Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

Discussion philosophique à visée philosophique et classes coopératives en zone d’éducation prioritaire

PrÉsentation thèe;se Sylvain Connac

 

Le principal renversement apporté par Freinet dans le monde pédagogique est certainement d’avoir fait remarquer que dans une classe dominée par le frontal, il n’y a que l’enseignant qui travaille, au sens cognitiviste du terme. Pour que ce soit les enfants qui travaillent, ils doivent alors occuper une part de la place de l’enseignant. Or, par… tradition, c’est lui qui pense l’activité de ses élèves.

Lorsque s’engagent des discussions à visée philosophique, une communauté de recherche se constitue. C’est à dire que les personnes qui la composent, qu’elles soient enfant ou adulte, de leur statut de femme ou d’homme, de fille ou de garçon, contribuent à une meilleure connaissance du monde, des Hommes et de leurs relations.C’est en ce sens qu’il s’agit de philosophie, non pas parce que ces pratiques tendent à mimer ce que d’autres proposent bien mieux en tant qu’experts, mais parce qu’elles usent du doute au service d’une quête de la vérité. Pour cela, nul ne peut faire l’économie d’une pensée vraie et authentique.

Les pédagogies coopératives, celles développées par Freinet etOury, ne semblent pas avoir réfléchi de manière spécifique à ce travail sur la construction de la pensée que l’on propose ainsi à des enfants. Toutefois, ces pédagogies se sont longuement penchées sur l’expression, la coopération et le tâtonnement expérimental et, à travers ces trois piliers, ont pu développer des dispositifs au service de valeurs humanistes.

Envisager la rencontre entre la pratique de discussions à visée philosophique et les pédagogies coopératives, c’est entrer dans une double préoccupation. Celle d’abord qui consiste à prouver que la mise en place d’un travail réellement philosophique avec des enfants est possible et peut être facilitée s’ils disposent dans leur contexte scolaire d’une permission à émettre une pensée personnelle. C’est entre autres ce qu’induisent les pédagogies coopératives. Celle ensuite qui tend à souligner que la pratique de la coopération à l’école peut être poursuivie et complétée grâce à la rencontre avec la philosophie. La classe coopérative étant généralement le lieu d’une démocratie participative, le questionnement philosophique conduità explorer un monde des idées souvent inédit dans une classe où c’est l’intérêt général qui est retenu comme le principal critère de décision.

Ces enjeux apparaissent encore plus forts puisque nous nous proposons également de montrer en quoi et comment, des enfants d’une école située en Zone d’Education Prioritaire, le plus souvent d’origine maghrébine,sont en mesure de philosopher.

Dans cette recherche, l’étayage théorique sera au service d’une analyse d’un corpus méthodologique varié. Il inclut une série de scripts de discussions à visée philosophique d’une classe de cycle III pendant trois années, des entretiens avec des enfants, des enseignants et des personnes reconnues comme expertes dans ces domaines ainsi que des questionnaires remplis partous les enfants d’une école coopérative de Montpellier.

 

RAPPORT SUR LA THESE DE SYLVAIN CONNAC (Soutenance Juin 2004)

Michel Tozzi, professeur des universités, Montpellier 3, directeur de la thèse

 

Je voudrais en préalable féliciter Sylvain Connac, jeune professeur d’école à temps plein dans une banlieue difficile, pour sacapacité à avoir mené à son terme dans le minimum de temps

requis ce travail considérable (1056 pages en deux tomes, dont 529 pages pour le mémoire, les pages du corpus et de certaines analyses étant d’ailleurs réduites de moitié…). Je voudrais dire aussi le plaisir que j’ai eu à l’accompagner, car il m’a beaucoup appris : sur la pratique complexe de la pédagogieinstitutionnelle dans le premier degré, sur les capacités réflexives d’élèves de ZEP, sur l’inventivité du praticien réflexif aux prises avec les risques d’une innovation radicale. Il y a une cohérence entre ses actes et sa foi coopérative : capacité à travailler avec et à faire travailler collectivement ses élèves, à alimenter une équipepédagogique, à s’inscrire dans des réseaux d’innovateurs. Mais s’il a l’énergie du militant, il cultive la rigueur du chercheur, qualités souvent en tension, mais qu’il articule avec bonheur sans contradiction majeure, sans que le biais incontournable d’analyser sa propre pratique soit méthodologiquement rédhibitoire. C’est un véritable pédagogue, au sens où Jean Houssaye définit la pédagogie comme « l’enveloppement réciproque de la théorie et de la pratique ».

