Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

La dissertation, qu’est-ce que cela cache ?

évaluer ou pas : qu’est-ce que cela change ? L’exemple de la philosophie

Du point de vue d’une analyse institutionnelle, la pratique d’un enseignant est largement déterminée en amont par le programme, car c’est ce qu’il lui faut enseigner et faire apprendre. « Comment traiter en classe mon programme ?», c’est la question qu’il se pose….

«A-t-il (bien) traité (tout) le programme ? », c’est la question que lui posent l’inspecteur, les élèves et leur famille… surtout dans une classe d’examen !

Car si le programme détermine sa pratique, l’examen la surdétermine : celui-ci évalue si le programme a été assimilé, ce qui suppose qu’il a été traité, etbien enseigné…La réussite à l’examen évalue directement le résultat de l’élève, indirectement le travail de l’enseignant (supposons que le sujet tombe sur une question non traitée !). La composante la plus institutionnellement déterminante de la pratique enseignante, c’est peut-être sa préparation aux épreuves de l’examen, lesquelles vont ordonner le contenu et laprogression des cours, des exercices et des devoirs, et ce d’autant que la discipline a un coefficient plus fort…

La dissert au bac ou l’enthousiasme cassé

Prenons le cas exemplaire de la philosophie : elle n’est enseignée qu’à un seul niveau, la classe terminale du secondaire. C’est la seule discipline où le cursus scolaire seréduit à une matière d’examen, l’examen symbolique du baccalauréat, avec le coefficient que l’on sait en série littéraire. Il faut donc en une seule année préparer l’épreuve du bac, la fameuse dissertation de philosophie, « patrimoine incontournable de l’enseignement philosophique » (programme Renaut de 2000). Tout le processus d’évaluation en philosophieest donc focalisé sur la dissertation, et sa préparation va orienter l’enseignement dès le début des cours.

Avec les conséquences connues :

- l’enthousiasme de nombre d’élèves pour cette discipline en début d’année cassé au mois d’octobre par la première note généralement très décevante,génératrice de stress pour l’avenir de l’examen ;

- et dès lors la tendance angoissée à coller mécaniquement à des conseils extérieurs, à remplacer un mouvement interne et personnel de pensée par les recettes des « sos bac », à ressortir le cours du prof, à « caser » des auteurs etc.;

- ladifficulté pour tous, et plus particulièrement les « nouveaux lycéens » (Dubet) des séries technologiques, à comprendre et à mettre en œuvre ce genre scolaire spécifique de haut niveau, conçu pour le recrutement des agrégés de philosophie à la fin du 19 ième et étendu alors aux élèves, par ailleurs socialement hyper sélectionnés à cetteépoque (un élève sur 100 est bachelier en 1900 !)Note1 ;

- la représentation qu’il faut être dans son devoir d’accord avec le professeur (conforme à son désir supposé de bonne réponse à la question posée), ou qu’il faut très peus’impliquer pour ne pas dévoiler ses idées considérées comme privées (alors qu’on leur demande de s’engager publiquement et de penser par eux-mêmes !)Note2 ;

- la réussite au bac littéraire malgré une note des candidats statistiquement inférieureà la moyenne, souvent perçue comme une loterie quand elle n’est pas en rapport avec le travail effectif ou les notes de l’année.

Ce « cas d’école » montre bien comment l’épreuve terminale, en l’occurrence la dissertation, d’un examen essentiel pour l’avenir professionnel, développe tant chez le maître que chez les élèves une obsession del’évaluation sommative, qui détourne voire pervertit souvent l’aspect réellement formatif de cette discipline, parce que l’enseignement y est obnubilé par une épreuve terminale d’examen d’une part, très exigeante d’autre part (compte tenu de la massification contemporaine du lycée).

Au point, interrogation iconoclaste dans le milieu (mais invitons au doute de la doxa philosophiquedidactique !), que l’on peut se demander si elle ne serait pas plus formative dans d’autres conditions :

- enseignée plusieurs années. Les expériences de philosophie en première ou en seconde organisées depuis plusieurs années dans certains établissements ordinaires (ou expérimentaux) dans le cadre de leur dotation horaire globale montrent le profit qu’en tirent lesélèves pour aborder plus sereinement la classe terminale. A l’école primaire Anne Lalanne, qui a suivi son CP jusqu’au CM2 dans un atelier de philo hebdomadaire, a mis en évidence les capacités réflexives qu’il est possible de développer par un cursus continu de cinq ans dans cette disciplineNote3 . Undes avantages est alors d’enseigner cette discipline dans des classes sans la pression de l’examen.

