Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

Le mythe comme support à une réflexion philosophique avec les élèves

Le mythe comme support à une réflexion philosophique avec les élèves

Michel Tozzi, professeur émérite en sciences de l’éducation à l’Université Montpellier 3,

didacticien de la philosophie

 

Pour animer en classe une discussion à visée philosophique, on part généralement d’une question forte posée par les enfants et les adolescents en classe. Une question, car celle-ci met individuellement et collectivement en posture de recherche pour y répondre, amène plusieurs solutions possibles, et suscite donc l’échange. Une question qui émane des intéressés eux-mêmes, ce qui résoud le problème de la motivation, car on a envie de chercher et de trouver une réponse à une question dès lors qu’on se la pose personnellement et vraiment.

Pour des enfants jeunes, ces questions peuvent être recueillies spontanément, ou de manière plus formelle dans une « boite à questions » ; lorsqu’il y a un programme philosophique, comme en classe terminale de lycée, elles peuvent être formulées à partir de notions du programme. Elles peuvent surgir naturellement d’événements quotidiens, d’une situation qui pose un problème de fond, personnel (ex : l’amitié ou l’amour) ou collectif (une bagarre), de classe ou d’école, existentiel (un décès) ou de société (un fait divers)… Elles peuvent aussi surgir, de façon plus didactique, c’est-à-dire organisée pour un apprentissage réflexif, à partir de supports choisis par le maître : un album de jeunesse (1), une bande dessinée (2), une affiche (3), un roman (4), un film (5), un texte de philosophe (6), ou un mythe…

Nous voudrions ici insister sur l’intérêt spécifique du mythe pour faire réfléchir les enfants.

Le mutos et le logos, du mythe à la raison…

Pourquoi partir de mythes dira-t-on pour faire réfléchir philosophiquement des élèves ? La proposition peut paraître provocante. Le mythe n’est-il pas, dans une perspective scientiste, pré-rationnel, de l’ordre d’une pensée prélogique, magique, religieuse, préscientifique ; ou irrationnel, s’originant dans un inconscient collectif dirait Young, puisant dans l’imaginaire, alors qu’il s’agit pour les élèves d’exercer leur raison ? La thèse la plus communément partagée n’est-elle pas que la philosophie occidentale naît précisément du passage grec du mutos au logos, au 6ième siècle av. J.-C., lorsque Xénophane commence à critiquer le comportement répréhensible de Dieux bien trop humains, et quand Ouranos, Chronos, Zeus, laissent place chez les présocratiques à l’air, la terre, l’eau ou le feu comme élément primordial de l’univers ? Le logos comme raison ne naît-il donc pas de la critique du mythe, comme passage d’histoires imaginaires à une connaissance rationnelle du monde sous la forme scientifique ou philosophique de la rationalité ?

L’intérêt respectif du mutos et du logos est pourtant un vieux débat philosophique. Le mythe arrive-t-il à dire, en authentique langage, par sa puissance poétique de suggestion, sa suprarationalité, des choses que le logos, la raison, à cause de ses limites, de sa rigidité enfermante, ne peut formaliser ou comprendre (c’est la version des romantiques) ? Ou le logos est-il, par sa rationalité précisément, un dépassement du mythe, un progrès de l’humanité dans la connaissance ? On voit bien cette ambiguïté, je dirai cette complexité chez Platon, qui d’un côté puise dans le mythe orphique, mobilise des mythes ou en crée lui-même, et de l’autre développe une maïeutique rationnelle serrée de définitions conceptuelles avec Socrate (« Qu’est-ce que le courage – ou la vertu ? »), et condamne la métaphore poétique comme mensonge à bannir de la Cité… Ou chez Freud qui veut faire œuvre scientifique, mais a besoin d’inventer le mythe moderne de la horde primitive pour rendre compte de l’infrarationalité de l’inconscient, qui a sa logique propre, étrangère précisément à celle du logos… Des philosophes du concept laissent ouverte la porte du mythe : pour des raisons pratiques, Kant maintient le mythe aux confins d’une  « religion dans les limites d’une simple raison ». Et Hegel voit dans son type de représentation une manifestation spéculative de l’absolu de l’Esprit, dépassée certes dans la dynamique de sa dialectique par le concept, mais conservée…

