Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

Qu’entendre par démocratie dans la classe ?

La démocratie (étymologiquement «  gouvernement du peuple  ») est historiquement issue de l’expérience athénienne, qui a évolué avec la république romaine, puis les révolutions anglaise, américaine, française ? Formalisée dans ses normes et son fonctionnement par le droit de ces différentes époques, elle a été conceptualisée par la philosophie…

politique. La notion fait ainsi partie du patrimoine occidental de l’histoire des idées, et s’éclaire d’une approche multiréférencée (philosophie, histoire, droit, sociologie ?). 

Elle s’est peu à peu étendue, au-delà des institutions politiques (surtout dès le XIX ème siècle, et l’on peut suivre cette trace à travers les différentes déclarations et constitutions), à lasociété civile, avec le concept de «  démocratie sociale  », et l’élargissement notable du concept de citoyenneté qui lui est corrélé (ex : citoyenneté sociale, économique, éco-citoyenneté Note1 , etc.).

Cet élargissement atteint aujourd’hui l’école. De concepts de « démocratie scolaire », de démocratie éducative ou pédagogique, il est question aussi bien dans des textes fondateurs que dans des « institutions » scolaires (élection de délégués-élèves, conseil d’établissement, de la vie lycéenne ?), des modes defonctionnement (équipes pédagogique et éducative, projet d’école ou d’établissement), des méthodes pédagogiques (pédagogie du projet et du contrat, travail de groupe, socio-constructivisme dans l’acte d’apprendre Note2 ?).

 

Un tel transfert de concepts (démocratie, citoyenneté), du domaine politique au champ éducatif, pédagogique et didactique, questionne sur la pertinence de la transposition.

Dans le contexte scolaire que signifie :

  « Egalité » entre un enfant-élève et un adulte-enseignant ?

  « Contrat » quand il y a dissymétrie des statutsentre les parties ?

Décision « démocratique » dans une classe, quand un membre du groupe est en situation institutionnelle d’autorité ?

Peut-on parler d’apprentissage « démocratique » d’un savoir, quand celui-ci n’est pas du domaine de la décision (on ne vote pas sur la vérité du théorème d’Euclide), mais de la connaissance ? Autant d’interrogations fortesà explorer.

Formaliser la notion de «  pratique pédagogique démocratique  »

Nous allons tenter d’interroge r  certaines pratiques pédagogiques qui se disent et se veulent explicitement démocratiques, en nous en tenant à la pratique dans la classe. Deux autres niveaux sont à envisager dans une formalisation plus large : la démocratie dansl’établissement et dans les relations de l’école à son environnement (partenariat).

Une pratique éducative nous semble pouvoir être qualifiée de «  démocratique  » si elle se réfère dans le discours et surtout met à l’épreuve dans les faits certains principes reposant sur des valeurs principalement inspirées de notre tradition (gréco-romaine,judéo-chrétienne et de la philosophie des Lumières) : la liberté et l’émancipation (par opposition à la soumission), sources de la responsabilité et de l’autonomie ; l’égalité (par opposition à l’injustice), corrigée par l’équité lorsqu’on applique la règle générale à des cas singuliers (ex : «  donner plus à ceux qui ont moins » en ZEP) ; l’universalité (contre les particularismes), mais aussi le respect des différences (à l’opposé du racisme) ; la prise en compte des personnes (à l’opposé du mépris) ; le souci de la coopération (à l’opposé de l’individualisme) ; la civilité, qui institue le lien social, sans lequel la citoyenneté, qui instaure le lien politique, manquerait d’assise? Cettepratique vise à ce que les individus (élèves et personnels éducatifs) se comportent moins comme des agents produits par ou reproducteurs d’un système, que comme des acteurs éclairés par la connaissance, dotés d’initiatives personnelles, et solidaires.

Un élève peut-il être «  citoyen scolaire  » ? Les fondements d’une ? démocratie scolaire ?, dans le cadred’une école républicaine et démocratique, pourrait être l’institution de l’élève comme porteur d’une parole reconnue, dans un rapport partagé et coopératif au pouvoir et à la loi, dans la classe et l’établissement, et dans un processus non dogmatique d’acquisition du savoir .

