Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

De la question des compétences en philosophie

Dans le modèle didactique de l’apprentissage du philosopher proposé dans notre thèse1, nous convoquions le concept de compétences. Ce concept nous semblait très intéressant à introduire dans une discipline, la philosophie, où il était volontairement exclu des programmes. Compétences, comme apprentissage d’ailleurs, c’était – c’est encore pour beaucoup de philosophes – un mot de l’entreprise, renvoyant au marché et au professionnel, qui ne convenait pas à une discipline de culture générale et réflexive, travaillant plutôt sur le sens de l’existence et le rapport à la vérité que sur l’efficacité technique et la rentabilité économique.

Nous étions cependant sensible aux critiques de la philosophie behavioriste, réductrice de l’intentionnalité et de la spécificité du sujet pensant, qui refusait de prendre en compte ce qui se passait dans la boite noire du cerveau – ce qui intéresse au plus haut point le philosophe ; et aux limites de la pédagogie comportementaliste, qui fractionnait trop les compétences, et définissait de façon réductrice les habiletés cognitives du plus haut degré taxonomique – celles concernées par la philosophie. C’est pourquoi nous faisions dans notre doctorat quinze objections à l’approche de la pédagogie par objectifs, telle qu’elle se développait à l’époque dans l’enseignement professionnel.

Mais la notion de compétences nous intéressait, dans une approche plus cognitiviste. Elle nous apparaissait comme opportune à introduire dans une discipline très magistrocentrique, où l’enseignant se focalisait sur sa relation à une discipline qui l’avait passionné dans ses études, et sur laquelle il se demandait, maintenant qu’il avait passé un concours de haut niveau théorique, ce qu’il allait magistralement exposer à des élèves. Ce qu’il allait « dire, et non faire faire ». L’approche par compétences nous semblait propice à une décentration pédagogique : pas seulement réfléchir au contenu d’un cours, mais comprendre ce qui se passe quand un élève cherche à apprendre à philosopher, les difficultés auxquelles il est confronté, les démarches pédagogiques et didactiques, les exercices, situations et outils qui peuvent lui faciliter la tâche. Bref, ne pas seulement communiquer sa réflexion personnelle en tant que « philosophe », ou les connaissances académiques des problématiques philosophiques, de l’histoire de la philosophie (relation du maître au savoir philosophique), mais les compétences à faire acquérir aux élèves pour qu’ils apprennent à penser par eux-mêmes, notamment en apprenant à lire philosophiquement un texte ou rédiger une dissertation.

De ce point de vue plus « puéro-centré », cette notion de compétence amenait l’enseignant à déplacer son regard, à s’interroger sur ce qu’il attendait précisément de ses élèves, et donc à d’abord se le clarifier pour lui-même. Pendant le séminaire de recherche didactique que nous avons animé avec une vingtaine de collègues de philosophie (1988-1990), puis au cours de deux actions du PNF (plan national de formation, 1991-1992), nous nous sommes demandés très empiriquement ce que nous souhaitions qu’un élève sache faire dans sa dissertation le jour du baccalauréat. Démarche très innovante à l’époque, où la pédagogie était – c’est encore le cas – très critiquée par le corps des professeurs de philosophie. C’était de fait s’interroger sur les compétences dont les élèves devaient faire preuve.

C’est en formalisant ce travail collectif que nous avons proposé dans notre thèse, en intégrant par la suite la distinction entre capacités et compétences, un modèle didactique distinguant :

  1. des capacités philosophiques de base, processus de pensée spécifiques et interdépendants

a) de problématisation de notions et questions ;

b) de conceptualisation de notions et de distinctions conceptuelles ;

c) d’argumentation rationnelles de thèses et d’objections ;

  1. et des compétences philosophiques : façons d’articuler, dans l’unité et le mouvement d’une pensée habitée par un rapport au sens et à la vérité, ces capacités de base sur des tâches complexes
    1. de lecture ;
    2. d’écriture ;
    3. de discussion à visée réflexive ».

Ces capacités sont spécifiques : par exemple on ne problématise pas en philosophie comme en sciences, et sur le même type de problème (par exemple éthique) ; on conceptualise en philosophie dans le cadre d’une langue naturelle et relativement à un réseau conceptuel qui permet de construire et résoudre un problème en référence au réel de l’existence humaine, et non dans celui d’une formalisation mathématique ou physique ; on argumente en philosophie (et non démontre comme en mathématique ou expérimente comme en sciences expérimentales), et, ce qui n’est pas forcément le cas en français, pour un auditoire universel, etc. C’est la spécificité de chaque processus (questionner n’est pas définir qui n’est pas justifier) qui permettait la mise au point d’exercices spécifiques2.

