Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

Le corps dans les nouvelles pratiques philosophiques

Le corps dans les nouvelles pratiques philosophiques (NPP)

 

Par Michel Tozzi, professeur émérite des Universités, Montpellier 3

10ième Festival philo des champs (Revel – Juillet 2008)

 

Nous entendons par « Nouvelles Pratiques Philosophiques » (NPP) les pratiques de la philosophie qui s’expérimentent aujourd’hui, que ce soit dans la continuité de pratiques plus anciennes comme le dialogue socratique, ou dans des formes renouvelées, ou selon des modalités inédites : par exemple le café philo, l’atelier philo avec des enfants, des adolescents ou des adultes, la consultation philosophique, le ciné-philo, la rando-philo etc.

Une pratique philosophique peut en effet s’exercer de manière solitaire (Cf la tour de Montaigne ou le poêle de Descartes) : lecture personnelle de textes de philosophes ; réflexion individuelle dans sa tête ; écriture pour élaborer sa propre pensée… Mais c’est de pratiques collectives dont nous parlerons ici, qu’il s’agisse d’un entretien individuel, ou d’animation philosophique de groupes : là où est requise l’intervention d’un praticien (philosophe ou enseignant formé par exemple) pour aider une ou plusieurs personnes à philosopher, à apprendre à penser par eux-mêmes, au contact d’un ou plusieurs autres. Là où le participant à un café philo ou un atelier philo, là où le consultant sont actifs par leur pensée et leur parole, et n’assiste pas passivement au cours magistral d’un maître. Nous avons dit parole, car la dimension orale de l’activité, sans exclure l’écriture, est déterminante.

C’est parce qu’il est question de l’exercice et de l’apprentissage de la pensée, d’une pensée philosophique, du philosopher, que se pose la question du corps dans ces nouvelles pratiques.

« Qu’en est-il de la place du corps dans l’exercice d’une pensée ? » est un problème philosophique de fond, nécessaire à l’élucidation de sa place et de son rôle dans les nouvelles pratiques philosophiques.

 

La question théorique : inventaire des présupposés

 

La formulation de la question ci-dessus implique des présupposés, c’est-à-dire des affirmations posées implicitement dans la question, nécessaires pour que la question tienne, prenne sens, pas seulement linguistiquement, au niveau de sa compréhension dans la langue, mais conceptuellement, c’est-à-dire qui permettent de la penser :

-         on pose par exemple l’existence d’une pensée puisque l’on parle de son exercice, et on se demande si et comment intervient le corps dans le processus de la pensée.

-         On pose aussi l’existence du corps. Et plus précisément on s’interroge sur la question de la place du corps, semblant lui attribuer une réalité spatiale, matérielle, vivante – par exemple physique et biologique.

-         On ne se demande pas d’ailleurs où est la place de la pensée, et si elle a d’ailleurs une place (en a-t-elle, dans l’hypothèse ou elle serait, contrairement au corps, immatérielle ?), auquel cas sa place ne serait plus qu’une métaphore…

-         Il semble en tout cas que la pensée et le corps soient distincts dans la formulation, accréditant l’hypothèse dualiste de deux réalités distinctes. Et c’est le corps qui pose un problème, celui de sa place (rien que sa place, toute sa place ? La place pose la question de l’encombrement éventuel…).

-         On pose aussi que c’est la pensée qui pense : par définition : la pensée « c’est ce qui pense ».  Que « le corps pense », ou puisse penser, semble hors formulation de la question. Car si le corps pensait, « où » serait la pensée ? Et quelle serait la place de la pensée dans un corps qui pense ? Serait-elle même nécessaire, puisque le corps penserait par lui-même?

-         La question ici, c’est plutôt : quand je pense, où est passé mon corps ? A-t-il disparu ? Est-il caché ? Est-il présent ? Sous quelle(s) modalité(s) ? Et surtout a-t-il une influence dans l’exercice d’une pensée pour qu’elle pense, et même puisse penser (car peut-on penser sans corps, et plus précisément sans corps vivant ?). La place renvoie ici au rôle : le corps pourrait être nécessaire à la pensée (pourquoi alors?), sans pour autant être suffisant (et pourquoi ? Les plantes, qui n’ont pas de conscience, seraient privées de pensée…) ; mais alors quel rôle joue-t-il, (n’est-il qu’un figurant, ou un acteur de premier plan, qui donne la réplique ?).

