Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

Eduquer aux valeurs

 « Eduquer aux valeurs »

Rencontres Crap-Cahiers Pédagogiques 2008

 

Michel Tozzi, professeur émérite des Universités, Montpellier 3

Elisabeth Bussienne, professeure, agrégée de lettres à l’IUFM des Pays de Loire, Le Mans

 

I) Pourquoi aborder la question des valeurs à l’école ?

 

La question est-elle pertinente ? L’école n’est-elle pas faite d’abord pour instruire, c’est-à-dire transmettre des savoirs ! A moins que les valeurs ne soient elles-mêmes des savoirs ; et qu’on puisse enseigner des valeurs comme savoirs (apprendre par exemple la déclaration des droits de l’homme pour que les élèves les connaissent), et comme on peut enseigner certains savoirs (par exemple par un cours magistral d’histoire sur la question). On vient bien de restaurer dans les programmes 2008 du primaire un cours d’ « instruction civique et morale » !!! Une petite phrase de morale bien sentie au tableau sur l’écoute du maître, la politesse ou le respect des camarades commentée, notée et apprise pourrait bien croit-on contribuer à résoudre la question des valeurs à l’école… Il s’agira de s’interroger sur la pertinence de cette approche d’une « instruction des valeurs ».

De fait, l’institution scolaire s’intéresse de près aux valeurs, en premier lieu celles de la République (Liberté, Egalité, Fraternité, Laïcité), qui font partie du préambule de notre Constitution. Elle considère la citoyenneté et la morale laïque comme des valeurs à transmettre aux élèves, et cette transmission fait partie de la mission et de la professionnalité des enseignants en tant que fonctionnaires du service public, de leur cadre déontologique (ensemble des droits et devoirs dans le cadre de leur profession). Les enseignants ont eux-mêmes personnellement une éthique, plus ou moins en phase avec celle de l’institution, qui constitue un repère pour leur « métier de l’humain », où la charge d’enfants et d’adolescents engage toujours des finalités éthiques et politiques, et une philosophie de l’éducation (Quelle école pour former quel homme dans quelle société ?).

Mais les valeurs (Socrate parlait de « vertus ») s’enseignent-elles ? Si non, pourquoi ? S’agit-il  plutôt d’ « éduquer aux valeurs » ? Quelle nuance ? Faut-il et peut-on didactiser cet enseignement (Il y a un cours de morale non confessionnelle belge de deux heures du primaire à la terminale…)? Peut-on didactiser une éducation ?

Mais reprenons…

 

II) De la complexité de la question des valeurs

 

Qu’est-ce qu’une valeur ?

 

Ce peut être ce qui a un prix sur un marché, ce qui a une valeur d’échange parce que cela (un bien par exemple) a une valeur d’usage (Marx). Ou qui n’a aucun prix économique, marchand, mais est cependant une valeur, vaut aux yeux des hommes, comme la liberté, le vrai (valeur intellectuelle), le juste (valeur poilitique), le bien (valeur éthique), le beau (valeur esthétique) ; ce qui « vaut la peine », parce que, même sans prix, cela peut avoir un coût (une « raison de vivre et de mourir »,  pour les trois figures exemplaires de Bergson : le héros, le sage et le saint). La dignité est insolvable, elle n’a pas de prix (Kant). L’axiologie est la réflexion philosophique (et non économique) sur les valeurs.

La valeur, c’est ce à quoi je tiens, mais dont je suis pas propriétaire (ce n’est pas un bien ou un service) ; ce qui constitue une qualité (Aristote parle d’hexis : disposition volontairement acquise, habitus intériorisé : la rigueur pour la pensée, la vertu pour la conduite versus le défaut, la faute morale, le péché religieux).

On essaye aujourd’hui (tentative réductrice ?) de la traduire en compétences : un comportement finalisé (respecter quelqu’un), un savoir-être (devenir ou être généreux), voire un savoir-faire (le « care », prendre soin de quelqu’un).

 

Qu’est-ce qui fait qu’une valeur est une valeur ?

 

Le fait qu’elle apparaisse comme un fondement pour la pensée (le vrai), un repère pour le goût (le beau), un principe, un idéal régulateur (Kant) pour l’action (l’émancipation des opprimés pour Marx, « une vie bonne dans une cité juste » pour Ricoeur). C’est un critère pour le jugement (intellectuel, éthique, esthétique).

Elle est ancrée pour certains dans un absolu transcendant, rationnel, universel, intangible : les Idées pour Platon, les dix commandements pour Saint-Augustin (Dites plutôt la Valeur, non la valeur). Pour d’autres elles sont évolutives, sociologiquement relatives, subjectives, affectives (Nietzsche) : vaut non ce qui vaut en soi, mais ce qui est désiré par nous.