 

La thèse de Sylvain Connac s’inscrit dans le nouveau champ des recherches sur les pratiques innovantes à visée philosophique à l’école primaire. Elle prolonge celle de Jean-Charles Pettier (2000) sur l’apprentissage du philosopher en Segpa, avec des élèves endifficulté, puisqu’elle porte sur des pratiques en zone sensible (ZEP de La Mosson/La Paillade à Montpellier). Et c’est la seconde sur ces pratiques à l’école primaire, après celle de Gérard Auguet sur leur émergence comme « nouveau genre scolaire » (2003). Son originalité est d’étudier ces pratiques dans le cadre des pédagogies coopératives, et d’analyser lecroisement entre des pratiques de débat démocratique et des discussions à visée philosophique (DVP). Elle est en partie une thèse en didactique de la philosophie, en partie une thèse sur les pédagogies coopératives en sciences de l’éducation.

Ce travail, outre la monstration de la capacité réflexive d’élèves de ZEP, vise en effet un double objectif, poursuivi dans letravail avec ténacité :

- enrichir l’histoire et les pratiques des pédagogies coopératives d’une nouvelle « institution » : la DVP, en montrant en quoi celle-ci prolonge leurs principes, par notamment la culture de la question et du débat, mais aussi et surtout pourquoi et en quoi elle semble innover par rapport à cette déjà longue tradition ;

- établir lacontribution facilitatrice des pédagogies coopératives à la mise en place de DVP dans la classe, par leur instauration d’habitus d’écoute et d’échanges au sein du groupe-classe.

De ce double point de vue, cette thèse arrive au bon moment :

- d’un côté « l’éducation à la citoyenneté », selon l’expression officielle, est devenuel’une des missions du système éducatif, et les pédagogies coopératives, longtemps soupçonnées de subversion face à une autorité scolaire sans discussion, sont aujourd’hui convoquées pour préparer à l’ « autonomisation », la responsabilisation, la « socialisation démocratique » des individus et des groupes, pour contribuer, face auxincivilités et à la violence, à utiliser leur savoir-faire par leurs « conseils », institutions et dispositifs médiatisateurs, pour aider à reconfigurer le visage d’une autorité plus participative…

- D’un autre côté, face à la montée d’un individu qui menace la cohésion sociale et à la carence actuelle d’utopies alternatives,l’interrogation sociétale sur le sens individuel et collectif de l’existence humaine, qui se traduit dans le système éducatif par une crise du rapport scolaire au savoir et à la loi, se manifeste dans la société civile par une forte demande sociale de philosophie, et s’exprime à l’école sous forme de nouvelles pratiques à visée philosophique.

- D’où l’émergenced’une problématique nouvelle, qui saurait articuler d’une façon originale, tant dans l’espace public (les « cafés philo ») qu’à l’école, démocratie et philosophie. C’est cette articulation d’un « espace public scolaire » à la fois citoyen et réflexif, avec toutes ses implications sur le renouvellement de la conception de lalaïcité, que travaille la thèse de S. Connac.

 

Celle-ci est remarquable à plus d’un titre :

- elle donne lieu à la constitution d’un vaste et significatif corpus, 59 séances étalées sur les trois ans d’un cycle 3 (Tome II), qui montre la production cognitivo-langagière en interaction sociale verbale d’élèves dans le temps, avec lapossibilité de monographies longitudinales sur leur processus de pensée. Ce corpus, qui a demandé un travail considérable, est en soi précieux par son ampleur, car il peut intéresser aussi bien par exemple les didacticiens de l’oral réflexif que les sociologues des banlieues. Il fournit le matériel empirique adéquat pour tester les hypothèses du doctorant.

- Il donne à voir par ailleurs lefonctionnement et les effets formatifs, à la fois démocratiques et réflexifs, d’un dispositif coopératif avec ses règles, ses rôles et ses fonctions. La comparaison concrète avec d’autres types d’oral (ex : le quoi de neuf ?) ou de débat (ex : le conseil, mais on aurait pu penser aussi au débat scientifique en classe), est utile de ce point de vue pour bien cerner et leurs pointscommuns et la spécificité de la DVP (p. 466-477).

- La thèse montre aussi la possibilité concrète de commencer à faire réfléchir philosophiquement des élèves de ZEP de l’école primaire, sans tomber dans le vertige des préalables d’un langage sophistiqué ou d’une culture solide, contributions essentielles à la profondeur d’une pensée,mais non disqualifiantes a priori pour tenter de donner sens à son expérience.