Elles sont aussi interdépendantes : problématiser une notion, ce peut être argumenter son doute ; conceptualiser une notion, ce peut être s’interroger sur une définition spontanée, ou argumenter ses attributs ; argumenter n’a de sens que pour répondre à une question qui est un problème à cause de ses enjeux etc. D’où un modèle systémique d’interdépendance des trois processus, schématisable par un triangle dont chaque pôle est en relation avec les deux autres, symbolisant l’unité de la pensée dans la diversité de ses processus. Formalisation spatiale à laquelle il faut ajouter du mouvement car la pensée est labile. Et avec la conscience qu’il s’agit d’un modèle, toujours réducteur par rapport à la complexité de la pensée réelle, qui ne saurait se réduire à un montage mécaniste de processus de pensée. Mais d’un modèle didactique, construit comme repère pour décrire ce qui est attendu d’un élève, et recherché par un professeur, ce qui a l’avantage d’une certaine opérationnalité pour construire des situations d’apprentissage.

Nous ne renions pas cette formalisation, qui oblige, surtout quand on la critique, à mieux préciser ce qui est attendu en classe et à l’examen, et à quoi les enseignants se doivent de préparer les élèves. Mais quinze ans après notre thèse, nous avons cheminé, nourri par les pratiques, la formation et les recherches.

Relativisation de cette approche

Nous avons pris davantage conscience de la relativité de notre modèle :

1) Notre modèle est français, inscrit dans le paradigme organisateur de la discipline dans ce pays. Celui-ci est un compromis entre une démarche problématisante, faisant appel à des processus de pensée autonomisant, et une histoire de la philosophie développant des connaissances conceptuelles et doctrinales3.

Il trouve ses bases dans une démarche empirique de professeurs de philosophie français préparant dans l’année à des dissertations, et correcteurs de l’épreuve du baccalauréat, qui se demandaient : « De quoi voulons-nous que nos élèves soient capables, qu’est-ce que nous souhaitons qu’ils sachent faire à la fin de l’année dans leur dissertation le jour de l’examen? ».

La question est posée à un niveau précis du cursus scolaire, la classe terminale, seule classe en France à comporter de la philosophie au programme (élèves d’environ 18 ans) ; année clef dont l’examen détermine la possibilité d’études supérieures ; avec une épreuve particulière bien française, la dissertation4; type de travail difficile pour beaucoup d’élèves, qui comprennent peu ce qu’on leur demande, et que n’aident guère, quant au processus même de production, les corrigés types du professeur et des manuels. Or c’est à partir de cette épreuve que la modélisation didactique s’est opérée5.

2) Notre modèle est inscrit dans une tradition occidentale rationaliste, orientée vers l’apprentissage de « processus de pensée », plutôt par exemple que vers l’éthique pratique (comme par exemple en Belgique), ou l’art de vivre antique ou oriental; inspiré par une perspective cartésienne plutôt que par l’herméneutique moderne ou le tournant linguistique. Il est assez méfiant vis-à-vis des émotions inscrites dans le corps, considérées comme obstacles à la réflexion. Or le cours de morale non confessionnelle belge nous a appris que la raison, et plus largement la culture, ne protégeaient pas de la barbarie, et que la sensibilité (qui reconnaît le « visage de l’autre » comme dit Lévinas) et l’imagination pouvaient être le terreau d’une reprise réflexive (d’où notre orientation actuelle sur des supports à la réflexion comme la littérature ou les mythes6). Il faut donc didactiquement articuler une réflexion rationaliste utile par sa rigueur sur une épaisseur existentielle plus globale que seulement cognitive.

3) Nous constatons par ailleurs que l’approche par compétences a évolué, notamment par l’apport des théories de l’action située, et le développement de l’analyse contextualisée des pratiques. Les analyses des interactions réelles en classe (professeur-élèves et élèves-èlèves), par les enregistrements vidéo et audio permettant un retour analytique, ont modifé l’appréhension des compétences en acte, par l’éclairage interactionnel et pragmatique, psychocognitif, psychosocial et psychodéveloppemental des échanges. L’analyse de scripts de DVP s’est développée en didactique du philosopher au niveau du premier degré, dans le cadre de recherches en sciences de l’éducation, sciences du langage et psychologie, amenant à relever, par des critères linguistiques et /ou philosophiques, des compétences à l’œuvre, tant du côté des enseignants que des élèves7.