 

Quelles valeurs ?

 

  Il n’est pas aussi simple qu’à première vue de nommer les valeurs. Elles sont souvent implicites, finalisant en permanence nos actes. Evidentes pour chacun, donc rarement explicitées. Dès qu’on réfléchit, tout se brouille : politesse, ou hypocrisie ? La santé est-elle une valeur (cf. le droit à la santé) ou un état biologique de fait ? La confiance est-elle une valeur ou un processus psychologique ? L’écoute est-elle une valeur ou un indicateur comportemental du respect ? Fraternité républicaine, est-ce la même chose que solidarité laïque ? Différent ou semblable de charité chrétienne ? Y a-t-il des valeurs cardinales, princeps (l’utilité pour W. James, la reconnaissance pour A. Honneth, le partage pour un chrétien…) dont d’autres seraient dérivées ?

  Elles ne sont pas de ce fait simples à définir. On peut avoir pour le même mot des conceptions différentes : faut-il caractériser la justice par l’égalité ou l’équité ? Prôner à chacun selon son mérite (Sarkozy) ou selon ses besoins (Marx) ? La laïcité est-elle neutralité ou confrontation réglée ?  D’où la nécessité de clarifier les valeurs, d’en préciser le contenu.

  Au-delà d’un vague consensus sur les droits de l’homme (que ne partagent pas les intégristes : sont-ils des droits universels ou occidentaux ; inférieurs aux commandements divins ?), elles sont problématiques, car dépendent du point de vue de l’acteur (perspectivisme des valeurs) : tel assassin d’innocents est un martyr pour d’autres ; le résistant est-il à soutenir comme patriote ou à supprimer comme terroriste? L’ordre est une anti-valeur pour le révolutionnaire, le changement face à l’injustice pour le réactionnaire. L’appartenance à une communauté est un fondement identitaire pour les uns (Taylor), un repoussoir communautariste pour un républicain français. La vie est-elle une valeur absolue ou relative (avortement, peine de mort, euthanasie…) ? Le « progrès » technoscientifique est-il une valeur, ou la source des dégâts proprement humains ? Les « valeurs » de la modernité (argent, confort, rentabilité, adaptabilité) sont-elles de « vraies » valeurs ? L’efficacité est-elle une valeur, ou le critère d’adéquation des moyens à une fin ? Le libéralisme est-il une valeur ou une catastrophe? Mais on peut être un libéral politique, et combattre le libéralisme économique (anarchisme)… L’obéissance est-elle vertu ou lâcheté ? Et l’individualisme : une reconnaissance de la personne ou un égocentrisme égoïste ?

  D’autant que les valeurs en acte sont toujours contextualisées. La vérité, qui apparaît comme une valeur, est-elle mon guide s’il faut dire à un nazi qu’il y a un juif chez moi ? La tolérance, bien sur ! Mais toujours ? Jusqu’où ? Version faible (je supporte) ou forte (Voltaire : « Je me battrai pour que vous puissiez dire le contraire de ce que je pense ») ? La coopération peut devenir « collaboration », la neutralité lâcheté, l’honnêteté naïveté, le courage inconscience, la liberté laxisme, le nationalisme chauvinisme… Selon les circonstances, le doute peut être force de la pensée ou faiblesse de l’action, la violence brutalité des moyens ou courage de défendre, la non violence lâcheté ou force de l’âme, le courage peut être ténacité ou entêtement. On peut admettre une certaine inégalité si on s’occupe solidairement des pauvres (Rawls).

  La question se complique quand il y a des conflits de légitimité entre valeurs également respectables. On a longtemps privilégié la liberté dans le capitalisme et l’égalité dans le communisme. Faut-il privilégier la liberté de chacun ou la sécurité de tous ? L’ordre ou le changement ? La République à la française ou la démocratie à l’anglo-saxonne ? L’égalité (à chacun la même chose) ou l’équité (donner plus à ceux qui ont moins) ? Le droit à l’égalité ou le droit à la différence ? Le respect du fœtus ou le désir de la femme ? Le respect de la vie ou la volonté d’en finir du mourant ? D’où la nécessité de hiérarchiser les valeurs, et de les hiérarchiser en contexte (par rapport au respect de la vie, on peut être pour l’avortement et contre la peine de mort, position logiquement contradictoire mais fondée en contexte).