Le mythe fait indéniablement penser. Il est un tremplin pour la pensée, par son pouvoir de connotation, par la polyphonie de ses significations potentielles, la puissance de ses associations d’idées. Mais pense-t-il, ou n’y a-t-il que le concept qui pense vraiment ? C’est un débat philosophique, car il y a des philosophes du concept, qui ne font confiance qu’à la raison (ex : l’entendement et ses idées claires et distinctes chez Descartes, l’idée adéquate chez Spinoza, l’architectonique de la raison chez Kant, l’Esprit chez Hegel…), et des philosophes ouverts à la métaphore du mythe (certains présocratiques, Plotin, Nietzsche, Bergson…).

Par opposition au mythe, le logos philosophique est comme dit Deleuze une « pensée par concept ». Le concept est une production du logos, comme le jugement ou le raisonnement. Ses avantages, ce sont :

- d’une part, à travers le langage, puisqu’on ne peut penser sans langage, son pouvoir de généralisation et d’abstraction, qui lui assure une large extension : le concept d’homme s’applique à tous les hommes passés, présents ou futurs, réels ou imaginaires ;

- d’autre part son pouvoir clarificateur de définition par l’énonciation de ses attributs, qui circonscrit et délimite, donc précise le contenu sémantique d’une notion, et permet de la comprendre (ex : « L’homme est un animal politique »), ce qui entraîne de la rigueur dans l’usage du langage (on commence à penser quand on commence à savoir exactement de quoi on parle) ;

- enfin son pouvoir opératoire de compréhension rationnelle du réel : je comprends mieux ce qu’est un homme par rapport à un animal quand je dis par exemple qu’il est loquans, c’est-à-dire parlant, et surtout cogitans, c’est-à-dire pensant.

L’avantage du concept est sa rigueur, sa clarté explicative. Ses limites ? L’aspect abstrait, froid et aride, qui l’éloigne du monde divers et coloré : le concept, comme le mot, n’est pas, ne veut ni peut être la chose ; sa recherche de l’univocité qui le rend clôturant ; sa façon de construire un système, qui en fait une totalité refermée sur elle-même. La métaphore à l’opposé est relationnelle, buissonnante, polysémique, imaginative, proliférante, mais elle appelle une herméneutique, une exégèse, car elle est incertaine, elle a des contours flous. Mais faut-il jouer le concept contre la métaphore, ou vice-versa ?

L’intérêt de la reprise conceptuelle d’un mythe

Par rapport à ceux qui privilégient respectivement la puissance poétique du mutos, ou la puissance explicative rationnelle du logos, je développerai l’idée que chacun opère dans un champ propre. L’humanité a inventé au cours de son histoire de grandes formes culturelles pour répondre à la question du sens : la religion, l’art, la philosophie, la science… Chacune opère dans des registres distincts de vérité, qui ne sont pas forcément contradictoires. Le mythe de la Genèse cesse d’être un concurrent de la science s’il n’est pas ou plus pris au sens littéral, fondamentaliste, mais considéré comme un texte symbolique susceptible d’interprétations. Le logos peut de ce point de vue permettre une interprétation rationnelle du mutos, une explicitation conceptuelle de ce qu’il dit métaphoriquement. C’est cette troisième piste que nous privilégions, sans trancher si le logos dit avec continuité mais autrement la même chose que le mythe, ou s’il fait rupture en disant autre chose…

Pour nous, amener des enfants ou adolescents à réfléchir à partir du mythe, c’est leur faire symboliquement et pédagogiquement reparcourir le cheminement grec qui mène du mutos au logos, d’un narratif sacré transcendant à une raison philosophique immanente.