Nous avons enfin pris conscience que les compétences telles que décrites dans le modèle étaient d’ordre prescrit. Ce sont en effet des correcteurs tenus par une logique sommative qui ont défini ces compétences. C’est ce qu’ils attendaient des élèves à l’issue de leur enseignement, ce qui définissait en somme le « référentiel des compétences de l’élève de philosophie français ». Ce travail était utile, pour clarifier aux yeux des enseignants ce qu’ils escomptaient précisément de leurs élèves, et nos travaux inspirèrent étroitement, dans la décennie 1990, les programmes de philosophie de l’enseignement agricole français, et plus récemment les programmes de philosophie français andorrans ou de morale belge. Le mot compétence, longtemps banni des programmes de philosophie français, finit d’ailleurs par les pénétrer dans les années 2000, lors de la saga du renouvellement des programmes.

L’intérêt de définir des compétences était de permettre de sortir des remarques générales sommatives en marge des copies, qui n’aidaient en rien l’élève à s’améliorer, du type : « analyse trop générale, trop vague, trop rapide, approximative, trop peu serrée ; manque de problématisation (mais quid pour l’élève ?) ; ou encore : soyez plus précis, que voulez-vous dire ?, mot à définir (quid pour l’élève, prendre un dictionnaire?), ou approfondissez (quid pour l’élève de concret?)… Il pouvait aussi être utilisé dans une perspective plus formative : l’élève rendant avec sa dissertation une fiche où il évaluait lui-même là où il pensait en être de l’application de certains critères de réussite, par exemple sa capacité à faire des distinctions conceptuelles, donner des arguments, des contre-exemples etc. Puis il comparait et s’expliquait si nécessaire avec le professeur en cas d’écart d’évaluation. La limite de la démarche, c’est que si les critères de réussite éclairaient sur le produit terminal, ils ne disaient cependant pas grand-chose des critères de réalisation, indispensables pour effectivement s’améliorer.

La nouveauté des travaux ergonomiques pour le terrain didactique, c’est leur distinction précisément entre le travail prescrit et le travail réel. Le premier détermine ce que le professeur prescrit de faire, et donne des point de repères à l’élève, ce qui est important pour qu’il ait une représentation de la tâche ; le second c’est ce que l’élève fait, son activité réelle face à la tâche prescrite. Il y a bien entendu toujours un écart. Et les méthodes d’analyse des pratiques (de l’élève comme de l’enseignant), étudient ce travail réel, et ne partent plus des analyses a priori des contenus par les didacticiens ou concepteurs de programmes, ou les préconisations de l’enseignant dans sa classe.

C’est cette pertinence en philosophie du concept de compétence, dans sa définition, son contenu et comme travail prescrit, que nous voulions interroger dans le symposium que nous avons organisé en septembre 2007 à Montpellier 3, dans la perspective qui est depuis quinze ans la notre de l’élaboration d’une didactique de l’apprentissage du philosopher.

Quatre pistes de réflexion étaient proposées :

  1. Peut-on penser le philosopher et l’apprentissage du philosopher d’un sujet en terme(s) de « compétence(s) », sans réduire la pensée réflexive à des opérations mentales, une combinaison de processus de pensée ? Sinon quelle approche philosophique et didactique pour caractériser ce type d’activité?
  2. Quelles « compétences » sont visées chez des élèves qui pratiquent en classe des DVP (discussions à visée philosophique)? Comment penser le développement de ces « compétences » à partir du rôle du maître, de la dynamique de la communauté de recherche, des démarches et dispositifs mis en œuvre ?
  3. Quelles « compétences » sont requises des (ou/et acquises par) les enseignants qui pratiquent dans leur classe des DVP ?
  4. Quelles démarches, quels dispositifs et contenus de formation pour préparer ou consolider ces « compétences » chez les enseignants ?
  5. Comment évaluer ces compétences, tant chez les élèves que chez les enseignants ?

Attitudes, compétences et connaissances dans une DVP

Fait significatif, la plupart des participants au symposium ont adopté l’approche par compétences. Dans une recherche de master qui analyse la situation didactique de la DVP sur un corpus de 18 scripts8, A. Destailleur-Bigot, professeur des écoles, formatrice à l’IFP de Lille et chargé de cours à Lille 3 en sciences de l’éducation (philosophie pour enfants), dégage la présence chez les élèves de certaines attitudes : l’écoute, la communication, la coopération, et certaines compétences, d’ordre pragmatique, interactionnelle, discursif, linguistique et de recherche.

