Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

La formation des enseignants de philosophie : un contre-exemple pédagogique ?

Un professeur de philosophie est un ancien étudiant de philosophie, qui a suivi en khâgne ou à l’université les cours magistraux de ses professeurs et écouté des commentaires des grands textes, puis a réussi à un concours de haut niveau théorique. Il doit faire au capes et à l’agrégation de philosophie (jugée par l’Inspection générale comme « l’horizon…

indépassable » de tout professeur digne de ce nom), des dissertations à l’écrit, et à l’oral des « leçons » (« comme s’il était en classe », lui rappelle le jury, tout en exigeant un contenu de très haut niveau…). Sa leçon dans la classe réelle doit faire « œuvre » de philosophie, façon singulière et personnellede traiter un des problèmes qu’il choisit en rapport avec une notion du programme. Ajoutons qu’un élève de terminale doit apprendre à philosopher en écoutant la pensée pensante de son professeur, qui se développe à partir de textes où pensent des auteurs, et en faisant des dissertations où il tente de penser par lui-même à partir du cours du professeur et de la pensée des philosophes.

Telle est la tradition de l’enseignement philosophique français, sa doctrine officielle, garantie par les jurys de recrutement et les inspections.

L’isomorphisme est remarquable entre l’enseignement reçu par l’élève puis l’étudiant (cours, dissertations et textes), les épreuves du concours (dissertations sur texte ou question et leçons ; on peut avoir quasiment lemême sujet au baccalauréat ou à l’agrégation), et la façon dont on demande à l’enseignant d’enseigner. Cette cohérence d’ensemble explique la reproduction du modèle au sein du système… que le grain de sable de l’évolution des élèves vient de plus en plus gripper.

Entre temps, l’étudiant reçu aux concours sera passé àl’IUFM, aura dénigré ou boycotté les cours de pédagogie générale, perte de temps pour les bons professionnels choisis par l’inspection, insistant sur la conception et la tenue du contenu des cours. La réflexion sur la gestion de la classe, le travail en groupes, la différenciation pédagogique, les compétences précises des élèves à développer, la docimologie seraient du temps prissur la préparation de ce que l’on a à dire, de la cuisine pédagogiste des sciences de l’éducation, anecdotique voire déplacée, car méthode sans contenu philosophique.

Quant à la formation continue, pour parachever l’isomorphisme, on trouvera, statistiquement, quelques stages minoritaires sur la dissertation ou l’explication de textes, mais surtout de nombreuses sessions sur un auteur,où l’on mobilisera les deux spécialistes français de la politique d’Aristote, ou une thématique particulière liée à une notion ou une problématique philosophique, avec des universitaires reconnus sur la question. Pour le plaisir, en l’absence des élèves, de se replonger dans ses études, d’élever ses connaissances sur les doctrines, de conforter son identité de philosophe (et non depédagogue), et de discuter philosophie entre collègues souvent très isolés dans leur lycée.

On peut s’interroger sur l’efficacité quant à la formation globale et philosophique des élèves d’une telle formation initiale et continue des enseignants, exclusivement centrée sur le haut niveau théorique de la discipline et sur la compétence à faire des leçons oudes explications de textes brillantes, dès lors que la majorité des élèves, et en particulier les « nouveaux lycéens » des lycées technologiques, n’ont plus la connivence linguistique et culturelle du lycée d’élite dans et pour lequel ce modèle a émergé et s’est consolidé.

L’enjeu de la formation des enseignants de philosophieaujourd’hui, est de pouvoir inventer un nouveau modèle de formation articulant une solide formation disciplinaire (on peut faire confiance sur ce point à l’institution philosophique), avec des compétences permettant de prendre en compte des individus et des groupes en situation d’apprentissage dans un système scolaire, d’équilibrer la relation du maître au savoir philosophique par la prise en compte de sa relation à despersonnes et à un collectif.

