Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

Apprentissage et socialisation : équilibrer l’individualisme par un impératif socialisateur

Introduction à l’Université d’Eté de juillet 1998

Dans un contexte évolutif, l’école doit sans cesse redéfinir ses missions. Et elle tâtonne dans l’articulation de ce pluriel, vécu dans une tension.
Placer par exemple l’enfant au centre du système éducatif, c’est consacrer idéologiquement, par la loi d’orientation de 1989, un… puérocentrisme ambigu, parce qu’il donne raison à la fois

  • au développementalisme de la psychologie génétique, et aux théories de l’apprentissage qui font du sujet l’acteur de son propre savoir ;
  • aux méthodes actives qui prennent appui sur l’intérêt de l’élève ;
  • aux humanistes qui veulent l’épanouissement de lapersonne ;
  • au consumérisme scolaire des familles ;
  • à l’égotisme ambiant, qui place l’individu à la base de la société, et consacre l’individualisme comme valeur (Lipovetsky 1983).

Et ce, au détriment peut-être de la vision plus sociologiste (Durkheim), qui cherche à adapter l’individu, comme membre d’une société, àcelle-ci, et par là à lui transmettre les connaissances et à lui inculquer les normes (par exemple civiles, professionnelles, civiques), nécessaires à la survie et au développement de cette société.
On peut alors analyser le mot d’ordre “ d’éducation à la citoyenneté ” comme le contrepoint socio-politique de ce puéro-centrisme à tendance sociétalecentrifuge, un contre-feu, qui tente de recentrer la part trop belle faite à l’individu par l’accent mis sur la socialisation et l’intégration, symboliquement et symptomatiquement incarnées par “ le rapport à la loi ”.
Dans un contexte de coexistence historique de la démocratie politique et du capitalisme économique, de chômage et d’exclusion, de relâchement du lien social,d’éclatement des valeurs et de montée des extrémismes, l’école chercherait un point d’équilibre entre un individualisme centrifuge et un “ impératif socialisateur ” centripète.
“ L’éducation à la citoyenneté ” serait ainsi le consensus mou sur les limites qu’impose à l’individu une démocratie libérale. Consensus mou,parce que l’on peut être d’accord sur la finalité, sans mettre la même signification sous l’expression : on parle ainsi de citoyenneté civile ou politique, républicaine ou démocratique, sociale (dans les associations) ou économique (“ l’entreprise citoyenne ”), d’écocitoyenneté, de citoyenneté locale (dans la ville), française, européenne, mondiale(le “ village terre ” de M. Serres) etc ( Tozzi 1997). Tous les acteurs éducatifs sont de même d’accord sur l’importance de la prise en compte du “ rapport à la loi ”, mais donnent à celle-ci des sens différents (J.P. Obin distingue par exemple les registres anthropologique, social, moral, juridique, scientifique et éthique de la loi).
Il s’est ainsi esquissé un champsémantique sauvage, autour de mots clefs : banlieue, violence, incivilité, socialisation, insertion, intégration, loi, règle, droit, valeur, civilité, citoyenneté etc. Mots symptômes, car les hommes ont besoin de nommer leurs malaises, qui font irruption dans les médias, les circulaires officielles, mais dans un impensé du langage qu’il faut expliciter. C’est l’intérêt desSciences de l’Education notamment, de tenter de formuler dans un champ notionnel plus cohérent les problématiques sous-jacentes, à partir de distinctions conceptuelles donnant lieu à des recherches précises. C’est le rôle des mouvements pédagogiques, en tant qu’intellectuels collectifs de praticiens, d’expérimenter des innovations sur le terrain face à des situations inédites, etsouvent difficiles.
Dans cette redéfinition des missions de l’école, on pourrait aussi évoquer la tension formation générale / formation professionnelle, le processus de professionnalisation des élèves apparaissant comme un objectif essentiel, dès lors que dans notre société l’insertion sociale passe, massivement, malgré la crise du travail et du travail comme valeur, parl’insertion professionnelle. Et il y a des aspects de socialisation dans ce processus, par exemple l’assiduité et la ponctualité dans un stage en entreprise, l’attitude relationnelle vis-à-vis d’un patron, la politesse envers les clients etc.
Mais c’est la façon dont “ l’impératif socialisateur ” de l’école s’articule avec les apprentissages disciplinaires, missiontraditionnelle d’instruction de l’école, et devient lui-même un objectif explicite d’apprentissage scolaire, qui interroge aujourd’hui les observateurs et les acteurs du système éducatif. Car l’urgence s’est déplacée, de l’hétérogénéité des niveaux avec la pédagogie différenciée des années quatre vingt, consécutive àl’unification du collège et à la massification du système, vers l’hétérogénéité des comportements dans les années quatre vingt dix, avec l’approfondissement de la crise économique et sociale.
De sorte que l’identité professionnelle d’un enseignant tend de plus en plus à se définir par la capacité à articuler des objectifs et despratiques pédagogiques et didactiques d’apprentissage de contenus disciplinaires, avec des processus éducatifs de socialisation d’individus et de groupes. Et au-delà des enseignants, c’est l’ensemble des acteurs de l’établissement, en partenariat avec les familles, le quartier, les collectivités locales etc. qui sont concernés.
Il faut donc entendre, dans le titre de cette Universitéd’Eté “ Apprentissage et socialisation ”, une double question :