« Pour chacune de ces compétences, nous avons déterminé des indicateurs de compétences qui correspondent aux comportements des élèves attendus et observés dans notre analyse :

Par exemple, pour la compétence discursive : identifier, reconnaître et utiliser à bon escient les conduites adéquates à la situation et suivant le rôle tenu dans la DVP. Notamment exemplifier/contre-exemplifier, argumenter/contre-argumenter, justifier, reformuler, approuver/désapprouver, questionner, demander des précisions, synthétiser, comparer, formuler une hypothèse, énoncer une idée.

Ou pour la compétence liée au travail de recherche : mobiliser et articuler les habiletés de pensée permettant de faire progresser la recherche :

  • Le questionnement / la problématisation : mettre en doute et questionner le « prêt-à-penser » (opinions, croyances et idées reçues) ; poser des questions se référant aux champs de la philosophie (métaphysique, éthique, logique, esthétique et épistémologie).
  • La conceptualisation : définir les termes employés ; faire des distinctions conceptuelles ; donner des critères, clarifier les concepts.
  • La recherche : proposer une hypothèse ou une alternative de recherche ; rechercher les présupposés inclus dans une question ou un énoncé ; reconnaître les éléments susceptibles de faire avancer la recherche ; vérifier la validité des hypothèses postulées en envisageant les conséquences ; se décentrer de son point de vue pour en envisager d’autres ; identifier la fonction des énoncés dans la recherche : question délibérée, exemple, idée, argument, etc.
  • Le raisonnement : argumenter ses propos ; donner de « bonnes » raisons ; réfuter un argument ; repérer les erreurs de raisonnement ; distinguer les arguments valides des sophismes ».

On voit ici s’affirmer délibérément, par des référents notamment interactionnels et pragmatiques, l’inscription des analyses de scripts de DVP dans une approche par compétences (distinguées d’ailleurs d’attitudes et de savoirs déclaratifs), dont on va jusqu’à décrire des indicateurs précis. On se demandera cependant en quoi ces compétences et lesquelles sont spécifiquement philosophiques : pour nous, il faudrait davantage creuser du côté de la compétence discursive, et surtout des habiletés cognitives liées à la recherche. La question théorique étant de creuser comment on peut articuler une analyse de DVP de type pragmatique, qui infère des processus de pensée de productions langagières contextualisées, avec une analyse de type philosophique, qui travaille sur la philosophicité de la démarche et des échanges9.

Marie Agostini, doctorante en philosophie pour enfants, Université de Provence, montre que l’apprentissage du philosopher développe simultanément la réflexion et la socialisation des enfants. En s’appuyant sur Dewey et Piaget, elle montre que la DVP apprend à l’enfant à raisonner. Mais la philosophicité de la discussion ne concerne pas uniquement le contenu des échanges, elle provient aussi du cadre dans lequel elle se déroule, parce que celui-ci favorise, par ses règles et un climat de confiance, l’émergence de la réflexion philosophique, et exerce le comportement des enfants à l’échange verbal respectueux.

La discussion philosophique permet de contracter deux habitudes10 (terme substitué à la notion de compétence). La première intellectuelle, celle du chercheur, puisqu’elle exerce les enfants à l’investigation critique et la recherche de solutions rationnelles ; la seconde, comportementale, dans la mesure où elle exige des enfants qu’ils adoptent une attitude sociable et respectueuse dans la discussion. La DVP semble donc garante du développement dialectique du raisonnement des enfants et de la qualité de leur socialisation.

Pour Sylvain Connac, docteur en sciences de l’éducation et chargé de cours à Montpellier 3, partir des compétences pour penser la classe, « c’est mettre la charrue avant les bœufs. » La compétence n’est pas un préalable, mais un acquis. On peut très bien établir et se référer à des référentiels de compétences et appréhender les tâches dans leur globalité. Mais il ne s’agit pas de prescriptions pour l’enseignant.

Compétences communes à la classe coopérative et aux DVP

® Participer à des échanges dialogiques

® Participer à des échanges démocratiques

® Apprendre par le tâtonnement expérimental

® Animer démocratiquement un groupe

® Coopérer

® Participer à des échanges de savoirs

Compétences partiellement communes à la classe coopérative et aux DVP

® Prendre et assumer des responsabilités parce que les fonctions ne pas les mêmes.

