Vers une analyse didactique du manuel de philosophie
Il y a plusieurs façons d’aborder le manuel de philosophie en classe terminale1. Par exemple :
- une approche historique, du type de Bruno Poucet2 : analyse de l’évolution des manuels par rapport au changement des programmes, aux transformations structurelles du système éducatif (horaires, sections, épreuves etc.), de l’apparition de nouveaux philosophes dans l’histoire de la philosophie, des conceptions de l’éducation et de l’enseignement de la philosophie, du type de gouvernement, de la période (on traitait jadis de la colonisation…) etc.
- une approche d’éducation comparée3 : confronter à un même moment les manuels de différents pays (objectifs poursuivis, contenus convoqués, méthodes utilisées etc.) ;
- une approche socio-politique, dans la lignée du GREPH4 des années 1975-1980, des sociologues bourdieusiens comme Louis Pinto5: fonction idéologique (au sens marxien d’Althusser : ensemble d’idées qui reflètent la structure sociale du réel, et dont l’utilité est de la justifier) de la philosophie et des missions données à ses enseignants dans un régime libéral, choix des auteurs idéalistes privilégiées, manuel unique ou pas, etc.
Et d’autres approches encore, souvent complémentaires entre elles…
L’approche didactique
Qu’est-ce qu’un manuel de philosophie ?
Nous privilégions pour notre part une approche didactique (qui peut inclure les précédentes à titre de « disciplines contributoires ») : analyser le(s) manuel(s) de philosophie du point de vue du processus d’enseignement-apprentissage de cette discipline. Le manuel est par excellence un objet didactique, puisqu’il est créé spécialement pour l’enseignement et l’apprentissage. Cette approche peut tourner autour de quatre axes essentiels :
- Qu’est-ce qu’un manuel de philosophie : savoir de quoi l’on parle.
- Le manuel de philosophie comme modalité didactique spécifique de traitement du (des) programme(s) de philosophie en vigueur.
- Le manuel de philosophie comme support pour les professeurs de leur enseignement de la philosophie.
- Le manuel de philosophie comme support pour les élèves de leur apprentissage du philosopher.
Faute de place, nous ne traiterons ici que des deux premiers, réservant les deux autres à un prochain article. Nous nous appuierons sur un corpus d’une trentaine d’ouvrage des 25 dernières années, en accordant de l’importance à la façon dont les rédacteurs présentent eux-mêmes leur ouvrage, explicitant, justifiant même souvent leurs intentions didactiques. Il s’agira moins ici d’une analyse didactique approfondie des manuels, que de questions à se poser lorsqu’on veut faire de telles analyses, avec quelques exemples illustrant les pistes soulevées.
Et tout d’abord : qu’entend-on par manuel de philosophie ? Il s’agit d’en donner une définition didactique, de conceptualiser et problématiser la notion.
Doit-on dire par exemple qu’il s’agit de « tout ouvrage diffusé par un éditeur scolaire s’adressant à la philosophie comme matière enseignée en terminale » ? Au lycée, pas de manuel qui ne soit d’une discipline enseignée, donc au programme : des expérimentations officielles sont faites depuis plusieurs années dans les baccalauréats professionnels, seul examen de terminale qui n’a pas de philosophie, mais aucun manuel n’a été élaboré. Dans l’enseignement agricole, ce sont les manuels conçus pour l’éducation nationale qui sont utilisés. Dans cette définition, on met l’accent sur l’émetteur du produit, une discipline traitée et son niveau.
D’ « un type scolaire d’ouvrage qui vise à aider un professeur de philosophie dans son enseignement en classe de terminale » ? On s’intéresse alors à la fonction du manuel et à son public. Mais ce pourrait être « à aider un élève de terminale à apprendre la philosophie ». Le public change ici. Et ce n’est pas la même chose de dire « à apprendre à philosopher », où l’on insiste moins sur un contenu à apprendre (des définitions, des connaissances sur l’histoire de la philosophie…) que sur une démarche, un savoir penser par soi-même. Et si on dit : « Aider un élève de terminale à préparer les épreuves de l’examen », on change d’objectif.
Faut-il alors une définition du type : « tout ouvrage d’un éditeur scolaire qui vise comme matière enseignée la philosophie en classe de terminale, en vue d’aider un professeur de philosophie à traiter les programmes de sa discipline et/ou à préparer aux épreuves de l’examen, et d’aider un élève à philosopher et assimiler une culture philosophique, et/ou à réussir au baccalauréat » ? Les déterminants d’un manuel de philosophie seraient donc principalement son émetteur (éditeur, rédacteur (s)), son ou ses destinataires (enseignants, élèves), sa ou ses fonctions didactiques (transposition didactique du programme, exigences de l’examen compte tenu des épreuves), un contenu philosophique (ex : notions et auteurs au programme, textes, repères conceptuels etc.), des démarches méthodologiques (exercices, corrigés etc.) pour penser et rédiger.