-         La pensée dans la formulation est posée comme une existence, mais n’est pas définie dans son essence. Or qu’est-ce que la pensée ? Et la pensée d’un homme ? Car c’est un homme qui pose la question, cherchant probablement par ce questionnement à mieux se connaître et se comprendre en tant qu’homme, et qui pense. S’agit-il de toute activité mentale, cognitive (alors de nombreux animaux « pensent »), de tout le contenu de l’esprit d’un homme (mais les sens, l’inconscient pensent-ils ?), ou de la pensée réflexive, de l’entendement (Descartes), de la raison (c’est de cette pensée dont il est question en tout cas dans les nouvelles pratiques philosophiques)?

C’est dans ce dernier sens que nous prendrons la pensée dans la question, qui devient : 

« Quelle est la place de notre corps quand notre pensée se veut philosophique ? ».

On connaît certaines réponses de philosophes dans l’histoire :

- Pour le Socrate de Platon, le corps est un tombeau dont la mort délivrera notre âme. Philosopher c’est apprendre à mourir, à mourir à son corps, siège des passions entravant la sagesse, c’est rechercher l’Intelligible. Il faut même se méfier de l’art, de la poésie, qui cultivent les apparences et la séduction, nous éloignant de la vérité des Idées.

- Pour Descartes, le corps, de l’ordre de l’espace, de la mécanique (c’est un corps bien peu vivant !) est distinct de l’âme, siège de la pensée, et uni à lui par la glande pinéale. Si la pensée comprend toutes nos représentations sensibles et intellectuelles, seul notre entendement peut vraiment connaître, les sens et l’imagination nous égarant. C’est l’exercice de l’entendement qui constitue et garantit une pensée réflexive.

Ces deux philosophes et bien d’autres sont dualistes (corps et âmes distinct), et spiritualistes, au sens où non seulement l’esprit est ontologiquement distinct du corps, mais il lui est supérieur en valeur : le corps nous empêche à la fois d’être rationnel (obstacle à la connaissance) et raisonnable (obstacle à la sagesse). Une interprétation fréquente du christianisme, avec le « péché de la chair », abonde cette orientation.

Les conséquences pratiques sont alors claires : il faut neutraliser le corps pour penser, empêcher son influence néfaste sur la réflexivité. Penser en utilisant seulement son entendement, agir seulement selon la raison. Rationnel et raisonnable sont les deux repères du philosophe pour comprendre le monde et s’orienter dans la vie.

Aristote certes, dont s’est inspiré Saint Thomas d’Aquin, reconnaît aux plantes une âme végétative, aux animaux une âme sensitive, mais seul l’homme possède une âme raisonnable. Ce sont les philosophes matérialistes (Démocrite dès l’Antiquité, puis au 18ème Diderot, La Mettrie, D’Holbach, Helvétius…) qui rompront une conception dualiste de l’âme et du corps. Spinoza déjà, au 17ième, ne séparait plus le corps et l’esprit, deux aspect d’une même et seule réalité (position moniste).

La question telle qu’elle était posée n’a plus de sens dans cette perspective : on peut tout aussi bien dire que c’est le corps qui pense que l’esprit. Plus exactement, il y a une substance unique qui pense, et on ne peut plus s’interroger de façon dualiste sur le rôle du corps dans la pensée : la question théorique s’est dissoute car elle présupposait un dualisme doublé d’un spiritualisme…

 

La question pratique : le corps in presencia

 

Posons maintenant la question dans la pratique. Les NPP travaillent le plus souvent avec la parole vive (moins avec l’écrit, les textes) et un rapport à autrui en présence physique mutuelle, comme dans la discussion, l’entretien…. Ce n’est pas sans conséquence sur la spécificité de ces pratiques : la voix c’est du corps, un ton, un registre, un débit ; la parole c’est bien sur du sens, mais aussi (et d’abord) du son, et le son est matériel ; et aussi du regard, des mimiques, un visage, des gestes… Je suis incarné dans et par ma locution, et autrui dans et par son interlocution. Une discussion est une confrontation à l’altérité incarnée et plurielle. Ce sont des corps qui se parlent, et ça fait de l’effet : 80% du message passe par le non verbal, nous apprennent les théories de la communication. Regarder quand on écoute facilite la compréhension. Ce contexte « in presencia » n’est pas anecdotique, parce qu’il met en jeu les sens, permet de prendre en temps réel des informations sur l’effet produit par sa parole, ce qui la modifie plus ou moins en retour…

La parole, même réflexive, ce n’est pas seulement du concept et du raisonnement, mais de l’affect, de l’émotion (c’est la base de l’art oratoire que de s’appuyer sur cette donnée). On réagit dans la discussion par rapport à ce qui vient d’être dit, qui produit sur nous un effet à la fois intellectuel et sensible, et ce mode réactif n’est jamais totalement affectivement neutre : une question à nous posée, une objection à nous adressée nous provoquent, nous ébranlent. Les sophistes jouaient en permanence sur ces différents registres pour convaincre, persuader, séduire. Et même quand comme Socrate, on s’en tient au raisonnement dans un rapport rigoureux à la vérité, l’ironie n’est pas absente de la maïeutique : il n’est que de voir comment certains de ses interlocuteurs se mettent en colère, ou quittent sur le champ la conversation, furieux d’être pris en flagrant délit de contradiction ou d’aporie !