® Exercer et entretenir sa curiosité parce que le champ de préoccupation philosophique diffère de celui de la vie coopérative d’une classe.

® Augmenter son corpus de vocabulaire parce que le mode de recherche lexicale diffère des aboutissements de la conceptualisation.

® Argumenter – Problématiser – Conceptualiser, parce que la référence à ces exigences intellectuelles a des spécificités propres au philosophe.

Compétence exclusive à la DVP

® Rechercher l’universalité des pensées

« La plus-value que la DVP peut revendiquer sur la classe coopérative correspondrait à trois domaines :

  • le recours méthodologique à des exigences de pensée, visant la quête d’universalisme et de vérité.
  • Le dépassement de la logique des décisions majoritaires : comme en philosophie une seule personne peut avoir raison contre tous, au terme d’une DVP il serait inopportun de sanctionner les échanges par un vote.
  • L’ouverture sur l’ensemble des possibles de ce qui, par la pensée, peut faire l’objet d’une préhension du monde.

La classe coopérative fonctionne selon les modèles de la démocratie directe et participative. Elle offre aux enfants diverses occasions de participer à une communauté de pairs développant un rapport équitable à la loi et à la parole. A ce titre et du fait que la plupart des problèmes à résoudre correspondent à des situations issues de la vie matérielle et coopérative, ils sont fréquemment confrontés à des modalités de prises de décisions. La plupart du temps, il est donc question de trouver une solution opératoire, qui estompe les difficultés et a pour visée de s’appliquer à tous. A ce titre, elles se traduisent souvent par une réponse unique, évitent les solutions plurielles.

C’est essentiellement à ce niveau-là que les pratiques philosophiques complètent les références à la démocratie. L’agir citoyen n’est plus seulement vécu comme la quête d’opérationnalité par la pratique du vote. Elle devient également une opportunité offerte à tous d’appréhender le monde par le pluralisme de ses vérités, par la complexité de ses organisations ».

R. Jalabert, doctorant en sciences de l’éducation et chargé de cours à Montpellier 3, se mettant plutôt du côté de l’enseignant, à partir de l’analyse d’un extrait de DVP, fait un parallèle judicieux entre les compétences mobilisées par les animateurs de DVP, et celles qui relèvent du champ de cette forme d’intelligence rusée analysée par J.-P. Vernant que les Grecs nommaient mètis.

Il émet aussi l’hypothèse chez l’animateur d’une « kairicité », en référence à une notion qui occupe une place prépondérante dans le champ de la mètis : le kairos, traduit par « occasion », « opportunité », parfois « à-propos » ; ou encore « moment opportun », « instant propice » ou « moment favorable ».

L’animateur compétent saurait mettre en œuvre, à partir des interventions des participants, des stratégies pertinentes pour favoriser la réflexion, en s’appuyant sur les opportunités et évènements dont sont porteuses les DVP.

Avec cette interrogation : comment former à la mètis les animateurs de DVP, alors qu’elle est par nature peu saisissable ? Avoir du flair, un coup d’œil acéré, de la dextérité, tout cela révèle une dimension esthésique de l’animation…

La distinction procédure/processus

dans la problématiques des compétences philosophiques

N. Go, docteur en philosophie et en sciences de l’éducation, conseiller scientifique de l’Icem Freinet, sans mettre radicalement en question cette notion de compétences, met en garde contre un réductionnisme toujours possible : il faut garder à la compétence sa nature de processus de pensée…

Il commence par distinguer compétence et capacité : « À la différence des notions de capacité, de faculté, d’aptitude, qui peuvent aussi bien désigner une puissance ou des dons « naturels », celle de compétence est toujours réservée, dans notre contexte scolaire notamment, au domaine des acquisitions par apprentissage… Le vocable « compétent » est emprunté au latin competens désignant « ce qui convient » (puis en ancien français « approprié »), et « compétence », competentia, désigne un « juste rapport ». Ce n’est que plus tard (XVI-XVIIe) qu’apparaît la signification d’autorité, de pouvoir (aptitude ou pouvoir d’une autorité à procéder à certains actes conformément à la loi), puis celle de capacité due au savoir, de connaissance approfondie. Là où la notion de capacité reste associée à du quantifiable (capacis, qui peut contenir), celle de compétence semble mieux signifier l’idée de convenance, de rapport approprié à une situation, une exigence. Disons alors que les compétences, aujourd’hui associées à l’idée d’expertise, sont ce qui autorise la correcte effectuation d’une activité ou d’une exigence propre ».