- On notera cependant, et c’est heureux face à la volatilité de l’oral ou aux limites d’un démarrage direct à partir de questions, fussent-elles posées par les élèves eux-mêmes, l’utilisation de supports culturels substantiels (albums de jeunesse, et même mythes platoniciens, qui permettent ainsid’enraciner l’activité dans l’histoire de la philosophie), ainsi que l’utilisation de l’écrit (p.464), comme utile complément à l’oral réflexif, pour que la réflexion individuelle et collective s’alimente de « l’entrée dans la culture » (J. Bruner).

- Il y a enfin une qualité certaine des analyses de scripts, utilement couplées avec desmonographies d’élèves (412-426), le tout opportunément triangulé avec des entretiens d’enfants et d’adultes qui permettent une certaine décentration par rapport au recours à la pratique personnelle du doctorant.

On pourra certes interpeller le doctorant sur quelques aspects de son travail :

- pour la forme, sur la persistance de quelques fautes d’orthographe, ou de référenciationssans la page des ouvrages.

- Sur le fond, s’agissant d’une thèse largement située sur le champ de la didactique de la philosophie, le doctorant, en l’absence d’une formation philosophique approfondie, convoque à juste titre un modèle didactique de l’apprentissage du philosopher. Mais ce modèle a dû répondre ces dernières années à certaines critiques de fond, qu’il aurait falluévoquer ici par précaution, pour échapper à l’argument d’autorité.

Faute d’un approfondissement critique du modèle, adopté tel quel, les analyses des processus de pensée, déjà méthodologiquement délicates parce qu’on les infère de productions langagières recueillies et transcrites, amènent une certaine perplexité devant la difficultéà identifier et qualifier tel extrait comme processus de « conceptualisation » ou de « problématisation ». Tel élève qui demande par exemple à tel moment une définition, le fait-il parce que la précision du contenu d’un mot, qui renvoie à l’indétermination d’une notion, lui apparaît comme une exigence intrinsèque au développement réflexifde sa pensée, ou parce qu’il sait qu’une telle demande fait plaisir au maître, et/ou constitue une exigence formelle du genre scolaire DVP ? Difficile à savoir quand on n’est pas dans la boite noire du cerveau de l’élève…Sort-on jamais du « genre scolaire » (G. Auguet), et à partir de quelle situation et pour tel individu est-ce préjudiciable, ou au contraire facilitateur, pourl’autonomie d’une pensée ?

De même, toujours sur les processus de pensée, la grille des ceintures de philosophie (p.238-239), la classification des questions (p. 242 : « Qu’est-ce que le beau ? » n’est pas une question de nature épistémologique…), l’étude quantitative des processus (p. 319) appelleraient des jugements nuancés, voire quelques critiques. Parcontre les précisions données sur ces processus traduites en indicateurs d’analyse des scripts (374-382), et l’affinement de leurs possibles articulations (404-407) sont des propositions très heuristiques.

Sur d’autres problèmes de fond soulevés par la thèse, je laisserai à d’autres le soin d’interpeller S. Connac sur des interrogations aussi essentielles par exemple que la légitimité dela caractérisation de telles pratiques de « philosophiques », ou plutôt de « à visée philosophique », ce qui amène à définir ce qu’est la philosophie, le philosopher, et l’apprentissage du philosopher ; ou sur la conception de l’enfance (philosophique, développementaliste) présupposée par de telles pratiques, par exemple le postulat de son« éducabilité philosophique », car l’ « âge du philosopher » peut déterminer la place de la philosophie dans le système éducatif ; ou encore sur le fondement politique de ce type d’enseignement. Ces questions sont en effet abordées dans d’autres travaux soutenus ou en cours.

Je voudrais par contre poser deux questions à Sylvain Connac :

1) lapremière du point de vue de la philosophie d’une part, de sa didactique d’autre part. Il s’agit de l’enjeu, central à mes yeux dans la thèse, de la possible articulation à la fois théorique (philosophique) et pratique (dans la classe), de la philosophie et de la démocratie. On sait en effet que dans l’histoire de la philosophie, si celle-ci flamboie au temps de la démocratie grecque, cettedernière a condamné Socrate, et son disciple Platon a jeté le discrédit sur des pratiques vite assimilées à la démagogie sophistique. Si la démocratie véhicule les préjugés de la foule, la philosophie ne renvoie-t-elle pas à une aristocratie de la pensée, au « philosophe-roi » ? Hobbes, Hegel, Nietzsche, Heidegger voire Marx pour prendre des exemplescélèbres, ne furent guère tendres pour ce régime. D’autres philosophes tentèrent pourtant de philosophiquement le fonder, comme Montesquieu ou bien Rousseau, qui reconnut aussi l’éducabilité de l’enfance, conjonction historique intéressante pour notre propos. Une « démosophie » est-elle souhaitable, possible ? J. Habermas peut être une piste aujourd’hui à explorerpour travailler cette articulation dans la discussion, forme de « l’agir communicationnel » et d’une « éthique discussionnelle »…