Mais il serait difficile d’appeler « manuel » un ouvrage qui ne s’adresserait qu’aux enseignants (et pas aussi, voire exclusivement aux élèves) : ce serait alors plutôt un ouvrage de formation des maîtres6 ; ou un ouvrage qui ne traiterait pas explicitement du programme7, avec des annexes significatives : glossaire des concepts, index des notions et des auteurs, biobibliographie, frise chronologique etc. C’est pourquoi nous aurions tendance à retenir comme définition stricto sensu : « tout ouvrage choisi par un professeur de philosophie pour travailler pendant l’année la discipline avec ses élèves ». Qu’est-ce à dire concrètement, parmi le vaste corpus proposé par l’édition ?
Typologies de manuels
Un effort de typologie s’impose pour y voir plus clair dans la production éditoriale (définition du concept de manuel en extension).
A) Nous en proposons une première, qui pointe une hiérarchisation des deux finalités de la philosophie en terminale. Elle distingue :
1) Les ouvrages qui déclarent avoir « pour objectif de favoriser l’accès de chaque élève à l’exercice réfléchi du jugement et de lui offrir une culture philosophique initiale » (Première phrase des programmes de 2003 et 2006). C’est la finalité éducative et culturelle, concernant la formation de l’homme, avec le caractère gratuit de l’exercice philosophique, qui ne « sert » (il s’agit plutôt de « visée ») qu’à bien penser, atteindre « une vie bonne dans une cité juste » (Ricoeur) et « apprendre à mourir » (Socrate, Monteigne). C’est le manuel, même s’il est critiqué par ceux qui déclarent qu’ils n’ont pas besoin du manuel des autres pour faire leur propre cours, qui apparaît à la profession le plus noble, parce qu’il lui est adressé (en même temps qu’aux élèves).
2) Les ouvrages qui visent à « bien vous préparer à l’épreuve de philosophie du baccalauréat » (Prépabac Hatier 2005). C’est l’objectif pratique, utilitaire, qui cherche l’efficacité, anxiogène pour l’élève, dans un marché de l’emploi tendu avec une famille à l’affût, à cause de l’obligation de résultat à l’examen. Ils sont, sur le marché concurrentiel et rentable de l’édition, une aubaine… Adressés explicitement aux élèves, qui s’y précipitent, et non aux enseignants (qui peuvent se sentir ainsi dépossédés de l’efficacité de leur enseignement), ils sont souvent critiqués par la profession pour leur contenu schématique, leur côté « recettes », leurs conseils méthodologiques formels…
Le « tout-en-un », de Prépabac T-L-ES-S (2005) donne par exemple une idée de ce qui apparaît nécessaire comme éléments de base dans ce genre éditorial : « une synthèse de cours présentant les notions au programme et les repères ; une méthode détaillée pour réussir la dissertation et l’explication de texte ; une brève histoire de la philosophie; de nombreux sujets de type bac ; des corrigés détaillés pour s’évaluer ». Il ne manque à l’énumération que les textes d’auteurs, car il y a l’épreuve orale de rattrapage sur commentaire de texte (mais l’ouvrage prendrait alors une autre épaisseur). On aura une idée plus élaborée de ces éléments constitutifs dans Organibac Philosophie, organisation, méthode et savoir-faire dans les études (Magnard, 1983). Cette combinatoire d’ingrédients sera un élément de composition didactique déterminant dans la rédaction d’un manuel comme objet didactique.
On trouvera dans le genre SOS Bac des fascicules avec de brefs résumés de cours, des fiches biobibliographiques d’auteurs, des sujets d’examen. Il y a aussi les Annales du Bac, ensemble des sujets donnés à l’examen, avec souvent quelques corrigés. Sans compter les « Bonnes copies de Bac » (Hatier, 2 T).
Il y a une tension, qui peut être analysée comme une contradiction à gérer, en classe comme dans un manuel, entre ces deux objectifs, qui provient de la place de la philosophie dans le cursus : enseignée une seule année, une année d’examen, celle de l’examen français symbolique, passeport pour les études supérieures, le baccalauréat ! C’est l’examen, en aval, tout autant que le programme en amont, qui pilote les produits didactiques. Et par la même le type d’épreuve qui y est proposée, la dissertation, et la forme qu’elle prend avec le 3ième sujet sur texte.
D’où des ouvrages de type méthodologique : « Cet ouvrage veut apporter des informations de base aux élèves de terminale et les aider à faire le point sur la méthode de la dissertation et du commentaire de texte » (Russ J., La dissertation et le commentaire de texte philosophiques, Colin, 1998).