Puis pour interroger la légitimité de la notion de compétence en philosophie, N. Go fait la distinction entre procédure et processus : « La procédure est une manière de faire pour aboutir à un résultat déterminé, c’est l’ensemble des procédés objectifs et successifs utilisés dans la conduite d’une opération (technique, scientifique, didactique). Elle se situe dans un contexte programmatique. Le processus désigne un ensemble de phénomènes conçu comme actif et organisé dans le temps (processus biologique). Il désigne soit une suite de phénomènes, douée d’une certaine cohérence ou unité, soit la source ou la loi de genèse de cette suite. Il se situe au contraire dans un contexte aléatoire. Ainsi, didactiser la discussion philosophique peut conduire, comme le fait par exemple Michel Tozzi, à concevoir un protocole d’animation, qui implique un dispositif et des procédures. L’ensemble doit favoriser le libre déploiement d’un processus, ce qui constitue un paradoxe ».

Car « comment les procédures, visant par définition à réduire l’aléatoire, peuvent-elles prétendre favoriser un processus d’élaboration philosophique, dont la principale propriété est l’incertitude ? Les compétences supposées ou attendues de la part des élèves ou du professeur, ne constituent-elles pas un motif possible de neutralisation de l’activité créative de la pensée ? Par ailleurs la complexité, en quoi consiste l’activité philosophique, se laisse-t-elle sans dommage réduire ou modéliser par des telles déterminations ? ».

Il précise cependant qu’ « il n’y a pas, entre le processus et la procédure, de rapport d’opposition, ni de hiérarchisation. On aurait tort, du moins dans une approche complexe, de les concevoir l’un contre l’autre, sous forme d’alternative : ou bien la procédure, ou bien le processus. De même, la tentation de privilégier l’un plutôt que l’autre doit être évitée…

Il existe certes le plus souvent, dans les pédagogies conventionnelles, une part dominante de la procédure par la « programmation des apprentissages », sous l’espèce des progressions, fiches de préparation, évaluation et remédiation. Il en est de même en didactique, où par exemple les « situations problèmes », si elles favorisent bien les recherches, n’en visent pas moins des objectifs précis clairement définis à l’avance. Ceci n’empêche pas des effets de processus, plus ou moins élaborés selon les modèles pédagogiques ou didactiques impliqués. Inversement, les pédagogies « nouvelles » ou coopératives, comme la pédagogie Freinet, comportent une part dominante de processus dans l’évolution des apprentissages en ce qu’elles assument les effets de l’incertitude. Mais sans la mise en œuvre de procédures, elles perdent toute efficacité… Il s’agit d’un rapport qu’Edgar Morin qualifie de « dialogique »…

Associer exclusivement les « compétences des élèves » à une liste de capacités à agir dans la discussion serait proprement caricatural. Non pas qu’il faille renoncer à établir de telles listes, précieuses pour la compréhension de l’action. Mais il importe de toujours veiller à réinsérer l’élémentaire et l’analytique dans le complexe et le vivant… La détermination des compétences contribuera certainement et favorablement à préciser les conditions des procédures et des contraintes pertinentes. Mais la philosophie ne peut se déployer qu’en tant que processus créateur, en grande partie opaque, qui met chacun en présence de soi-même, devant la responsabilité de rencontrer son irréductible solitude, et de s’affronter à sa propre nécessité intérieure, fatalement singulière… ».

Il précise enfin : « L’une des compétences essentielles et génériques, qui intéresse aussi bien le professeur que les élèves, est celle de l’écoute. Elle suppose la rencontre. Pour que cela féconde le devenir et la création de soi-même, il faut une autre compétence encore, qui consiste à s’autoriser. Dans un tel contexte, l’accroissement des puissances de vie passe par un processus engagé dans la durée, qui nécessite, sous l’angle didactique cette fois, l’élaboration progressive d’un milieu favorable, sous la responsabilité du professeur. Appelons cela, s’il le faut, des « compétences génériques », qui renvoient en grande partie à l’opacité des interactions humaines et de l’activité complexe du désir ».