La reconnaissance de la parole des acteurs

Toute parole n’est pas ipso facto démocratique. Tout dépend de qui la profère, pourquoi, comment et dans quel cadre. Si la parole interroge la démocratie, c’est parce qu’elle matérialise l’expression d’un droit (le droit d’expression), qui traduit un pouvoir sur soi, autrui, les groupes. Il y a des paroles autoritaires, et des paroles, souvent des silences, éloquemment soumis. Il y a des paroles psychologiques et thérapeutiques, non «  politiques ». Celle où je me raconte personnellement, «  moi je  », où je fais un récit, où j’exprime un vécu, des affects. Celle de la relation duelle de l’élève avec le conseiller principal d’éducation, le conseiller d’orientation, le psychologue scolaire, l’infirmière, le médecin, l’assistante sociale, quelquefois un enseignant dans un moment informel ou plus institué(«  un point de parole  ») ; celle où l’on m’écoute avec des objectifs pédagogiques : par exemple le «  quoi de neuf ?  » à l’école primaire. Ces prises de parole sont nécessaires à la construction du sujet.

Et puis il y a les paroles «  démocratiques  », qui peuvent l’être entre autres :

- par letype de réunion qui les accueille. Une assemblée générale d’enfants à l’école, ou d’élèves au lycée expérimental de Saint-Nazaire, ou d’enseignants sur le projet d’établissement ; un conseil dans la pédagogie institutionnelle, ou une réunion de délégués d’élèves. C’est la parole individuelle dans le cadre d’une réunion collective ou d’uneinstitution, qui ouvre le champ politique d’un cadre démocratique d’expression, d’échange, ou de décision :

- par les fonctions exercées par les personnes dans l’intérêt du fonctionnement d’un groupe (présidence ou secrétariat de séance) ou par les exigences d’une démocratie représentative où la parole est «  mandatée  »(délégués-élèves ou syndicaux, élus au conseil d’établissement) ;

- par les objectifs poursuivis : régulation psycho et socio-affective des conflits dans une heure de vie de classe ou un conseil coopératif, expression de malaises et de revendications, lieux de débats pour confronter des opinions, faire des propositions, prendre collectivement des décisions.

Est doncsusceptible d’être démocratique toute expérience scolaire de la parole comme pouvoir dans un collectif. Pouvoir donné, pouvoir partagé, pouvoir qu’on prend. Légué dans la confiance interpersonnelle, ou reconnu par le droit (les ? droits ? des élèves), ou consenti après un rapport de force (ex : un mouvement lycéen) ?

L’apprentissage coopératif du pouvoir

La parole en classe et dans l’école nous semble démocratique quand elle est instituée dans un rapport au pouvoir , par l’apprentissage de fonctions utiles au groupe, d’attitudes responsables. C’est parce qu’il y a institutionnalisation de la parole, c’est-à-dire des lieux de paroles régulées par des règles que l’on surseoit à la violence physique, que l’on maîtrise l’injure verbale ;que l’on interpose entre une émotion ressentie et le passage immédiat à l’acte un arrêt de la pulsion, une pause réflexive, un langage intérieur, rendant possible une expression socialisée. Le contact affectif avec soi et physique avec l’autre le cède alors à la non confusion avec soi-même et à la distance médiatisée de l’ouïe avec autrui.

La parole de l’élève ne peut devenirdémocratique que si elle est celle d’un acteur impliqué, responsable et autonome, qui s’autorise à prendre la parole publiquement, à s’exprimer individuellement et collectivement ; que si cette parole est entendue, comprise, et effectivement prise en compte .

C’est le rôle de l’école de faire de l’apprentissage du débat un objectif pédagogique, car le débat comme expression et confrontation des idées estconsubstantiel à la démocratie  Note3 . D’où un enjeu dans la formation des enseignants : qu’ils soient entraînés à organiser des débats entre et avec les élèves.

Discuter démocratiquement est un axe fortd’éducation à la citoyenneté, car il s’agit d’une activité du groupe fortement interactive, où l’on apprend à gérer dans la coexistence pacifique des désaccords d’idées, c’est-à-dire à vivre ensemble dans la divergence assumée. C’est une occasion forte de se socialiser par l’écoute et le respect, de se civiliser par une confrontation à autrui normée par des règles qui régulentles affrontements, où on l’emporte non par la force mais par des arguments et la médiation de procédures (ex : le vote) ; où l’on apprend à être majoritaire sans se sentir dominateur, parce qu’on a à l’assentiment raisonné du nombre, et à être minoritaire sans se sentir vaincu, parce que l’alternance reste possible par le pouvoir de la conviction.