Mais aucun auteur ne pourra, malgré telle ou telle dominante, négliger totalement l’autre objectif (finalité culturelle ou préoccupation utilitaire). Si c’est le deuxième objectif qui domine : « Au-delà de l’objectif du baccalauréat, si ce livre parvient en outre à exciter votre curiosité intellectuelle… Il aura pleinement réalisé son ambition » (Prépabac, idem). Si c’est le premier : « Proposer une matière sur laquelle pourront s’exercer la réflexion et l’esprit critique », ce sera « dans le cadre d’une préparation au baccalauréat » (Delagrave, 2003).
De la même façon, il faudra toujours prendre en compte d’une façon ou d’une autre plusieurs ingrédients du programme (notions, problèmes, auteurs, œuvres etc.), même si l’on met l’accent sur l’un. D’où une inventivité didactique dans la combinatoire. Le manuel actuel du premier type articule fortement des problématiques autour de notions avec des textes. Le dictionnaire philosophique de J. Russ8 (Bordas, 1991), est un double dictionnaire de notions, (appelés « termes et concepts »), et de philosophes. Pratique de la philosophie de A à Z (Hatier, 1994) est un dictionnaire à partir « d’entrées conceptuelles et d’entrées-auteurs », mais avec sous la rubrique de certains philosophes des textes « retenus comme étant les plus souvent cités et utilisés par les enseignants et leurs élèves ». Guidobac philo (Belin 1992), se veut « un parcours méthodique pour la dissertation », avec « 90 plans détaillés », mais le sommaire détaille les notions du programme sur lesquelles porteront les dissertations, et la page de couverture précise « toutes les notions du programme ».
B) On pourrait articuler cette première typologie par les finalités avec une seconde par les publics, en se demandant : à qui le manuel s’adresse ?
Nous avons vu que le deuxième type précédent s’adressait explicitement aux élèves. Ceux-ci n’ont d’ailleurs pas besoin de leur professeur pour les acheter en librairie. C’est souvent parce qu’ils ont trouvé son cours difficile, ou n’ayant pas traité toutes les notions, ou s’estimant insuffisamment préparés à l’examen, qu’ils recourent à ces ouvrages, souvent en fin d’année, par subtitution-compensation.
Ce n’est pas le cas du premier type, qui s’adresse simultanément aux deux publics. L’analyse doit être nuancée. Il y a des ouvrages seulement à usage des terminales : « Vous tenez entre vos mains un dictionnaire de philosophie destiné, en priorité, aux élèves des classes terminales » (Russ, Bordas, 1991). Et le même auteur fera un autre Dictionnaire de philosophie (Colin, 1995) qui « s’adresse, en priorité, aux étudiants des facultés – du Deug aux agrégations -, aux candidats aux Grandes Ecoles… ». A niveaux différents, ouvrages de niveaux différents !
Mais bien des ouvrages visent un public plus diversifié. Par exemple les éditions Gamma (1988), qui s’ouvrent sur un sommaire des notions du programme de terminale, disent dans l’Avertissement : « L’ouvrage s’adresse avant tout aux élèves des classes terminales et aux étudiants des classes préparatoires ». Situation qui s’explique par l’importance de la philosophie dans les classes préparatoires littéraires ou commerciales. Un seul ouvrage pour deux publics de niveaux aussi différents, ce peut être très dur pour celui le moins élevé ! Philosophes et philosophie (Morichère, Nathan, 2 T., 1992) ratisse large : « Cette anthologie s’adresse à tous ceux que le cours de leurs études conduit à s’intéresser aux textes philosophiques : les élèves de classes terminales et des classes préparatoires tout particulièrement, ainsi que les étudiants du premier cycle universitaire. Il s’adresse également aux adultes qui… ».
C’est aussi le cas des collections spécialisées dans les notions, les auteurs ou les œuvres, dont le public est forcément plus large que celui des classes de terminale, mais qui s’en réclame : on trouve par exemple la « sélection philosophique » chez Bordas (Aristote, textes choisis et présentés par L. Millet, 1967) ; la collection « Synthèse, série philosophie », chez Colin (Descartes et le rationalisme, F. Raffin, 2001) ; « Oeuvres et opuscules philosophiques », chez Hachette (Descartes, Méditations métaphysiques, 1981) : « Thèmes et systèmes. Les intégrales de philo » (Freud et la psychanalyse, 1987), chez Nathan etc. Hatier a par exemple une collection « Profil ». « La série « philosophie » (Spécial bac, Profil formation) traite de toutes les notions du programme de terminale, mais, au lieu de les prendre une à une, chaque fascicule regroupe celles qui sont historiquement et théoriquement liées entre elles (ex : Violence et pouvoir, 1978). Encore une combinatoire, mais entre notions elles-mêmes9. La série « Notions philosophiques. Textes expliqués. Sujets analysés », dont chaque ouvrage traite d’une seule notion du programme (ex : La liberté, 1995), traite de cinq problématiques autour de la notion (ex : Liberté et responsabilité), avec pour chacune 4 à 6 textes brièvement commentés. « La série « Textes philosophiques » est conçue spécifiquement pour l’étude d’œuvres philosophiques en Terminale » (Ex : Ménon de Platon, 1987), œuvre courte ou fragment intégral d’une œuvre, et « en propose l’analyse dans une introduction. Des commentaires expliquent le plus simplement possible la pensée de l’auteur sans la trahir ». Rappelons que cette étude est programmatiquement obligatoire (à raison actuellement de deux œuvres en TL et une dans les autres séries générales).