Jean-Charles Pettier, professeur de philosophie à l’IUFM de Créteil, explique qu’au-delà des programmes, les ateliers philosophiques en maternelle permettent :

- de prendre conscience qu’il y a des questions sur lesquels les hommes s’interrogent depuis toujours, qui nous inscrivent dans l’humanité ;

- de placer les élèves en position d’être des interlocuteurs valables. En les plaçant dans cette situation, on favorise leur capacité à penser et à exprimer leur pensée, on valorise l’image de soi ;

- de structurer la pensée par la mobilisation « fine » du langage ;

- de favoriser le développement de la réflexion par la confrontation de points de vue différents ;

- de se dégager de sa singularité pour aller vers du plus général ;

- de sentir ce qui nous relie en tant qu’êtres humains (ce problème ne m’arrive pas qu’à moi) ;

Il montre par ailleurs, dans une perspective de formation, comment on peut développer ces compétences par une aide à distance aux enseignants11.

Nathalie Frieden, maîtresse d’enseignement et de recherche en didactique de la philosophie à l’université de Fribourg (Suisse), s’intéresse aux compétences philosophiques en classe de maturité (la terminale en France). Au lieu d’aller chercher des référents en psychologie cognitive, elle préfère en philosophe le détour par Aristote, explicitant sa notion de hexis (disposition, bonne habitude, ou « vertu »), et aussi de raison pratique, qui juge de l’à propos de stratégies opportunes. Ellese dit, dans la perspective d’une « didactique de la compétence », frappée par la quantité de processus de pensée requis en philosophie, par la « combinaison de plusieurs capacités » en réseau réticulé. Ellle prend comme exemple de compétence la conceptualisation pour « subdiviser ce processus dans ses différentes composantes, afin de comprendre les voies d’approche de son acquisition : être capable de passer du réel au concept, de construire le concept dans son abstraction, de retourner au réel par exemplification ».

Hésitant sur la spécificité de certaines compétences, qui peuvent être acquises antérieurement ou parallèlement dans d’autres matières, elle insiste sur la particularité du « cadrage philosophique », compétence philosophique très spécifique : « regarder les choses du point de vue de leur être ou de leur sens ou de leur signification par rapport à la destinée de l’homme. Il suffit pour comprendre les différents cadrages de relever la différence entre le regard sur la mort du scientifique et celui du philosophe… Chaque réalité a une multiplicité de caractéristiques mêlées que rien ne désigne à priori comme relevant de la philosophie. Le regard du philosophe a une certaine profondeur, tend à déboucher sur une sagesse, pose un rapport entre le réel et ma vie… Cet apprentissage du monde comme objet de réflexion est aussi la découverte d’une liberté, car il y a une grande indépendance de « pouvoir décider ce qui, dans l’infinité du monde, est à un instant donné digne d’attention »12. Il ne faudrait pas se limiter en classe à n’aborder que des objets scolaires, mais tout le réel. Si l’élève prend du plaisir à le faire, il gardera cette habitude quand il quittera l’école. Ce travail d’apprentissage du cadrage est donc à faire avec le futur professeur… car celui-ci est un médiateur et un révélateur du réel comme objet pensé avec un regard de philosophe ».

P. Usclat, professeur des écoles et doctorant en philosophie pour enfants à l’Université Montpellier 3, aborde la question de la compétence à la lumière de Habermas. Celle-ci s’enracine dans le statut de sujet de l’interlocuteur, qui accède, au cours d’une discussion liée à l’ « agir communicationnel », à l’intercompréhension et à l’intersubjectivité. P. Usclat soutient ainsi (lecture habermassienne), que « la compétence n’est pas un préalable ou un requis, elle est bien davantage, dans le cadre de la discussion, un résultat et une dimension qu’acquièrent les protagonistes à l’interaction verbale en raison de la dynamique propre qui l’alimente. (…) Car la discussion, si elle répond bien à une construction de sens, ne relève pas de la seule compréhension, mais surtout et avant tout de l’intercompréhension », c’est-à-dire d’une co-construction de sens : « Aucun énoncé n’a de statut illocutoire, c’est-à-dire d’engagement mutuel des protagonistes concernés les uns envers les autres, en dehors de son élaboration tout au long de l’interaction communicationnelle dans laquelle ils se trouvent être des participants. (…) L’intercompréhension ne s’effectue pas entre un dépositaire et possesseur de sens qui adresserait à des auditeurs un énoncé qui l’accueillerait en son sein et au sujet duquel, au même titre que des destinataires, ils n’auraient qu’à fournir un travail de réception. Bien au contraire, locuteur et autres membres participants aux échanges communicationnels réalisent ensemble et conjointement une élaboration de légitimité, de validité et de recevabilité des propos émis ». Et cette intercompréhension fonde une intersubjectivité : « L’intersubjectivité, dans ce qu’elle a d’essentiel et d’incontournable, ne s’est pas imposée au titre d’une exigence, mais comme une conséquence de l’intercompréhension et de l’agir communicationnel. (…) Chacun devient linguistiquement compétent (et ne pourrions nous pas dire philosophiquement compétent, si nous ne nous arrêtons qu’à la DVP ?), en accédant au statut de garant et de dépositaire de ce qui est établi dans le cours du procès communicationnel, ce qui a pour conséquence essentielle de lui permettre d’atteindre son expression personnelle au sens de son accomplissement, c’est-à-dire sa liberté et son autonomie ».