Une reprise conceptuelle du mythe  par une discussion à visée philosophique permet en effet de puiser dans sa polysémie de quoi alimenter l’échange sur son interprétation rationnelle, et de se poser philosophiquement les questions de la condition humaine qu’il traite à sa façon (7). C’est un jeu gagnant-gagnant, car on s’imprègne du pouvoir métaphorique de sa compréhension du monde, qui vaut en soi son pesant de profondeur, pour le traduire dans une autre langue, celle de la raison interprétative, qui en explicite rationnement le sens, mais ne referme pas cette richesse dès lors qu’elle est dialogue, « conflit des interprétations » (P. Ricoeur). C’est pourquoi le mythe est formateur dans son accompagnement par une discussion à visée philosophique. Car 1) l’on recueille ainsi par son intermédiaire la richesse connotative de l’image ;

2) mais l’on essaye aussi de concentrer cette dispersion potentielle en un message plus explicite ;

3) tout en évitant cependant la clôture et la froideur du concept aride et réducteur par la pluralité des interprétations et le dialogisme de la discussion autour des questions fondamentales qu’il pose, en tentant d’y répondre.

Nous adhérons aux analyses de Bettelheim qui voient dans le conte de fée (c‘est le même processus pour le mythe) une opportunité pour l’enfant de faire travailler inconsciemment, de façon projective, ses conflits intrapsychiques (8). Il pense aussi que la lecture de ces contes à des enfants se suffit en elle-même pour que ce travail se fasse. Nous pensons pour notre part qu’une réflexion plus organisée à partir des mythes permet en plus un autre type de travail, apporte une dimension supplémentaire et complémentaire : l’exercice de la raison sur le récit, l’allégorie, l’image, la métaphore ; une raison partagée créatrice d’interprétations, qui se déroule à un niveau cette fois conscient, et de plus réflexif. Nous rejoignons ici les travaux de Serge Boimare (9), qui préfère pédagogiquement  le mythe à des supports plus légers (comme la bande dessinée), à cause de sa portée anthropologique, qui accroche existentiellement les adolescents (en particulier les élèves en échec dont le rapport à l’école et plus globalement au monde est problématique, qui ont « envie de savoir et peur d’apprendre »).

Ce n’est pas donc pas tant la lecture structurale du mythe comme discours qui va nous intéresser ici, comme « mytho-logique » : système organisé de signes selon des lois, combinatoire à l’intérieur de la sémiotique d’un ensemble d’éléments circonscrits et repérables, les « mythèmes » (Cf. l’immense travail d’anthropologie structurale de Lévi Strauss). Ce qui nous éclaire plutôt dans notre perspective de didactique de l’apprentissage du philosopher, et non d’anthropologie, d’ethnologie ou de linguistique (avec ses théories du discours), c’est, dans le mythe, la mobilisation du récit et de la métaphore, dans ses dimensions imaginaire et symbolique, ce qui concerne plutôt l’aspect sémantique de son discours (une vieille étymologie de mutos est « parole »: ce qu’il nous dit, le dit de son dire, ce qu’il cherche à nous dire à sa façon propre, ce qui relève de son rapport au sens et à la vérité, champs qui concernent particulièrement l’approche philosophique.

Ce discours tenu, il ne le fait pas de façon conceptuelle, avec la notion moderne, scientifique de « cause ». Lévi-Bruhl parlait d’une pensée prélogique, magique, avec sa causalité anthropomorphique. Il raconte une histoire « sacrée », en ce quelle touche aux choses essentielles, aux sources du cosmos, de la terre, de la vie, de l’homme, de l’impossible et de l’interdit, de la naissance et de la mort, de l’amour…

Il raconte une histoire, il procède par une narrativité. Il fait donc appel à l’imaginaire

Mais il y a une spécificité du mythe par rapport à d’autres textes narratifs. La frontière n’est certes pas facile à tracer, et G. Dumézil avouait avoir passé sa vie à distinguer un mythe d’un conte…Mais on peut dire que la légende garde trace d’une historicité, en l’enjolivant ensuite. Le conte est fictionnel, c’est une histoire merveilleuse, même quand il y a des moments de peur, il ne veut pas explicitement montrer. La fable au contraire est didactique, il y va d’une morale. Le mythe est d’emblée saturé de sens humain, par sa référence aux Dieux. Son imaginaire est fortement articulé sur du symbolique.