Compétences permettant par exemple à chaque élève de se sentir considéré comme une personne capable de penser par elle-même, qui donne sens aux questions fondamentales de la condition humaine, et a envie d’en discuter avec ses pairs et l’enseignant. Compétences favorisant la constitution d’un groupe classe en collectif de recherche, sortant de la simple additiond’individus s’ennuyant à gratter du papier sans comprendre, à sécher sur un texte, ou se dispersant pour échapper à l’ennui ou exister par des passages à l’acte. Compétences à gérer la vie intellectuelle, sociale et affective d’un groupe-classe, à comprendre comment l’adolescence contemporaine se saisit de la question du sens, comment elle peut aujourd’hui mûrir dans unepersonnalité qui pensera sa vie, et s’inscrire dans l’histoire collective, à partir d’une réappropriation actualisée du passé et de ses penseurs.

Une approche didactique

Cela supposerait de poser la question : non plus, ou pas seulement, « comment un professeur peut enseigner la philosophie ? » (On enseignetoujours quelque chose, mais à quelqu’un, et dans notre système, à plusieurs), mais « comment un enseignant peut aider les jeunes d’aujourd’hui à apprendre à philosopher dans un lycée massifié ? » Note1 . Qu’est-ce donc que philosopher, apprendre àphilosopher, aider des individus et un groupe à philosopher ? En se demandant pas seulement « que vais-je leur dire ? », où je m’enferme dans un tête à tête avec ma discipline, mais « quelle situation d’apprentissage vais-je leur proposer, quels exercices pour qu’ils mettent en œuvre des processus de pensée, compte tenu de leur âge, de leurs connaissances, de leursintérêts, quelles difficultés vont-ils rencontrer dans les tâches à accomplir, quelles pistes pour qu’ils les franchissent ? ». Il y a là une décentration de mon rapport à la philosophie vers leur rapport au philosopher.

D’où la nécessité pour une formation adaptée de réfléchir didactiquement à des formes diversifiées deproblématisation, de conceptualisation, d’argumentation Note2, des formes renouvelées d’écriture philosophique Note3 , le recours organisé à des discussions à visée philosophiqueréglées et régulées Note4. Et c’est en fonction de cette didactisation renouvelée de l’apprentissage du philosopher Note5 que peut se concevoir une formation nouvelle des enseignants dephilosophie : car former, ce n’est pas seulement transmettre des connaissances, mais développer des compétences.

Il est instructif d’analyser à ce propos ce qui passe au niveau de l’école primaire depuis 1996, où la philosophie n’est pas une matière enseignée, mais dans laquelle de nombreux enseignants se sont lancés dans une innovation, en organisant dans leurs classes des discussionsà visée philosophique Note6. Comme il n’y a aucune tradition d’enseignement ni de formation en la matière, des pratiques diversifiées se développent, à la fois dans les écoles, les IUFM, les circonscriptions, amenant à confronter les pratiques, à les analyser pour les rendre plus conformes auxobjectifs poursuivis. Cette mutualisation et cette analyse des pratiques à visée philosophique devrait être centrale dans la formation initiale et continue des enseignants de philosophie (et de ceux qui se réclament d’une visée philosophique dans leurs pratiques). Mais elle ne fait pas encore partie de la culture professionnelle de ceux qui pourtant se veulent des spécialistes de la réflexivité. Aussi est-ceune des revendications essentielles de l’ACIREPH que de la développer(Association pour la Création d’Instituts de Recherche sur l’Enseignement de la Philosophie). Note7

 


Notes
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1 – Tozzi et al., Apprendre à philosopher dans les lycées d’aujourd’hui, CNDP-Hachette, 1992.

2 – Tozzi et al, Etude philosophique d’une notion, d’un texte, CRDP Montpellier, 1993.
-Tozzi, Penser par soi même, initiation à la philosophie, Chronique Sociale, Lyon, 1994.
-Tozzi et al, Lecture et écriture du texte argumentatif en français et en philosophie, CRDP Montpellier, 1995.

3 – Tozzi, Diversifier les formes d’écriture philosophique, CRDP Montpellier,2000.

4 – Tozzi et al,L’oral argumentatif en philosophie, CRDP Montpellier, 1999.

5 – Tozzi, -“ De la philosophie à son enseignement : le sens d’une didactisation ”, in Savoirs scolaires et didactiques des disciplines (coord. Develay M.), ESF, 1995.

6 – Tozzi (coord.), L’éveil de la pensée réflexive à l’école primaire, CNDP-Hachette, 2001.

7 – Contacts : www.acireph.net Revue en ligne : www.cotephilo.net

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