Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

Quel sens a (à) ma vie professionelle et personnelle ? 71

Du sens de ma vie…

Telle était la question posée dans un atelier de la rencontre du CRAP-Cahiers pédagogiques 2006. Ce n’était pas un groupe de parole, ni de thérapie, ni un atelier de discussion ou d’écriture, mais un atelier réflexif, à dimension philosophique, sur le sens puisé dans l’existentiel de nos vies, et où le vécu de chacun s’ouvrait sur l’universelle condition humaine.

L’homme est confronté, « condamné » même dans sa vie à la question du sens, celle du pourquoi et du comment de son existence. Le sens, c’est la signification qu’a prise, prend et/ou doit prendre ma vie, et qui permet, pour un être tissé de temporalité, à la fois l’élucidation de son histoire passée, la direction de son avenir et l’orientation de son présent. Le sens, c’est ce qui favorise la compréhension, l’intelligibilité rationnelle et/ou sensible : explication objective (conception positiviste du sens), ou interprétation subjective (conception herméneutique du sens). Ce qui donne sens, c’est ce qui vaut la peine : par exemple le plaisir (par rapport aux sens, les cinq sens, la sensibilité), plus généralement les valeurs, qui sont autant de repères pour piloter mes actes…

Pourquoi le sens de ma vie fait question ? Parce que s’il ne m’est pas donné, je me heurte au non-sens, et à ce qu’il a d’insupportable pour l’homme, et il me faut alors soit abdiquer (le suicide), soit l’inventer pour (sur)vivre ou, mieux, pour bien vivre. Et s’il m’est donné, de façon antérieure, extérieure et supérieure à moi (par exemple par mes parents, la société, plus fondamentalement par Dieu), sens obligatoire et sens interdits ou permis, il me faut alors l’assumer (voire en le rejetant). Car le (non-) sens convoque ma liberté de sujet, qui engage des choix : accepter, refuser, bifurquer etc. (conception constructiviste du sens).

On est par exemple dans sa vie quelquefois confronté au sentiment de l’absurde : « Qu’est-ce que je fous là ? A quoi tout cela rime ? Pourquoi ça m’arrive, et à moi ? Pourquoi je reste avec toi ? Pourquoi la mort de proches, d’enfants innocents, ma propre mort ? Quid de mon être-là, jeté au monde ? etc. ». A l’occasion d’un événement (échec, effondrement d’une croyance, d’un idéal, d’un amour, accident, maladie, deuil…) quelque chose fait choc, coupure, fracture, rupture : irruption soudaine et massive d’un désenchantement, prise de conscience d’une vacuité, impression du poids d’un destin. Je suis affecté dans ma sensibilité et ma raison patine, deux façons d’être perturbé dans son rapport au sens…

Comment réagir ? Le non sens affaiblit la volonté de vivre, et jusqu’à l’instinct de conservation : dépression, désespoir, suicide, c’est une façon « logique » de conclure. Ou « rétablissement » devant cette peste de l’incompréhension (Camus) ? Mais qu’est-ce qui peut faire alors relance du sens, signification et direction, résilience et moteur, énergie vitale ?

Paradoxalement, la maladie, l’accident ou la mort nous font prendre conscience du prix de la vie, et le peu de temps qui nous apparaît à vivre appelle à bien l’orienter. On passe du « la vie ne vaut rien » au « Rien ne vaut la vie ».La piqûre d’absurde donne le sens du sens : par exemple recherche hédoniste du plaisir qui s’offre ou se cherche, ou sentiment d’un devoir (exigence pour l’homme d’une dignité, d’une éthique, ne serait-ce que parce qu’il y a les autres, par exemple ses enfants…). Le sens apparaît alors ontologiquement, dans une version mystificatrice, comme un bouche-trou de l’angoisse existentielle (cette « douleur d’être » dont parle Lacan), qui mène à la fuite du « divertissement » (Dont parle Pascal) pour oublier notre condition fragile ; ou dans une version plus positive, éthique, comme ce dont on a besoin pour une « vie bonne » (Aristote et Ricœur).