  1. Quel apprentissage aujourd’hui de la socialisation à l’école ? Ce qui implique de clarifier de quelle socialisation il s’agit : “ une socialisation démocratique ” dans un Etat de droit, car il peut y avoir des modes de socialisation totalitaires. Et de quel apprentissage ? Des comportements finalisés pardes valeurs, conscientes et volontaires, pas seulement des habitus, des savoirs ou savoir-faire. Ce sont là des choix à justifier, ceux du CRAP-Cahiers Pédagogiques en tant que mouvement pédagogique organisateur de cette Université d’Eté.
    Pour celui-ci,
    – la civilité doit être moins comprise comme un conformisme social, qui assurerait dans un établissement la paix sociale et les conditions dans les classes des apprentissages scolaires (car la civilité serait ici un moyen seulement, et non une fin éducative) que comme l’exigence éthique du respect d’autrui (version judéo-chrétienne de l’amour fraternel ou laïque des droits de l’homme), et le fondement démocratique du fonctionnement d’une communautééducative, car il s’agit bien d’éducation à la liberté d’un sujet dans la vie d’un groupe d’apprentissage, et non d’un dressage au conformisme social, ou d’un simple alignement sur la norme sans adhésion consciente et volontaire.
    – Quant à la citoyenneté, elle doit être comprise non comme l’adhérence à un national-chauvinisme qui belligère et qui exclut, mais comme le sentiment d’appartenance à une nation dont l’histoire est régulée par un Etat de droit, ouvert à l’Europe et au monde. C’est pourquoi, s’agissant de civilité et de citoyenneté, nous parlons de “ socialisation démocratique ”.
  2. Quelles peuvent être les relations, dans la pratique des acteurs scolaires,entre apprentissage des contenus et socialisation des attitudes, “ rapport au savoir et rapport à la loi (Develay 1996), “ contrat didactique et contrat social ” (Meirieu 1997) ?

SIX ENTREES POUR UNE SOCIALISATION DEMOCRATIQUE.

1) Socialiser, pour pouvoir enseigner et apprendre.

La séquence didactique la plus sophistiquée est impuissante face à des élèves qui se battent, unélève révolté, ou une classe en refus scolaire. Le contrat didactique fait fond sur un contrat social qui le précède. Le processus enseignement-apprentissage requiert dans une classe, comme une de ses conditions de possibilité, des individus et un groupe socialisés, c’est-à-dire momentanément apaisés, où la parole du maître et des élèves puissent êtreentendue, et des actes pédagogiques advenir dans le calme.
Cette “ paix éducative ”, au sens minimal de la “ coexistence du vivre ensemble ”, n’assure pas forcément l’apprentissage : un élève peut rêver, des élèves en groupes peuvent discuter de tout autre chose, une classe peut être “ tenue ” par la dictée, ou “ faire des lignes ”après une punition collective … Mais au moins y a t-il reconnaissance du Maître, et peut-on commencer à enseigner quand le calme est (r)établi !
La socialisation apparaît de ce point de vue comme un préalable sinon pour apprendre (Il y faut un consensus sur la finalité d’instruire de l’école), du moins pour enseigner. Lorsqu’il n’est pas acquis, il faut le travailler. C’est alorssoit le rapport de force qui soumet ou exclut, qui est éprouvé comme une violence institutionnelle par les élèves, et donnera lieu à une résistance ressentie comme justifiée, soit une pratique qui tente de constituer en groupe d’apprentissage une addition d’individus.
“ Socialiser alors, est-ce simplement réduire dans le champ clos de la classe le tumulte au silence et les gestes àl’immobilité ? Voulons-nous d’une socialisation de caserne ? Ou bien plus fondamentalement, n’est-ce pas aider à s’inscrire dans un système de valeurs qui rende au silence sa fécondité et en fait le lieu où s’accomplit la parole de l’autre ; à l’immobilité sa réalité pleine, qui est d’être le temps accordé au geste d’autrui ? ” (G.Auguet et G. lavrilleux). Tel est le thème du premier atelier.