Par ailleurs, puisqu’il s’agit-il pour les auteurs de ces manuels de s’adresser à la fois aux enseignants et aux élèves, comment gérer l’hétérogénéité de niveau et de besoins des publics de ceux qui enseignent et de ceux qui apprennent ? « Les exigences très précises des professeurs de philosophie et la demande des élèves sont souvent contradictoires. Ce nouveau manuel de philosophie… se propose de répondre à cette double demande » (Hatier, 1995). Mais comment se mettre à la portée des élèves sans se mettre pour autant à leur niveau ? « Donner, au professeur comme à l’élève, les éléments nécessaires au dialogue qui nous paraît caractériser l’enseignement de la philosophie » (Hachette, T/ FGH,1992). « L’objet de Parcours philosophique est de favoriser la rencontre de l’enseignant et de l’élève » (Nathan, T-CDE, 1985).
On sait bien que c’est l’auditoire visé qui détermine grandement le type d’écriture : Quel « registre ou niveau de formulation linguistique et conceptuel »10 peut et doit utiliser un rédacteur de manuel philosophique pour être compris par des lycéens, sans qu’il paraisse simpliste ou démagogique aux collègues ? . Précisons le concept didactique utilisé : le niveau de formulation est en partie linguistique, lorsqu’il s’agit d’utiliser des mots compréhensibles à un âge donné (le français statistiquement courant d’un lycéen de 18 ans, très surestimé chez nombre d’auteurs de manuel, surtout dans les séries technologiques). Il est aussi conceptuel quand il suppose la connaissance d’une doctrine précise (ex : transcendantal chez Kant).
Comme nous n’avons que le langage pour construire notre pensée, et que les philosophes donnent à certains mots d’usage courant (sans parler des mots techniques) un sens précis qui ne recouvre pas forcément cet usage, le problème didactique est complexe (d’où le besoin de dictionnaires, de définitions…). Quelles sont donc la nature et les modalités du compromis. S’agit-il de s’adresser plutôt, sans perdre l’autre de vue, de l’un ou l’autre public ?
Selon que l’on privilégie tel ou tel point de vue, le contenu risque d’être différent. Le registre d’énonciation nous éclaire sur les intentions des auteurs. Comparons :
- « Apporter un outil de réflexion adapté… à l’esprit et au niveau de nos élèves qui fréquentent ces classes » (Nathan, TB, 1980), où l’on s’adresse à des enseignants ;
- à : « Les lycéens n’abordent la philosophie qu’au terme de leurs études secondaires » (idem), où les lycéens sont ceux dont on parle (aux enseignants ?) ;
- au manuel de Grataloup/Vignard (Bréal, T techno, 2006) : « La philosophie est une discipline que vous découvrez…Où que vous ouvriez ce manuel, vous trouverez… Nous avons voulu vous permettre… », où les lycéens sont ceux auxquels on parle. Dans celui de M. Onfray (Bréal, 2001), ainsi dédicacé : « A mes élèves de lycée technique passés, présents et futurs », les chapitres leurs sont directement adressés (« Pourquoi ne pas vous masturber dans la cour du lycée ?, p. 50). « Avez-vous déjà mangé de la chair humaine ? » (p. 43), ou « Pourriez-vous vous passer de votre téléphone portable ? » (p. 94) fait un autre effet sur des adolescents que « La nature et la culture » ou « La technique » d’autres manuels, reprenant l’énoncé du programme…
N’oublions pas que le choix du manuel du premier type appartient à l’enseignant pour sa classe, ou au collectif des collègues pour l’établissement. Il faut donc convaincre d’abord les enseignants de la pertinence de l’outil : didactiquement, quand on est rédacteur, et à cause des risques commerciaux pour l’éditeur, soumis à la pression d’un marché très concurrentiel, où les enjeux et les risques financiers sont importants par les masses d’argent engagées, car visant des centaines de milliers d’acheteurs-lecteurs captifs.