Nombre de bricolages sont possibles dans une vie d’homme pour construire du sens, et ce sens ou cet autre… Nous avons exploré, à travers nos itinéraires de vie, ceux qui peuvent être donnés à notre vie professionnelle, et à son articulation avec notre vie personnelle (famille, loisirs…), ou à notre vie tout court…

a son articulation avec celui de ma vie professionnelle

La vie de chacun se déploie tantôt dans un domaine à dominante privée, tantôt dans un domaine à dominante publique. De cet ensemble ressort un domaine particulier, la vie professionnelle. Particulier à cause du temps qu’on lui consacre, particulier parce que le choix de la profession est plus ou moins libre et plus ou moins le fruit du hasard (ou semble tel), mais qu’il faut en ensuite en assumer chaque jour les conséquences (à moins de changer de métier…).

Puisque l’homme a besoin de sens, il lui faudra en trouver un, ou en donner un, à cette partie de sa vie. On peut faire l’hypothèse que si ma vie professionnelle n’a pas de sens, ou guère de sens, le sens que je donne à ma vie en sera affecté ; on peut aller jusqu’à se demander si donner un sens positif à la vie professionnelle ne peut pas, inversement, être une réponse, au moins partielle et provisoire, au sentiment de l’absurde. La vie professionnelle peut être ressentie comme le cadre, l’étayage, qui donne sens à la vie dans son ensemble, mais il arrive aussi qu’elles entrent en concurrence, que le professionnel donne le sentiment de dévorer le personnel (l’investissement professionnel, l’importance du sens qu’on y trouve peuvent empêcher de garder le « souci de soi », ou rendre difficile de le faire) : l’articulation entre les deux est donc parfois problématique.

Le sens de la vie professionnelle s’ancre dans la pratique et peut s’articuler autour de différentes entrées :

  • La transmission du savoir et donc l’identité professionnelle, évolutive, qui en découle (parler de « transmission » est ici un raccourci qui implique aussi le bricolage pédagogique et didactique visant à ce que tous les élèves apprennent, ce qui est aussi source de satisfaction). Inversement, être dans le doute quant à son identité professionnelle, qui est amenée à changer, à se recomposer, en fonction des postes occupés ou de circonstances extérieures – évolution du contexte social et politique dans lequel elle s’inscrit – , est facteur de perte de sens, invitation à s’interroger à nouveau sur lui, à le reconstruire.
  • La relation avec l’autre, ici en particulier l’élève ou le stagiaire, celui qu’on accompagne et qu’on veut aider à grandir ; l’idée qu’on fait quelque chose qui sert à l’humain. A contrario, ne plus croire en ses élèves, se perdre dans les difficultés qu’on a avec eux peut devenir insupportable, parce que le sens de la vie professionnelle se perd en même temps. Plus généralement, la vie professionnelle offre un espace de rencontre de l’Autre et du monde – et à travers eux, de soi-même – ; c’est du temps qui « nourrit » la personne, et pas seulement le professionnel.
  • Le degré de liberté ou de détermination, ma part d’acteur plutôt que d’exécutant, donc ma part de liberté, est facteur de la construction du sens que je donne à ma vie professionnelle.
  • Les valeurs qui préexistent et/ou se dégagent de la façon dont j’exerce ma profession contribuent aussi à faire sens ; par ailleurs, une perte de sens, souvent douloureuse, peut naître du décalage entre les valeurs et le vécu, et dans le meilleur des cas, celui où il y aura « rétablissement », pour utiliser la formule de Camus, pousser à la recherche de solutions dans la pratique pour rétablir cette cohérence entre le dire et le faire qui est source de sens. Ce souci des valeurs (à côté et/ou englobant celui d’autrui) a été particulièrement prégnant dans la réflexion de l’atelier.
  • Mon évolution personnelle dans l’exercice de ma profession, les événements qui me touchent, m’émeuvent, m’altèrent, me transforment, remettent en cause mon identité professionnelle, ceux que je vis comme une aventure, avec des émotions fortes, tout cela provoque des micro changements, qui peuvent remettre en question ou conforter mon élaboration du sens (entendu ici à la fois comme trajet d’un sujet et comme signification des projets et des actes).

Le sens en définitive se « bricole », se construit/ déconstruit/reconstruit, et il est des familles diverses de bricolage, des façons parentes d’articuler ma vie globale et ma profession, ma vie personnelle et ma vie professionnelle. Mais toujours avec le souci de ne pas « faire n’importe quoi » de sa vie.

Elisabeth Bussienne et Michel Tozzi

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