Un rapport non-dogmatique au savoir

Reste àcomprendre comment cette parole de l’élève peut être démocratisée au c?ur même de l’acte d’apprendre dans la classe, c’est-à-dire dans son rapport au savoir . Il faut pousser jusqu’au bout la logique républicaine d’une école obligatoire pour que le futur citoyen y soit instruit en vue de décider politiquement en connaissance de cause. Si celle-ci doit favoriser chez l’élève le pouvoird’apprendre , c’est parce que le savoir est un pouvoir  : pouvoir d’émancipation, de sortie de l’obscurantisme par la compréhension et la capacité d’agir sur soi, autrui et le monde.

La pierre supplémentaire qu’apportent les théories actuelles de l’apprentissage (cognitivistes et constructivistes), par rapport à une pratique de transmission assez dogmatique de savoirs acquis, c’est l’idée quel’élève peut se construire lui-même son propre savoir (et donc son propre pouvoir), par la médiation de dispositifs pédagogiques et didactiques appropriés construits par l’enseignant, qui l’amènent à débattre avec lui-même de ses représentations naïves. Conflit cognitif avec soi, favorisé par des situations organisées de confrontation avec ses pairs.

D’où cette idée d’une co-construction collective de savoirs à partir d’un travail sur les représentations premières lors d’activités didactiques conçues à cet effet par le maître. La discussion est ici, en même temps qu’ objectif d’apprentissage démocratiquement socialisant, une méthode pédagogique d’appropriation de connaissances et de compétences.

C’est le sens des propositions de «  débats scientifiques  » en classe des didacticiens des mathématiques (M. Legrand) et des sciences expérimentales (S. Joshua, et J.J. Dupin en physique, A. Giordan ou J.P. Astolfi en biologie, ou dans l’opération «  La main à la pâte  » de Charpak). Il s’agit de rompre «  épistémologiquement  » avec laconception dogmatique et positiviste d’un savoir scientifique absolu et définitif à transmettre : celui-ci est, dans son élaboration, socialisé, c’est-à-dire discutable et discuté, donc historiquement évolutif, inachevé. S’il échappe à l’arbitraire malgré son caractère provisoire de vérité «  relative  », c’est par le souci de la preuve, constammentéprouvée dans la communauté de recherche des experts.

Il s’agit d’échapper en second lieu à une pédagogie transmissive des résultats (provisoires), pour mettre l’accent sur les processus plus que sur le produit et promouvoir une démarche de recherche.

Un savoir pédagogiquement «  démocratisé  » n’est donc pas seulement un savoir mis à disposition de tous parl’école comme patrimoine à transmettre. C’est un savoir (co-)construit à l’école par l’élève, non qu’il le réinvente, mais parce qu’il se l’approprie activement. Dans le groupe-classe institué comme «  communauté de recherche  », le savoir est en «  questions  », réponse à des questions que l’on se pose, objet socialisé de débatrégulé par des exigences intellectuelles de problématisation, de conceptualisation, d’argumentation, finalisé par un horizon de vérité partageable, garanti par l’enseignant Note4  .

En résumé, le rapport non-dogmatique au savoir età la vérité, la culture du questionnement et de l’énigme, le goût du discutable et de l’argumentation, l’éthique communicationnelle qui seule rend ceux-ci possibles, et le groupe-classe institué comme communauté de recherche nous semblent les fondements d’une approche «  démocratique  » du savoir à l’école.

Michel Tozzi

Notes
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1 – M. Tozzi, ? Le modèle socio-constructiviste et la citoyenneté ?, in Clés à venir n°13, janv. 1997,CRDP de Lorraine.

2 – M. Tozzi, ? De la citoyenneté politique à la citoyenneté dans l’acte d’apprendre ?, Cahiers Pédagogiques n°340, janvier 1996.

3 – M. Tozzi et H. Eveleigh, Débattre à l’école. Cahiers Pédagogiques n°401, fév.2002.

4 – Nous avons pour notre part travaillé dans la même perspective sur un autre champ disciplinaire, la discussionphilosophique. Cf. L’oral argumentatif en philosophie , CRDP Languedoc-Roussillon, 1999 ; L’éveil de la pensée réflexive à l’école primaire, Cndp- Hachette, 2001 ; Discuter philosophiquement à l’école primaire ? Pratiques, Formations, Recherches, CRDP Languedoc-Roussillon, 2002.

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