D’autant que le dialogue (et aujourd’hui la discussion à plusieurs) se passe en public, mettant en jeu la « face » de chacun. Même si la visée est philosophique et non rhétorique (encore moins sophistique), et tente de travailler sur les rapports de sens dans une visée de vérité, le rapport de force interindividuel qu’instaure tout maniement du langage à travers l’image de soi donnée aux autres n’est jamais totalement neutralisé (il faut publiquement « sauver la face » pour ne pas se retrouver en « position basse », selon Gofmann). L’intérêt de l’ « éthique discussionnelle » dans une discussion à visée philosophique (DVP) est certes d’instaurer, selon les catégories de Habermas, un « agir communicationnel » et non « stratégique » (où autrui est une fin, et non un moyen), un « idéal de parole » où ce sont les idées qui sont en question, et non les personnes, où il s’agit de maintenir le conflit dans le champ socio-cognitif, sans dérive socio-affective. Mais nous connaissons « l’erreur de Descartes » (Damasio[1]), qui croyait que l’entendement pouvait dans la réflexion se rendre étanche, non contaminé par l’affect, que la raison pouvait être « pure » (Kant), alors qu’ils sont infiltrés d’émotion. L’émotion, c’est du corps, la façon dont le monde m’affecte, et autrui m’altère par sa présence, même si l’interaction se veut intellectuelle.

 

Des postures favorables ?

 

On peut dès lors s’interroger sur les postures les plus favorables à la réflexion individuelle et collective. Pascal disait que pour croire, il faut s’agenouiller et accueillir. Les postures yogiques, une façon de se tenir, de respirer, facilitent la méditation. La réflexion philosophique suppose une certaine qualité du silence (qui est atténuation de tout bruit matériel) dans la solitude, pour ouvrir l’espace du langage intérieur, d’un dialogue avec soi. Mais le silence a aussi un sens dans une DVP, pour se mettre individuellement et collectivement devant une question posée et commencer à articuler de la pensée, ou pour « digérer » une intervention qui touche. Je ne peux écouter l’autre qu’en faisant silence sur ma parole pour accueillir cette altérité. Pour comprendre il faut non seulement brancher son attention sur l’autre, se tourner vers lui, écouter activement (et pas seulement entendre physiquement) ; le regarder si c’est aidant, se concentrer sur du contenu : cela suppose un corps ouvert vers l’autre, disponible, immobile.

Il y a une dialectique complexe de l’écoute et du regard dans la compréhension : l’ouie est en éveil, et tout parasitage sonore est nuisible, car une pensée s’exprime par la chaîne langagière orale et ne peut être comprise que si elle est entendue. Tout le corps est ici dans la voix, et l’on peut fermer les yeux pour mieux se concentrer sur le dit, car la façon de dire peut aider comme égarer. Fermer les yeux, refuser le monde sensible évite les anecdotes insignifiantes d’un regard dispersé hors de propos et hors du propos tenu. Mais aussi on peut intensément regarder le visage et les gestes du locuteur pour mieux saisir dans un corps qui parle ce qu’il dit : non en se dispersant dans la contingence d’une chair insignifiante jusqu’à la nausée (Sartre), mais attentif à la façon dont le corps épouse au plus près son expression orale. Il y a toute une épistémologie de l’écoute et du regard à faire jouer dans la complémentarité de leur spécificité pour comprendre le fond philosophique du dit de l’autre, et pour que l’autre comprenne qu’on fait l’effort de le comprendre. Car quand quelqu’un (me) parle, le regarder, c’est le prendre physiquement en compte, et quand il parle une pensée, lui renvoyer que son corps parlant est pris en compte comme engrammage. Je dis corps parlant, je pourrai dire aussi corps pensant, car la parole (voix, geste et message) est indissolublement corps et pensée, pensée incarnée et corps pensant, corps-pensée. Le corps est donc au cœur des pratiques philosophiques de parole.

 

 

 


[1] « Spinoza avait raison ».

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