- ou/et sans la pression de l’examen terminal en fin d’année. Une dose de contrôle continu, telle qu’elle avait été instaurée dans certains modules d’histoire-philo de BTA de l’enseignement agricole est possible, à condition qu’on ne tombe pas dans« l’évaluationnite » en multipliant les épreuves…

- ou/et hors dissertation, car il y a d’autres types d’épreuve et de modalités d’évaluation possibles. C’est le cas à l’étranger ou par exemple au Québec on demande dans le premier cours du collégial (correspondant à notre classe terminale) un petit essai argumentatifd’une thèse annoncée dès le départ et soutenue dans le devoir. Alors que dans certains cantons suisses l’examen consiste en un oral …On a choisi la dissertation en France, qui est la création d’un pur « genre scolaire », alors que les philosophes, sauf quand ils concourraient (exemple des deux Discours de Rousseau), n’ont jamais fait de dissertation, mais écrits des aphorismes, des dialogues,des essais, des méditations, des lettres, voire des poèmes ou du théâtre ! J’ai pu expérimenter avec des professeurs de philosophie d’autres genres philosophiques, tout aussi formateurs, qui pourraient donner lieu à d’autres épreuves : le dialogue, par la mise scène concrète d’idées par de personnages serait par exemple un genre intéressant à développer4.

La philo au primaire ou la culture de la question

C’est exactement le cas de l’innovation qui se développe actuellement en France autour de nouvelles pratiques philosophiques, à l’école primaire ou dans les SEGPA de collège5 . Ici pas de programme, pas d’examen, pas de notes, et des expériences menées tout au long d’un cursus de la moyenne section de maternelle à la troisième ! Qu’est-ce qui change ?

- Partir des questions des élèves eux-mêmes, au lieu d’un programmeimposé, est d’autant plus motivant pour eux que ce sont leurs questions, les questions existentielles qu’à travers eux l’humanité se pose et leur pose ; cette culture de la question favorise leur entrée dans la problématisation philosophique.

- L’absence de jugement, de la part des pairs, du maître ou de l’institution (pas de note, d’examen), surl’expression de leurs idées, qui n’est pas contradictoire avec une exigence aidante à leur formulation conceptuelle, établit un climat de confiance dans le groupe-classe, étoffe l’estime de soi, autorise à se sentir auteur de sa propre pensée, membre critique et constructif d’une communauté de recherche traitant collectivement d’une question essentielle pour tous.

- La pratique de ladiscussion (et non de la dissertation), souvent articulée avec de l’expression écrite avant, pendant (écrit du reformulateur, du synthétiseur, utilisation du tableau), après le débat, est propice à une dynamique du groupe-classe à la fois « citoyenne » et intellectuelle (« éthique communicationnelle » du « meilleur argument » selon Habermas),favorisant la mise en question des opinions-préjugés par des conflits socio-cognitifsNote6.

- La pratique des ateliers-philo sur plusieurs années (et non sur une seule) développe sur le long terme des capacités réflexives qui mûrissent avec le temps7 .

On a constaté dans ces pratiques l’intérêt pédagogique d’une non évaluation sommative pour l’apprentissage du philosopher, c’est-à-dire pour le libre exercice de la pensée d’élèves-sujets s’entraînant à la réflexivité dans ungroupe, en termes de motivation, d’estime de soi, d’autonomie par rapport à la position du maître, de responsabilisation dans un groupe et concernant la teneur intellectuelle de leurs propos.

Devenir l’auteur de sa propre pensée

Faut-il alors pour autant refuser toute évaluation dans (et de) ces pratiques ? Le débat reste ouvert. Certes elles s’inscrivent dans desactivités relativement « déscolarisées » : il s’agit d’une innovation reconfigurant le rapport des élèves et du maître à la parole, au pouvoir (plus coopératif), au savoir (moins dogmatique)Note8. Mais il s’agit aussi, dans cette innovation, d’un apprentissage,celui du philosopher, et dans le cadre de l’école.