  Se pose donc la question de l’opérationnalisation des valeurs. Selon quels critères et dans quelles circonstances juger de l’application d’une valeur, en pensée et en acte ? Quelle jurisprudence personnelle (et collective : pensons aux circonstances atténuantes) ? D’autant que la même valeur (émanciper les jeunes filles musulmanes) peut donner lieu à des positions contradictoires (au sein même du féminisme, interdiction ou pas du foulard à l’école). Et que la même situation peut convoquer des valeurs différentes en tension : doit-on traiter un handicapé à l’école de la même façon que les autres (droit à l’égalité), ou tenir compte de sa particularité (droit à la différence) ?

On le voit, les valeurs ne sont faciles ni à nommer et expliciter, ni à clarifier et définir, ni à appliquer et opérationnaliser en contexte situationnel, en particulier quand elles entrent en tension.

 

III – A l’école : éléments de problématique

 

A l’école, les valeurs sont présentes, souvent de façon implicite ; on peut néanmoins se demander si le mot n’est pas parfois galvaudé. En quoi sont-elles présentes et quels problèmes cela pose-t-il ?

- On n’enseigne pas seulement des contenus disciplinaires, mais aussi des comportements.

- Certains problèmes avec les élèves semblent venir de ce que nous n’avons pas les mêmes valeurs. Les élèves ont eux-mêmes des valeurs hétérogènes, dont certaines compliquent la tâche de l’enseignant. Mais lors d’un conflit, ce qui est en jeu peut être une opinion, voire le désir d’avoir raison. Affirmer une conviction n’est pas forcément mettre en œuvre une valeur. Il faudrait pouvoir être au clair sur ce qui est valeur, croyance, règle…

- Vouloir éduquer aux valeurs peut être une dangereuse tentation démiurgique, un désir plus ou moins conscient de formatage – certes républicain -, mais formatage quand même. Or nous ne nous sentons pas tous, pas toujours légitimes pour éduquer aux valeurs : en quoi « mes » valeurs seraient-elles meilleures que celles d’autrui ? Nous ne nous sentons pas non plus toujours en accord avec les valeurs que l’institution nous demande de transmettre, un « prescrit »  par des IO, le discours officiel, pas toujours très clair du reste, mais où un retour à une forme d’ordre moral se dessine. De plus, un autre problème vient de l’écart entre les valeurs prônées à l’école et ce que la société reconnaît comme valeurs : l’école doit elle transmettre des valeurs qui adapteront à la société ou qui aideront à résister à des tendances sociétales lourdes qui méritent critique ?

- Même sans avoir le désir d’éduquer à des valeurs, nous en faisons passer, sans le vouloir parfois, sans toujours le vouloir, par nos attitudes, nos comportements, nos pratiques pédagogiques. Ce que le maître donne à voir est important : une valeur s’incarne, se vit, il ne suffit pas qu’elle soit déclarée, même si il est important qu’elle le soit.

- A l’école, quand on pense « valeur », on pense d’abord à tout ce qui est lié à l’éthique, et avec une tendance à assimiler morale et valeurs. Il est plus difficile de penser, par exemple, ce qui est de l’ordre du politique, de la vérité, de l’esthétique. Il se joue pourtant aussi du pouvoir à l’école, on y travaille la recherche de la vérité… La question des valeurs ne se poserait-elle explicitement que lorsqu’il y a des problèmes dans la vie de la communauté scolaire ? Au point qu’on a pu se demander si elle ne masquait pas une justification idéologique de la recherche du confort[1] des enseignants…

Nous pensons que nous éduquons de toute façon à des valeurs et qu’il vaut mieux le faire en ayant réfléchi à ce qu’elles sont, à ce que nous voulons faire et comment, à la façon dont nous prenons en compte pour cela (ou non) les prescriptions de l’institution. Cela entraîne beaucoup de doutes et d’incertitudes, et – dans l’atelier – un refus net de tout ce qui ressemblerait à une volonté d’imposer les valeurs et formater les élèves. Les valeurs préexistent à l’école, à la classe, aux acteurs, mais elles peuvent se construire collectivement. Le maître joue alors un rôle de médiateur. Eduquer aux valeurs n’est pas la façon moderne, pédagogiquement correcte, de dire,  d’« enseigner la morale », même s’il y a une demande sociale et institutionnelle d’enseignement de la morale, qui se formule dans ces termes pour l’école primaire et n’ose peut-être pas encore les utiliser pour les autres niveaux d’enseignement. Eduquer aux valeurs ne peut avoir pour but d’installer la paix sociale dans la classe, l’ambition est plus grande : permettre aux élèves de se construire, ou de choisir leurs propres valeurs, ou de reprendre consciemment à leur compte telle ou telle valeur ; mais aussi construire une « culture de valeurs » commune, en articulant l’individuel, le subjectif, le désir, et le collectif, l’universalisable.