Conclusion

Le symposium n’a donc pas fondamentalement critiqué l’approche par compétences dans la DVP, et apporté quelques éclairages sur la question. La compétence des élèves et de l’enseignant dans la discussion se fonde dans leur institutionnalisation de sujets par, comme dit Habermas, l’intercompréhension et l’intersubjectivité qui en résulte (Usclat). Elles instituent l’élève en « interlocuteur valable » (Pettier). Les élèves, à l’analyse des scripts, développent des compétences pragmatiques, interactionnelles, discursives, linguistique et de recherche (Bigot-Destailleur). Par rapport aux compétences développées par le conseil coopératif, la DVP favorise le recours méthodologique à des exigences de pensée visant la quête de sens et de vérité, et l’ouverture à l’ensemble des possibles sur ce qui peut faire l’objet d’une préhension du monde (Connac).

Quant ) l’enseignant-animateur, il doit faire preuve de métis et utiliser le kairos dans la dynamique des échanges (Jalabert) ; entraîner les élèves à un cadrage philosophique du regard porté sur le réel (Frieden) ; développer des habitudes (hexis) d’apprentissage du raisonnement et de socialisation respectueuse des autres (Agostini). Et les procédures qu’il met en place doivent être au service du développement de la pensée (Go).

1 Tozzi, M., Vers une didactique de l’apprentissage du philosopher, (dir. P. Meirieu), Lyon 2, 1992).

2 Voir Tozzi M., Penser par soi-même, initiation à la philosophie, Chronique sociale, 1994.

3 Cf. Tozzi M., « Essai de didactique comparée sur les paradigmes organisateurs de l’apprentissage du philosopher », L’école comparée, regards croisés franco-allemands (Coord. D. Groux et al), L’Harmattan, 2006, pp. 383-408.

4 « Patrimoine incontournable de l’enseignement philosophique » (programme Renaut de 2000). D’autres types d’épreuves existent dans d’autres pays (ex : l’essai au Québec, une sorte de disputatio entre élèves à Fribourg en Suisse etc.).

5 Alors que bien d’autres types d’exercices sont possibles : Tozzi M., Diversifier les formes d ‘écriture philosophique, CRDP de Montpellier, 2000.

6 Tozzi M., Débattre à partir des mythes, Chronique sociale, 2006. Ou Soulé Y., Bucheton D., Tozzi M., Littérature de jeunesse et débats réflxifs, Argos, CRDP d’Amiens, 2008.

7 Sur les critères pragmatiques, voir la thèse de G. Auguet, Montpellier 3, 2003 ; et la remarquable HDR de E. Auriac, Nancy 2, 2007. Sur les critères philosophiques, voir la thèse de N. Go, Montpellier 3, 2006, et mes deux articles sur les compétences des enseignants et des élèves dans les numéros 32 et 33 de la revue Diotime du CRDP de Montpellier (2007). La notion de « gestes », professionnels pour les enseignants, ou d’étude pour les élèves (alternative au concept de compétence ?), est actuellement conceptualisée à partir d’analyses du travail réel en classe par l’équipe de D. Bucheton (Lirdef).

8 « La discussion à visée philosophique : une pratique en quête d’identité. Compétences, attitudes et connaissances développées du point de vue du sujet didactique », Master 2, Lille 3, septembre 2006.

9 C’est la question que nous avons proposée au jury de soutenance de la HDR d’E. Auriac (Nancy 2, Déc. 2007), dont les travaux de recherche présentés sont centrés sur l’approche pragmatique de différents corpus de DVP de type lipmanien.

10 Cf. L’hexis aristotélicienne : c’est par l’exercice que l’on contracte une habitude qui se confond petit à petit avec notre propre nature (Ethique à Nicomaque, II, 4, 1103b 16).

11 Cf voir la fiche sur les compétences qu’il a rédigée sur : http://enseignants/pommedapi.com/

12 Rey, B., les compétences transversales en question, Paris.ESF, 1996, p.201.

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