Un manuel très didactiquement innovateur n’a donc que peu de chances d’être adopté par les grands éditeurs scolaires, s’il ne correspond pas aux pratiques habituelles des professeurs de philosophie, dont la majorité du corps et de ses institutions – Inspection générale et principale association de spécialiste (APPEP) – est très anti-pédagogiste…
A titre d’illustration, un exemple personnel d’une proposition novatrice à l’époque (199311), qui visait à introduire dans un nouveau manuel la notion de compétence dans l’apprentissage du philosopher. Extrait d’une lettre du Directeur éditorial d’un très grand éditeur qui m’avait contacté et auquel j’avais remis une partie du manuscrit : « Les prises de décisions sont toujours difficiles car les enjeux intellectuels et financiers sont tels dans l’édition scolaire que nous devons nous entourer des plus grandes précautions. Comme je vous l’ai toujours dit, je crois à l’originalité de votre démarche et à sa pertinence en classe. C’est la raison pour laquelle j’ai soutenu l’idée de la transposer en manuel scolaire. Mais je dois me rendre à l’évidence : votre approche suscite de telles réserves et tant d’interrogations qu’une édition scolaire me paraît aujourd’hui prématurée. Je le regrette beaucoup, et mes regrets sont à la hauteur des espoirs que j’avais mis dans ce projet… ».
Les précautions, ce sont pour l’éditeur de solides garanties, dont l’ajustement aux pratiques du milieu et la confiance accordée aux rédacteurs. A parcourir le corpus, on peut empiriquement pointer quelques critères pou ceux-ci : avoir une pratique éditoriale reconnue (c’était le cas de J. Russ par exemple) ; être un pair (qui connaît le même type d’élève que moi, plutôt qu’un universitaire ou un inspecteur) ; un agrégé de philosophie (plus qu’un pédagogue), vu le niveau théorique atteint, gage en France de compétence philosophique (et donc pédagogique, « la philosophie étant sa propre pédagogie ») ; ne pas être en indélicatesse avec l’inspection, qui découragerait l’adoption du manuel sur le terrain…
La liberté que prend Bréal d’éditer un Anti manuel de philosophie (M., Onfray, 2001) trouve son sens dans la position minoritaire de l’éditeur sur le marché scolaire, et comme une manière de s’y lancer, la notoriété médiatique de son auteur, et dans une fraction minoritaire du corps enseignant plus encline, par nécessité et réflexion, confrontée à l’enseignement difficile de la philosophie de masse aux « nouveaux lycéens » des lycées techniques, à tenter des pratiques nouvelles pour survivre.
On peut relever le caractère didactiquement nouveau de l’ouvrage : langage accessible ; style provocateur à la Diogène, opposé à la langue de bois « philosophiquement correcte » (« Faut-il commencer l’année en brûlant votre professeur de philosophie ? ») ; préoccupations philosophiques revisitées à travers celles des jeunes et des questions actuelles (le smic, le net, la pédophilie, la pornographie, le « no future », les tracas avec la police etc.) ; renouvellement du corpus des textes (le premier texte est de R. Vaneigem, et on convoque largement la tradition matérialiste et hédoniste)… Reste que s’il annonce la transfiguration des contraintes du programme « en une séries de leçons socratiques et alternatives », pour se vendre comme manuel, il a fallu faire des leçons, soulever des problèmes, traiter les notions en autant de chapitres, mettre des textes, et donner des conseils pour la dissertation…
Le manuel de philosophie :
une modalité didactique de traitement du programme
Un manuel de philosophie s’inscrit en France dans la chaîne de la transposition didactique12. Je dis en France parce qu’il s’agit d’un pays centralisé, où le même programme est appliqué partout (ce qui n’est pas le cas en Allemagne ou Suisse par exemple). Il se situe en aval du « savoir à enseigner » (le programme, lui-même reconstruction à usage scolaire du « savoir savant » de l’histoire de la philosophie), mais en amont du « savoir enseigné » par les professeurs et du « savoir appris » par les élèves.
Il est piloté en partie par l’amont (le programme), en partie par l’aval (l’examen), et aussi par les besoins des utilisateurs (les maîtres et les élèves). Le programme est déterminant en amont. Les manuels changent en effet quand changent les programmes (ex : 2001 après le programme Renaut ; 2003 – séries générales – et 2006 – séries technologiques – après les programmes Fischant), parce que les programmes peuvent modifier les objectifs, supprimer ou ajouter des contenus, infléchir les méthodes proposées, que les enseignants sont statutairement tenus, et il y a une inspection pour le vérifier, de traiter.
Par exemple, par rapport au programme de 2001, celui de 2003 supprime les « questions d’approfondissement » (122 pages chez Nathan, 2001, pour TL), mais ajoute des « repères » (une page pour chacune des 22 notions, et 12 pages de synthèse en fin d’ouvrage, soit 34 pages chez Delagrave, 2003 pour TL), restructure la présentation des notions, en enlève certaines et en ajoute d’autres, contient 7 auteurs supplémentaires etc. C’est tout le manuel qui doit être refondu par rapport à ces modifications (toutes les notions doivent par exemple être traitées selon le programme, et l’on conçoit mal un manuel sans aucun texte des 7 auteurs nouveaux), même si l’on fera des couper-coller à recycler pour ce qui demeure ou se recoupe.