 

IV – Quelques pistes

 

Il est évidemment difficile d’éduquer à des objets aussi difficiles à définir que les valeurs[2], et aussi difficilement didactisables. La question « quelles sont les valeurs à transmettre ? » n’est pas résolue, et celle du moment (au cas par cas quand il surgit quelque chose d’inattendu qui se prête à une réflexion sur les valeurs dans la vie de la classe ou de façon plus systématique) relève plutôt des choix pédagogiques de chacun, de l’environnement (école primaire ou enseignement secondaire, enseignant d’une discipline uniquement, professeur principal, etc.) et de critères comme la légitimité et l’efficacité.

 

Le socle commun prescrit des valeurs à transmettre, dans son introduction et dans le pilier 7 (le pilier 6 sur les compétences civiques et sociales est plus centré sur d’une part l’encadrement de la vie des élèves au collège, et d’autre part des connaissances relevant de l’instruction civique). A titre d’exemple, sans volonté d’exhaustivité[3], citons les valeurs de la République, le goût pour la recherche de la vérité, la rigueur, la persévérance et le goût de l’effort, la capacité de jugement autonome, l’esprit d’initiative, l’engagement, l’implication, la créativité, le travail, l’obéissance…

On retrouve bien les tensions liées à la hiérarchie des valeurs : par exemple il faut avant tout respecter des règles, mais en faisant preuve d’esprit d’initiative, il faut acquérir le goût du savoir mais la coutume est de ne donner que des gratifications externes, comme les notes, or on s’engage d’autant plus qu’on a le sentiment de le faire librement. Sans doute ces tensions sont-elles inhérentes à la situation d’éducation.

Les programmes des différentes disciplines prescrivent aussi des valeurs à transmettre : l’esprit critique, l’honnêteté intellectuelle, la curiosité, la responsabilité, la citoyenneté, la sécurité, l’autonomie, la coopération… Il n’est évidemment pas possible de reprendre ici l’étude de certains programmes qui a été faite pendant l’atelier. On peut se demander si un tel programme est réalisable dans les conditions imposées (négociation entre les contenus à transmettre et le temps à consacrer à chacun, qui fait que les valeurs resteront dans l’implicite. On semble faire  confiance à l’imprégnation par les activités de recherche comme en sciences, ou la lecture des textes comme en français.

Les différents dispositifs de travail sont eux aussi porteurs de valeurs : le travail individuel est plutôt du côté de la responsabilité (il faut s’approprier un contrat, des exigences qui visent à faire accéder à l’autonomie), de l’honnêteté intellectuelle et de l’humilité (l’élève seul voit ce qu’il sait faire), de l’incitation à l’effort ; le travail en groupe implique le respect d’autrui et l’écoute, la coopération, mais aussi l’honnêteté intellectuelle, la confiance que le maître accorde aux élèves peut les inciter à avoir confiance en eux et en leurs enseignants. Enfin même si cela s’apprend, le travail de groupe est du côté de l’autogestion et de la démocratie : avec les travaux de recherche on trouve la prise de risque, l’acceptation de l’incertitude et la persévérance, une marge le liberté ou du moins d’autonomie, la responsabilité par rapport au groupe-classe qui bénéficiera des recherche de chacun…

Cela reste néanmoins le plus souvent implicite : le postulat est alors qu’il faut d’abord mettre les élèves dans des situations où ils peuvent vivre les valeurs, et que cette imprégnation réitérée portera ses fruits.

Sans doute faudrait-il aussi pourtant que parfois les valeurs soient nommées, déclarées, discutées. Des débats sont possibles pour cela dans différentes disciplines : à partir de textes littéraires porteurs de valeurs, de situations historiques, d’événements de l’histoire des sciences – autour du vrai, par exemple -, de l’organisation du travail dans la classe et de la vie de la classe.

Bref, un travail difficile mais important est possible : certaines orientations ministérielles, comme dans les nouveaux programmes de l’école primaire[4], sont d’autant plus désolantes…

 

 

 

 

 

 



[1] On entend ici par « désir de confort » le désir d’avoir une classe assez paisible et harmonieuse pour qu’on puisse se consacrer à faire travailler et apprendre les élèves.

[2] Voir la première partie.

[3] Il ne s’agit ici ni de décider si ce sont ou non des valeurs, ni si nous les prenons à notre compte, mais simplement d’examiner la prescription institutionnelle.

[4] Pour le cycle 2 du primaire : (les élèves) découvrent les principes de la morale, qui peuvent être expliqués par le maître au cours de la journée, et présentés sous forme de maximes illustrées, telles que « la liberté de l’un s’arrête où commence celle d’autrui », « ne pas faire à autrui ce que je ne voudrais pas qu’il me fasse », etc. Ils prennent conscience des notions de droits et de devoirs.

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