Sa spécificité, c’est de nous parler historico-ontologiquement de l’origine, il métaphorise le commencement, le temps d’avant le temps, mais aussi celui du rapport à notre temps, de toutes ses chutes et rechutes, c’est-à-dire aussi de ses recommencements. C’est un discours qui peut être, comme tout discours, décodé par la linguistique, mais qui ne prend sens et qui n’a de valeur épistémique qu’en référence à du « réel » naturel et social. Il dit quelque chose à quelqu’un sur quelque chose. Il se veut « explicatif », il tente de rendre « raison » de (la naissance de l’univers, de la société, des problèmes humains…). Il a une fonction instauratrice (Micea Eliade), en articulant le temps historique sur un temps primordial. Il engendre du rite et du sacré, affect mélangé d’amour et de crainte. Parce que le « réel » est voilé, opaque, mystérieux, quelque part inconnaissable, dans ses dimensions suprarationnelle (renvoyant à du « spirituel ») ou infrarationnelle (renvoyant à l’inconscient), le mythe esquisse une intelligibilité de ce monde secret, sans pour autant le rendre totalement transparent (ce que tentera le logos).

Il est en ce sens pédagogique, comme un maître délivre un message, transmet un secret de fabrication (les more info

mythes furent historiquement en Grèce d’abord des récits sacrés se transmettant ésotériquement dans certaines lignées). Il est à la fois ésotérique, par les limites rationnelles de la métaphore, qu’on ne peut toujours filer que jusqu’à un certain point au-delà duquel elle égare et même aveugle (alors que le logos se veut clarté et universalité, base intellectuelle de la démocratie) ; et partageable, parce qu’il puise dans une tradition collective, orale, populaire et non lettrée, et fait appel à la sensibilité et à l’imagination de chacun. C’est par cet enracinement sensible et imaginatif sous forme de récit qu’il va résonner chez l’enfant, en tant que petit d’homme.

L’enfance est l’âge du pourquoi, de la soif de comprendre une situation que le né-au-monde n’a pas choisie, où il a été jeté là, et qui pose le sens de cet événement mystérieux, tragique par son premier cri de détresse, et qui finira dans un dernier soupir. Le mythe est en phase avec cette interrogation existentielle primordiale, parce qu’il esquisse un type d’éclairage sur cette  question béante que les hommes ont historiquement forgé bien avant la raison. C’est ainsi parce qu’il résonne qu’il peut être le terreau du raisonnement, qui argumente une réponse à un questionnement originaire.

Exemples de démarche

1) L’explicitation rationnelle du sens implicite du mythe

Illustrons notre propos. Nous travaillons aussi bien sur le mythe avec des enfants, des adolescents, des adultes – professeurs d’école en formation, participants au café philo ou à notre atelier philo de l’Université populaire de Narbonne. Preuve que d’un certaine façon, le mythe n’a pas d’âge : il traverse la grande histoire des hommes, et la petite histoire de notre vie, parce qu’il raconte une histoire (ce que nous aimons – enfants ou adultes), plus accessible par sa narrativité qu’une approche directement conceptuelle. Nous utilisons beaucoup les mythes platoniciens, parce qu’ils puisent dans l’inspiration à la fois de la mythologie et de la philosophie grecques, mettent en interaction étroite le mutos et le logos, dans son émergence et sa tradition philosophique, comportent une forte dimension culturelle (essentielle dans la mission de l’école), et répondent à l’objection faite souvent à la philosophie avec les enfants : vous prétendez faire de la philosophie sans les philosophes ni recours à la culture…