Il serait d’ailleurs intéressant de voir ce qui change dans les manuels de philosophie en profondeur et en surface :
- Car il y a dans la discipline des constantes dans les programmes (par exemple 1973, 1983, 2001, 2003, 2006), la circulaire de 1925 de Anatole De Monzie restant la référence pour tout nouveau programme ! Des finalités critiques et citoyennes, des notions et des auteurs autour de problèmes, la dissertation (« patrimoine incontournable de l’enseignement philosophique » P-2001) et le commentaire de texte etc. On pourra mettre l’accent sur la permanence : la récurrence de notions incontournables comme la vérité et la liberté, certains textes jugés indispensables, les conseils sur la dissertation, des sujets du bac, un philosophe au programme reste un philosophe occidental et mort…). Pourquoi par exemple des notions et pas des problèmes, comme le propose l’ACIREPH13, alors que les premières doivent être l’occasion d’aborder les seconds ? Ce que montre L.L. Grateloup (Hatier, 1985) dans son ouvrage Problématiques de la philosophie, où il traite des principales problématiques soulevées par les notions du programme des séries technologiques.
- On pourra au contraire mettre l’accent sur le changement (jamais révolutionnaire, car la philosophia est perennis !). Par exemple on introduit pour la première fois, dans le programme de 2001 la notion de compétence (dont je parlais dès 1992), et on parle dans ceux de 2003 et 2006 de capacités ; et une première femme chez les auteurs (Hanna Arendt) ! Dans celui de 2003 des repères lexicaux et conceptuels. Il y a aussi une prise en compte plus nette de la spécificité des différentes séries du baccalauréat général, avec certaines notions différentes selon les filières, et de la particularité des séries technologiques. Il y a aussi une évolution sensible dans l’iconographie, alors que le statut de l’image dans l’apprentissage du philosopher a toujours été dévalorisé par rapport à l’abstraction du concept dans la tradition rationaliste : l’Atlas de la philosophie (Livre de poche, 1993), où la page de gauche est constituée d’images et de schémas, et la droite de textes, est rappelons-le la traduction d’un ouvrage allemand !
Un tournant se produit dans les années 80-90. On avait souvent jusque là une distinction entre « le cours de philosophie », « que composent les leçons consacrées aux notions du programme » (Grateloup, inspecteur de philosophie, Hachette, TL, 1990) et « l’anthologie philosophique » (idem Grateloup, 1992), jugés complémentaires. Ex : « Ce cours de philosophie comprend deux volumes complémentaires : I – Un traité de philosophie, où sont étudiés les problèmes… II – Un volume intitulé : histoire de la philosophie par les textes… » (Mourral, edit. Gamma, 1988).
Emergent alors des ouvrages mixtes, qui donnent l’allure du manuel actuel, où les textes apparaissent comme des illustrations de problématiques autour des notions : « Chaque chapitre (sur une notion du programme) – s’ouvre par une introduction succincte (qui fait office de cours)» (Notions et textes, Nathan, TB, 1980), et est suivie d’extraits de textes. Voilà résumée l’innovation, qui fait la synthèse en un seul volume d’avoir à traiter dans le programme des notions et des auteurs, avec un commentaire de texte à l’examen : « Parcours philosophiques (Nathan, T – CDE, 1985, P- 1983) est né de la rencontre entre deux idées, deux conceptions du manuel de philosophie : l’anthologie, avec sa richesse de textes, et le cours, avec son souci de l’élève. Nous avons voulu concilier l’avantage de ces deux formules ». Ou bien : « Les textes entre chaque extrait cité forment un véritable cours par les textes » (Nathan, pour T – FGH, 1992). Une façon de ne plus faire concurrence au cours du professeur.
