadre d’une éthique religieuse ou que l’on soit dans le cadre d’une éthique humaniste athée. C’est pour cela que je ne ferai pas de la culture philosophique un préalable du philosopher, mais, j’affirmerai simultanémentqu’il serait extrêmement dommage de ne pas profiter du patrimoine universel de l’humanité (pas de faux débats). Je connais d’ailleurs un instituteur, N. Go, qui dans sa classe a introduit des textes de grands philosophes. Pourquoi opposer le commencement du philosopher au préalable d’une culture philosophique? Travaillons dans l’intelligence, dans la complexité… La culture du questionnement pourrait refonder l’école, passeulement au niveau de la philosophie, mais aussi au niveau de la science. On parle beaucoup actuellement sur les ressemblances et les différences entre les débats philosophiques et les débats scientifiques. C’est la démarche de " la main à la pâte ", où l’on met des enfants face à une énigme. Ils vont essayer d’expliquer, ils en discutent entre eux, ils argumentent : c’est làle point commun à la discussion philosophique et au débat scientifique. La différence, c’est qu’il faut bien quand on est dans la science qu’on transmette là où les hommes en sont de leurs réponses à leurs questions sur l’univers, la terre, la vie, l’homme Des réponses provisoires mais assurées dans la communauté internationale des chercheurs. En démocratie, on a raison parce qu’on est plusnombreux. En sciences ou en philosophie, on peut avoir raison seul contre tous. Pourquoi ? Parce qu’il y a un mode d’administration de la preuve qui dépasse la subjectivité et la singularité de chacun pour en faire quelque chose de communicable et de partageable. Dans le débat scientifique, il faut qu’on se confronte à un moment donné, soit à la réalité -on réfléchit aux diverseshypothèses des enfants et on fait une expérience- soit in fine à la figure de l’autorité du maître. Donc on peut avoir des éléments qui sont communs à plusieurs types de discussions – démocratique, scientifique, philosophique- mais qui ont chacune leurs spécificités. Si on veut véritablement arriver à ce qu’une discussion s’autorise à se donner le nom de "philosophie ", qu’est-ce qui nous donne cette autorisation ? Il y a là un problème de légitimité sérieux : on ne détourne pas, on ne s’accapare pas à la légère un mot, qui est une des productions majeures de la culture. Parce qu’historiquement pour la première fois en Grèce, ce n’est plus l’autorité qui fait argument, c’est l’argument qui fait autorité : on ne va pluscroire quelqu’un parce qu’il est le chef, le messager des Dieux, parce qu’il est le plus fort, mais parce qu’il va avoir une puissance de conviction, de conviction démocratique, de conviction philosophique. Ce qui est intéressant dans la communauté de Recherche, c’est que l’Autre est quelqu’un avec lequel je cherche, et non pas comme dans la publicité, propagande, pratiques sociales du débat de notre société,quelqu’un que je combats pour avoir raison, pour avoir raison de lui, pour le convaincre au lieu de le vaincre. Dans la philosophie et le débat scientifique, on s’intéresse à la démarche, autant qu’au résultat. On est là dans un mode d’organisation groupal d’apprentissage, où l’Autre devient l’aide par lequel je grandis- et quand je grandis, je deviens plus humain, non pas contre les autres, mais par et aveceux.

Laisser un commentaire


google

couk