On y voit bien fonctionner l’aspect métaphorique du mythe. Par exemple dans l’allégorie de la caverne, mythe de l’origine et de la nature du philosopher, il s’agit de prisonniers enchaînés (situation des hommes privés de liberté – de penser), dans une caverne sombre où l’on ne voit que des ombres (métaphore de l’homme de l’opinion, de l’obscurité et de l’obscurantisme de l’ignorance) ; l’un de ces prisonniers est détaché et forcé de gravir la pente escarpée (la recherche de la vérité n’est pas spontanée, et laborieuse lorsqu’elle est entreprise), pour découvrir le monde réel (la vérité, les idées), qui dérange, aveugle même en un premier temps comme un soleil qu’on ne peut regarder en face (la recherche demande effort, accoutumance, ténacité et persévérance) ; et lorsqu’il redescend dans la caverne pour faire partager la vérité découverte, il risque de se faire tuer (c’est ce qui est arrivé à Socrate : la vérité fâche, est épistémologiquement et socialement subversive)…

Cette histoire racontée est d’abord descriptive (on peut demander aux élèves un dessin, ce qui les ramène sans cesse au texte pour que la figuration soit précise), puis narrative (je leur ai souvent demandé une bande dessinée rendant compte – conte – de la succession du récit). Et Platon réalise lui-même la « reprise conceptuelle du mythe », en détaillant systématiquement terme à terme les éléments de l’allégorie de manière abstraite, explicitant le sens latent du récit en contenu philosophique manifeste. Mais ce contenu est devenu d’autant plus accessible qu’il a été préalablement imaginairement métabolisé sous forme de métaphore, qu’elle illustre pédagogiquement dans l’après-coup de l’explication rationnelle.

On a là le paradigme du lien et du passage du mutos au logos, qui, bien loin de s’exclure, se confortent mutuellement pour délivrer un message, en répondant aux questions implicites, que l’on peut faire formuler explicitement aux élèves : dans quel état se trouvent spontanément les hommes dans leur rapport au savoir et à la vérité ? L’ignorance, « la condition de notre propre naturel sous le rapport de l’inculture » (République, live 7, a). Comment sortir de cet état d’ignorance ? En cherchant la vérité au-delà de ses opinions spontanées et habituelles, « route de l’âme pour monter vers le lieu intelligible ». Est-ce facile ? Non, il faut douter des évidences, convertir son regard. Qu’est-ce qu’un philosophe ? Un chercheur et un partageur de vérité. Quelle est sa démarche ? Expliquer, expliciter rationnellement ce qui reste imagé, parvenir au réel de la vérité et, au-delà de l’apparence des ombres, à la vérité du réel.

Autre exemple, le mythe des androgynes, dans le discours d’Aristophane sur l’amour dans le Banquet. C’est le mythe de l’origine de l’amour, qui répond à la question : d’où vient que nous soyons amoureux ? D’où nous vient l’amour ? C’est le récit de ces hommes originaires à deux têtes, deux bras et deux jambes qui, ayant déplu aux Dieux, se sont vus coupés en deux pour punition, d’où leur désir inextinguible de ne reformer qu’un en s’enlaçant pour fusionner. Voilà « l’explication » non rationnelle mais oh combien suggestive proposée sous forme narrative d’une histoire imaginaire, rendant métaphoriquement compte de l’origine et de la nature du désir (produit d’un sujet divisé, dira Lacan), à la fois souffrance du manque et joie de la (re) trouvaille, au plus haut point symbolique puisque le symbole est à l’origine cet objet coupé en deux morceaux qu’on remettait ensemble de façon ajustée pour tenter de reconstituer sa totalité qui lui donnait sens.