En effet la prédominance dans la tradition et les pratiques de la « leçon » du maître (avec peut-être quelque part la nostalgie d’élèves « disciples »), dont le cours se doit d’être une « œuvre » ; et d’autre part la « liberté pédagogique » de l’enseignant réaffirmée dans les programmes (comme condition d’une liberté à la fois philosophique et démocratique), donne au manuel un statut ambigu. N’oublions pas qu’un programme a été établi fin 19ième pour encadrer les professeurs de philo de province, les parisiens vu leur brio n’en ayant pas besoin ! Il n’y pas de « livre du maître » en philo, contrairement à d’autre disciplines…
Témoins ces précautions oratoires : « Ce manuel ne saurait, bien entendu, se substituer au cours du professeur » (Hatier TS 1995), ou : « Il ne comporte pas un cours systématique dont la vocation inavouée serait de se substituer à la parole du maître » (Hatier, TL, 1995). Ou : « Cet ouvrage ne constitue pas l’équivalent d’un cours de philosophie, ni de son résumé ou de son plan. Le cours est le fait du professeur de philosophie, qui l’instruit et le compose librement, et le conduit en pleine responsabilité » (Nathan, TL, 2001) ; ou : « Il n’a pas pour objectif de se substituer au cours élaboré par le professeur (Raffin, Delagrave, 2006) etc. Idem quand il s’agit d’ouvrages directement à destination d’élèves : « Le présent ouvrage n’a ni l’ambition ni les moyens de se substituer au cours de votre professeur, qui reste indispensable et irremplaçable pour bien vous préparer à l’épreuve de philosophie du baccalauréat » (Prépabac examen, TL/ES/S, 2005). L’affaire est entendue ! Il reste cependant la contradiction de vouloir traiter un tant soi peu une notion sans faire cours : « adopter un plan qui, sans se substituer à un cours, en prend l’allure » ! (Delagrave, 2003).
Car l’enseignement philosophique français, s’il s’inscrit dans un cadre démocratique et laïque, ne doit pas endoctriner les élèves, ou diffuser une philosophie officielle. La multiplicité de manuels d’éditeurs privés (contrairement au manuel unique de certains pays), engagés par un programme étatique, mais libres de le transposer, laisse une marge philosophique (ex : matérialiste ou spiritualiste) et didactique appréciable aux rédacteurs.
De ce fait, il peut apparaître comme « orienté », en ce qu’il n’est pas neutre : « Si le programme peut énumérer les notions, un manuel engage déjà un débat d’interprétation et de traitement du programme » (Raffin, Delagrave, 2003). Par exemple on choisit (« par souci de lisibilité et de commodité», Delagrave 2006)) ou pas l’ordre des notions du programme. Le Cours de philosophie de L.L. Grateloup (Hachette 1990) pratique « selon l’ordre alphabétique des notions », car « aucune notion ne jouit a priori d’un statut philosophique privilégié ». Mais chaque cours « que composent les leçons consacrées aux notions » est « magistral, parce que chaque leçon est ici autre chose qu’une simple revue étale d’opinions diverses ou une plate juxtaposition de doctrines », « une nouvelle pièce maîtresse d’un cours responsable qui lui donne son sens ». C’est pour cela qu’un manuel peut toujours apparaître dans sa partie qui a l’allure d’un cours comme le concurrent du cours de l’enseignant.
Par ailleurs, comme il y a deux programmes, 2003 pour les séries générales et 2006 pour les séries technologiques, il y aura deux types de manuels. Comme celui des séries générales précise quelques différences entre les séries L, ES et S14, il y a le choix de certains éditeurs entre faire un manuel par série générale (TL, ES, S ; ex : Bordas, 2001), ou un seul pour les tris séries (ex : Delagrave. C’est aussi plus économique ! Mais il faudra alors justifier pourquoi : « Il ne se conforme pas à la lettre du programme, et c’est en cela qu’il en respecte l’esprit). Comme c’est le même programme pour les différentes séries technologiques (STG, STL, STI, SMS et Hôtellerie), il n’y aura qu’un seul manuel pour toutes ces séries.
Se pose alors la question de savoir si, au-delà de la forte ressemblance entre les deux programmes des séries générales et technologiques, qui assure « l’unité de l’enseignement de la philosophie dans le second degré », et mis à part le nombre plus restreint de notions dû à l’horaire plus faible dans les secondes, il faut ou non prendre en compte la spécificité des élèves des filières technologiques, c’est-à-dire si la différence de public est une variable didactique essentielle pour la rédaction des manuels scolaires.