Reste qu’une didactique du philosopher qui veut tenir les deux bouts de la démocratie et de la philosophie doit assumer la tension, voire la contradiction, que porte une discussion qui tend à cette double visée, à la fois« citoyenne » et « réflexive » (Qu’est-ce qu’un « citoyen réflexif » et un « philosophe démocrate » ?). Car si on peut en démocratie avoir raison « parce qu’on est les plus nombreux », on peut avoir en philosophie raison « seul contre tous », si on produit le « meilleur argument ».Va-t-on instrumentaliser la philosophie en lui donnant une finalité démocratique, faut-il hiérarchiser ou non, les visées, et donc les pratiques ? Concrètement, comment organiser une parole démocratique dans une « communauté de recherche », sans rien céder aux exigences intellectuelles du philosopher ? Est-il possible pour le maître de garantir à la fois une pratique démocratique et philosophique, et si oui comment ? C’est cette question à la fois théorique et pratique, philosophique, didactique et pédagogique que je pose à S. Connac, et que je lui pose parce que je me la pose…

 

2) Ma deuxième question inverse l’interrogation, concerne l’autre volet de la thèse, le côté démocratie plus que philosophie. La philosophie est-elle soluble dans lapédagogie coopérative, et plus précisément la pédagogie institutionnelle ? Est-elle cohérente avec son projet, voire le parfait-elle ? Est-elle déjà dans le projet, de façon implicite, ou est-elle un « plus », voire un « autre » ? Festinger dit qu’il y a deux façons de réduire une dissonance, et de ne rien changer à sa pensée ouà sa pratique : je le fais déjà, ou c’est non souhaitable ou impossible à faire. Une représentation trop universitaire de la philosophie (dans son contenu abstrait ou sa méthode magistrale) peut ainsi servir de repoussoir pour les partisans du tâtonnement expérimental ou des méthodes actives. Par contre, comme ceux-ci postulent l’éducabilité de l’enfance, il serait absurde de nier lespotentialités réflexives de celle-ci. D’où la position prise par certains (p. 25-27): nous le faisions comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, « naturellement », sans nommer de « philosophique » des pratiques plus ou moins informelles mais néanmoins présentes, au travers de la prise en compte et du traitement des questions des enfants.

S. Connac soutient pour sa part qu’ils’agit d’une « nouvelle institution », avec sa tâche, son moment nommé comme tel (« philosophique ») et certains rôles spécifiques, qui se distingue à la fois du « Quoi de neuf ? » et du « conseil », et qui répond à d’autres exigences, appelle d’autres références que par exemple la pédagogie institutionnelle, la psychanalyse ou la psychosociologie, modifiant ainsi, avec la visée, l’organisation du dispositif, son institutionnalisation.

D’où ma question : a-t-on fait, et fait-on de la « philosophie » dans le quotidien des classes coopératives ? Si oui, en quel sens, et est-ce alors nécessaire d’ajouter une nouvelle institution ? Si non, pourquoi ces pédagogies n’ont pas eujusqu’à il y a peu des pratiques à visée philosophique? Pourquoi les mouvements pédagogiques qui se réclament de l’éducation nouvelle semblent « découvrir » aujourd’hui des pratiques qui se réclament explicitement de la philosophie, et les trouver très intéressantes ? Et pourquoi ce besoin d’ajouter une nouvelle institution ? Que signifie plus largement pourl’histoire du mouvement coopératif la conjonction de l’intérêt du système éducatif pour des pratiques longtemps tenues en suspicion et marginales, et de l’intérêt actuel de celles-ci pour la DVP ? Les DVP peuvent-elles être un « analyseur », au sens de la PI versus Lapassade ou Lourau, dans l’histoire des pédagogies coopératives, et si oui analyseur de quoi ? Quesignifie la rencontre de ces pédagogies avec la philosophie ?Il y a là de l’explicitation à élaborer…

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