Le premier intérêt du mythe en philosophie comme support réflexif, on vient de le voir, c’est d’en expliciter rationnellement le sens implicite. Les mythes de Platon s’y prêtent particulièrement, parce qu’ils ont un objectif et une vertu pédagogiques : faire comprendre par le concret d’un récit un message plus abstrait. La polysémie y est quelque part réduite, car Platon donne lui-même la lecture qu’il faut en faire. Du récit de l’anneau de Gygès, le sophiste Glaucon conclut philosophiquement, en s’opposant à Socrate selon lequel « Nul n’est méchant volontairement », que donner du pouvoir à quelqu’un le rend forcément mauvais, même s’il était juste.

Mais toute lecture échappe à l’auteur du texte. Le « droit du lecteur » comme dit U. Eco, c’est de construire par et dans sa lecture du sens, son propre sens, qui n’a pour limite que le « droit du texte », et non celui de l’auteur… Il est donc possible d’avoir d’autres « lectures » du Banquet que celle de Platon, comme par exemple celle de Lacan. Et les enfants peuvent nous désorienter dans les interprétations qu’ils donnent du texte, dès que l’on ouvre un débat interprétatif, et les réactions qu’il suscite. Des enfants très jeunes ne veulent pas redescendre dans la caverne, parce qu’ils ont peur du noir, ou ne veulent pas dire la vérité découverte, pour ne pas fâcher leurs camarades, et se retrouver tout seuls.

Dans le mythe de Gygès, où un berger devient tout puissant avec un anneau qui le rend invisible, interprète-t-on la prise de l’anneau par Gygès (sur un géant mort au creux d’une fissure dans la terre) comme « trouvé » ou « volé », comme on l’entend diversement quand des enfants reracontent le mythe, qu’ils ont compris chacun à leur façon? Cette désignation est capitale pour l’interprétation de la suite (Gygès séduit la reine, tue le roi et prend le pouvoir) : est-ce l’anneau qui l’a rendu mauvais dès lors qu’il l’a « trouvé » ? Ou sa nature qui a désormais le pouvoir d’accroître sa méchanceté, puisqu’il l’avait « volé » ?

2) Le mythe comme support de Dialogue maître-élèves, ou de discussions à visée philosophique

Le mythe permet de s’interroger sur les questions essentielles posées à la condition humaine. A l’issue d’une phase de compréhension littérale de l’histoire – vérifiée par la capacité à la reraconter -, je demande aux enfants ou aux adultes ce que cette histoire nous « dit », quel est, au-delà de sa littéralité, son « message ». Les interprétations sont généralement diverses. L’anneau a rendu Gygès mauvais disent les uns. Mais c’est parce que Gygès est déjà mauvais qu’il tue le roi, soutiennent d’autres, quelqu’un d’autre pourrait bien utiliser ce pouvoir nouveau… et même aller voler de l’argent dans une riche banque pour donner de l’argent aux pauvres…

J’ai souvent proposé, à des enfants et des adultes, le mythe de la Genèse, le récit de l’enchaînement interdiction, tentation, transgression, punition. Que nous dit-on  quand on nous raconte cette histoire? Version doloriste : que l’homme ne doit pas désobéir à Dieu, ce qui a entraîné la pénibilité du travail et de l’accouchement, la mort ? Ou – version dynamique, selon laquelle l’interdit permet – que lui désobéir a ouvert l’homme à la sexualité et au désir (ils eurent honte d’être nus), et d’accéder à la connaissance en mangeant le fruit de l’arbre ? Les questions fusent, sur le texte lui-même : Pourquoi Dieu interdit ? Pourquoi punit-il s’il est bon ? Pourquoi ne pardonne-t-il pas ? Pourquoi interdit-il de manger du fruit de l’arbre de la connaissance ? Pourquoi interdit-il sans expliquer le pourquoi de son interdiction ? « Pourquoi ont-ils été punis, puisqu’ils ne connaissaient pas encore le Bien et le Mal ? » ; « Pourquoi est-ce Eve, une femme, qui transgresse la première » ? « Pourquoi Adam suit l’exemple de sa femme ? » « Pourquoi est-ce mal de vouloir devenir comme Dieu »? Ou plus générales : Pourquoi faut-il des interdits ? Sont-ils toujours justifiés ? La transgression est-elle toujours une mauvaise chose ? L’homme doit-il devenir son propre Dieu ? 