C’est un problème philosophico-didactique important, selon que l’on considère que l’on s’adresse en philosophie à des élèves concrets, à prendre tels qu’ils sont pour les amener plus loin, ou à un auditoire universel d’êtres également doués de raison, qui abandonnent au seuil de la classe leurs déterminations particulières. On reconnaît là un des éléments du débat qui oppose en France les républicains de la communauté des esprits rationnels de l’élève abstrait e à celle des pédagogues, qui veulent connaître John (comme dit Dewey), et pas seulement la philosophie, pour enseigner la philosophie à John…
On mesurera ici la différence entre : Nathan Technique FGH 1989, qui parle d’une manière générale de « l’élève » ; Nathan STT/STI/STL/SMS 1992, qui propose son manuel « aux élèves des sections technologiques (pour) montrer que la pratique de la philosophie ne doit pas être l’apanage de certains… », « à des élèves qui sont souvent déconcertés par les exigences de rigueur et de rationalité que doit présenter tout questionnement philosophique », où la spécificité de ces élèves apparaît ; et Delagrave 2006 : « Nous avons souhaité prendre en considération la spécificité des élèves de séries technologiques. Notre expérience …nous a appris la nécessité d’ancrer la philosophie dans le réel : usage fréquent d’exemples, nécessité de multiplier les médiations et les ajustements, intérêt d’user de « leviers pédagogiques » (NDLR : le mot est lâché, même entre guillemets) (documents ethnologiques, images, sujets de débats contemporains…). Nous avons donc été conduits à modifier la structure de notre manuel des séries générales et à introduire des innovations adaptées aux conditions particulières de l’enseignement dans les séries technologiques… »15. On voit ici la prise en compte du principe de réalité : la difficulté, voire dans certains cas, l’impossibilité, d’enseigner dans certaines classes, surtout technologiques, et la conclusion qui s’ensuit : il faut donc modifier l’enseignement de la philosophie, et partant ses manuels.
La question est alors de savoir en quoi. Et c’est là où l’effort doit porter, dont il y a peu de trace dans les manuels, quand on les compare à vingt ans d’intervalle, tant la pesanteur d’une didactique traditionnelle pèse. Ce que nous constatons par exemple, c’est que l’organisation de discussions en classe continue à être absente des manuels, alors que c’est une voie prometteuse de l’apprentissage du philosopher, on le voit dans les expériences en lycée professionnel et dans les pratiques au primaire et en collège. Signalons cependant l’ouvrage de Grataloup/Vignard (Séries techno, Bréal, 2006), qui popularise certaines recherches du secteur philo du GFEN, sur l’écriture ou le colloque des philosophes. C’est cette analyse plus précise que nous poursuivrons dans notre prochain article.
1 Voir en amont de la terminale Tozzi M., « Des « manuels » de philosophie au primaire et au collège », Diotime l’Agora n° 29, Sceren-Crdp de Montpellier, avril 2006.
2 Voir Histoire de l’enseignement de la philosophie en France dans le secondaire, Septentrion, Lille, 1999, ou De l’enseignement de la philosophie, Charles Bénard, philosophe et pédagogue, 1999.
3 Voir un éclairage dans Tozzi M., « Analyse comparée de différents paradigmes organisateurs de l’enseignement de la philosophie selon différents pays », Colloque franco allemand sur l’école comparée, Potsdam, sept. 2005.
4 GREPH : Groupe de Recherche sur l’Enseignement de la PHilosophie, fondé par J. Derrida et les étudiants de l’ENS, qui ont critiqué la position conservatrice de la philosophie officielle, sa position « machiste » de surplomb (Voir Les Etats généraux de la philosophie, Flammarion, ). M. Onfray combat aujourd’hui, par sa Contre histoire de la philosophie (Bréal), sa dominante spiritualiste, anti matérialiste et anti-hédoniste.
5 Voir Les philosophes entre le lycée et l’avant-garde, L’Harmattan, 1987.
6 Exemple les trois ouvrages coordonnés par F. Raffin sur La dissertation philosophique (1994), La lecture philosophique (1995), Usages des textes dans l’enseignement philosophique (2002), INRP-CNDP-Hachette.
7 C’est le cas de mon ouvrage Penser par soi-même – Initiation à la philosophie (Chronique Sociale, 1994), qui, s’il clarifie pour les élèves les compétences attendues en philosophie, ne traite pas du programme.
9 Autre formule, où l’on met en relation des textes entre eux : La philosophie comme débat entre les textes (Magnard, 1984), qui met en regard des pages de gauche et droite des textes confrontés par rapport à une même question.
11 Approche développée dans ma thèse Vers une didactique de l’apprentissage du philosopher, dirigée par P. Meirieu et soutenue en 1992. Les compétences sont exposées dans Penser par soi-même, Chronique sociale, Lyon, 1994, 6ième édit. 2005.
12 Concept créé par le sociologue Verret (1975) et introduit en didactique des mathématiques par Y. Chevallard (1985), puis repris par les autres didactiques disciplinaires.
13 Association pour la Création d’Instituts de Recherche sur l’Enseignement Philosophique, qui veut rénover la didactique de la philosophie.
14 Vu les horaires différents et la spécificité des séries, les différences portent sur le nombre et le choix des notions, le nombre d’œuvres à traiter dans l’année à présenter à l’oral…
15 Précisons que l’un des auteurs de ce manuel, F. Raffin, a dirigé la recherche en didactique de la philosophie à l’INRP dans la décennie 1990-2000, co-publié trois ouvrages sur ces recherches, animé une confrontation des courants sur la didactique de la philosophie à l’initiative de P. Meirieu, et qu’elle est sensibilisée aux problèmes didactiques posés tout particulièrement dans le technique.