J. Lévine pense pour sa part que c’est le non-jugement du maître, matérialisé par son total silence dans les dix premières minutes d’expression des élèves dans l’atelier-philo de l’AGSASNote9 , qui estla condition de possibilité pour un enfant de faire l’expérience du cogito (s’éprouver comme sujet réflexif) dans un groupe « cogitans » (qui pense), nécessaire à la construction de son identité de sujet parlant-pensant. La non-évaluation est ici structurante pour « s’auteuriser », devenir l’auteur de sa propre pensée, un« pensêtre » (un être qui pense).

S. Connac de son côté plaide, puisqu’il s’agit d’apprendre à l’école, pour une évaluation formative individuelle et collective. Dans le cadre de sa pédagogie institutionnelle, on est président seulement quand on a une « ceinture de philosophe », qui suppose la relative maîtrise decapacités communicationnelles et cognitives. Des observateurs analysent la façon dont le reformulateur ou le synthétiseur par exemple accomplissent leur tâches, après l’autoévaluation de ceux-ci, qui comparent leur pratique au cahier des charges de leur fonction. Et le groupe-classe évolue collectivement avec la « météo » (climat) de la discussion (orage si conflits socio-affectifs, beau temps si ambiancerespectueuse et conflits socio-cognitifs constructifs)…

Selon nous, c’est le type de guidage du maître qui est déterminant, en articulant non-jugement sur l’expression des idées des élèves, abstention sur son propre point de vue et exigences intellectuelles dont il est le garant (problématisation, conceptualisation, argumentation rationnelle)Note10. C’est son style de pilotage qui régule les activités cognitives des individus et du groupe, et qui est de ce fait « évaluativement formatif », quand il demande par exemple un développement ou une précision à un élève, un contre-exemple au groupe pour sortir de l’évidence individuelle ou du consensus groupal, un pourquoi quand onse contente d’affirmer, une définition quand on ne fait qu’exemplifier, ce qui renvoie, mais de manière dynamique, chaque élève à dépasser ses obstacles à la rigueur…


Notes
(Cliquez sur les pour revenirau texte)

1 – Voir la naissance de la dissertation de philo en France dans l’ouvrage de B. Poucet : De l’enseignement de la philosophie – Charles Bénard philosophe et pédagogue, Hatier, 1999.

2 – Cf. l’ouvrage de P. Rayou : La « dissert de philo » – Sociologie d’une épreuve scolaire, Presses Universitaires de Rennes, 2002.

3 – Lalanne A., Faire de la philosophie à l’école élémentaire, ESF, 2002.

4 – Tozzi M. (coord.), Diversifier les formes d’écriture philosophique, CNDP-CRDP Montpellier, 2000.

5 – Tozzi M. (coord.), L’éveil de la pensée réflexive à l’école primaire, CNDP-Hachette, 2001.On consultera pour plus d’information sur ces pratiques la revue Diotime l’Agora (tous les numéros sur le site www.ac-montpellier.fr/ressources/agora); l e site www.multimania.com/philosopher; ou mon propre site www.philotozzi.com, aux rubriques « discussion » et « école primaire ».

6 – Pour le dispositif utilisé, voir par exemple Delsol A. : «L’importance du dispositif », in Les Nouvelles pratiques philosophiques en classe : enjeux et démarches, CRDP de Bretagne, 2002.

7 – Voir l’expérience de A. Lalanne, ou la thèse de S. Connac sur un cycle 3 en zone sensible : La discussion à visée philosophique : une nouvelle institution dans les pédagogies coopératives ?, 2003, Montpellier 3.

8 – Cf.Tozzi M., Solère-Queval S., « Le rôle du maître dans des discussions à visée philosophique à l’école primaire et au collège », in La discussion en éducation et formation, un nouveau champ de recherche (Coord. Tozzi M., Etienne R.), L’Harmattan, 2004.

9 – Cf. son article sur « les enjeux, la pratique et les spécificités » de cet atelier sur le site www.agsas.free.fr/ .

10 – Cf mon ouvrage Penser par soi-même -Initiation à la philosophie, Chronique sociale, 1994.

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