On voit l’intérêt de la démarche : s’interroger sur le sens de l’histoire au-delà de son aspect narratif, en construire conceptuellement les sens potentiels, favoriser le débat interprétatif sur le texte, considérer un mythe comme une réponse implicite à une ou plusieurs questions, dégager les questions qu’il pose et les formuler explicitement, ainsi que les réponses qu’il semble donner, reprendre à son compte des questions que personnellement on se pose, et en débattre collectivement (c’est le « moment DVP »). L’intérêt de le faire avec des enfants, c’est que leur fantastique pouvoir de questionnement, inédit, massif et radical, leur « idiotie » au sens de Deleuze, remet le doigt sur des questions que nous ne nous posions plus…

Prendre comme support le mythe, c’est s’appuyer sur un matériau déjà très riche anthropologiquement, contenant les questions essentielles de l’humanité : on peut donc soit expliciter rationnellement le/les sens qu’on lui trouve, soit partir des questions et réponses implicites qu’il contient pour discuter ces questions pour elles-mêmes. M. Lipman – c’est tout à son honneur -, a écrit des romans philosophiques didactiques, ad hoc, contenant implicitement les grandes questions de l’histoire de la philosophie. Ces questions se trouvent déjà dans les mythes ; au maître de conduire par le dialogue leur explicitation, et d’animer des discussions sur ces grandes questions et leur tentative de réponses.

Notes

(1) Voir l’ouvrage de Y. Soulé, D. Bucheton et M. Tozzi : La littérature en débats – Discussions à visées littéraire et philosophique à l’école primaire, Sceren-Crdp de Montpellier, 2008.

Ou les travaux d’Edwige Chirouter. Sa thèse : A quoi pense la littérature de jeunesse ? Portée philosophique de la littérature de jeunesse et pratiques à visée philosophique au cycle 3 de l’école élémentaire, Montpellier 3, 2008 ; ou son ouvrage : Lire, réfléchir et débattre à l’école élémentaire  – La littérature de jeunesse pour aborder les questions philosophiques, Hachette, 2007.

(2) Exemples : la série des Piccolophilo de Michel Piquemal, la revue belge Philéas et Autobulle ; Les p’tits philosophes chez Bayard ; ou. Le bonheur, ou la vérité selon Ninon d’O. Brénifier chez Autrement Jeunesse etc.

(3) La revue Pomme d’Api (Bayard), propose chaque mois, pour des élèves à partir de 3 ans, une affiche double contrastée pour faire réfléchir sur une question.

(4) C’est le cas des sept romans philosophiques de M. Lipman, conçus ad hoc, et de ceux qui en ont écrits dans la même perspective par A.-M. Scharp, Marie-France Daniel, Michel Sasseville, G. Talbot etc.

(5) Voir l’ouvrage Philosophie en séries, Ellipses, 2009, dans lequel Thibaut de Saint Maurice montre l’usage philosophique qu’il fait de séries télévisées avec ses terminales.

(6) Chatain J., Pettier J.-C., Textes et débats à visée philosophique au cycle 3, au collège et … ailleurs, Sceren-Crdp de Créteil, 2003.

(7) On trouvera le dispositif proposé et des exemples d’utilisation de mythes platoniciens comme supports de DVP dans mon ouvrage Débattre à partir des mythes – A l’école et ailleurs, Chronique sociale, Lyon, 2006.

(8)Bettelheim B., Psychanalyse des contes de fées, Pluriel, Paris, 1976.

(9) Boimare S., L’enfant et la peur d’apprendre, Dunod, Paris, 2002.

 

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