2) Socialiser la “ vie de classe ”

La classe n’est pas seulement un lieu où l’on apprend des disciplines, mais la discipline du corps et des émotions ; des comportements civils, des compétences sociales. Si la socialisation peut être un préalable nécessaire en tant que climat à l’apprentissage de contenus, la socialisation démocratique est un objectif en tant que tel de notre école républicaine.
S’il s’agit de constituer au départ une addition d’individus en groupe-classe aux règles communes, c’est le fonctionnement au long cours de la classe qui est ainsi engagé. Les processus de contrat collectif de classe ou individuel de comportement, passés avec un enseignant ou avec l’équipe pédagogique et éducative sont ici intéressants. Tout un travail de rapport à la loi et aux règles peut ainsi s’instaurer à travers la dynamique du groupe et les relations interpersonnelles élèves/adultes-éducateurs.

3) Socialiser par les contenus d’enseignement.

Il ne faudrait pas en déduire que le travail de socialisation démocratique (nousdirons désormais S.D.) doit se faire seulement préalablement à l’enseignement, ou indépendamment des contenus disciplinaires, parce que la classe serait un groupe dont la dynamique doit être traitée en tant que telle. Car il s’agit d’un groupe-classe, c’est-à-dire d’un “ groupe d’apprentissage ” (Meirieu 1984). Faute de ce souci, on tomberait dans la “ dérivesocialisatrice ”, sans exigence sur le “ niveau ”.
Il revient donc aux enseignants de rendre leur mission d’instruction éducative en socialisant les élèves par l’appropriation de certains contenus : l’éducation physique fait ainsi saisir le bien fondé de la règle par la pratique de l’arbitrage durant les matches ; l’éducation civique peut articuler les savoirsinstitutionnels et politiques nécessaires aux choix éclairés du futur citoyen ; le droit conscientise sur l’intention du législateur, les droits et devoirs, les risques encourus en cas de transgression ; l’histoire relie l’individu au passé collectif dont il vient d’hériter ; le français, par l’étude des chefs d’œuvre, fait pénétrer dans le monde d’autrui ;la discussion philosophique développe une “ éthique communicationnelle ” (Habermas 1987) ; les disciplines scientifiques, par leurs exigences intellectuelles et leur façon de faire la preuve, développent une “ morale de la pensée ” dans laquelle “ l’obéissance à la raison est liberté ” etc.
C’est cette volonté de socialiser par le “ rapport au savoir ” (B. Charlot 1997), de “ bâtir un rapport au savoir tel qu’il rassemble et intègre, tout en laissant à l’individu sa marge d’autonomie ” (J.M. Zakhartchouk), qui constituera l’objet du deuxième atelier.
Mais cette valeur socialisatrice et émancipatrice des contenus n’est opératoire que lorsque le rapport au savoir prend du sens pour les élèves (voir plus loin). Et cesens prend notamment consistance par certaines démarches pédagogiques liées aux contenus.

4) Socialiser par les démarches pédagogiques et didactiques.

Le Groupe Français d’Education Nouvelle (GFEN) promeut ainsi une démarche “ d’auto-socio-construction du savoir ”, qui articule une option constructiviste (auto) et une pratique collective en classe. Le travail de groupe organisé etfinalisé (Meirieu 1984) est à la fois moyen d’apprendre un contenu, et objectif socialisateur. Les didacticiens parlent de “ conflit socio-cognitif ” pour caractériser les situations d’apprentissage de contenus à partir de la confrontation des représentations entre pairs.
Car par rapport à un objectif d’apprentissage, plusieurs méthodes pédagogiques sont possibles. Le caractèresocialisateur de certaines peut être l’un des critères de choix. On pourrait très bien au contraire mettre des individus solitaires devant des logiciels adaptés : on obtient alors des apprentissages disciplinaires, mais sans socialisation simultanée. Il y a même des façons de faire apprendre a-socialisatrice : une individualisation de l’enseignement qui coupe l’élève de son groupe de pairs, etqui ne leur apprend donc pas à vivre ensemble (C’est par exemple le problème du télé-enseignement classique, sans regroupements). Jusqu’à des méthodes antisocialisatrices,qui favorisent le chacun pour soi en vue du concours, ou l’hypocrisie …
Or la scolarisation est une forme de socialisation parce qu’elle crée une micro-société qui, pour pouvoir “ tenir ensemble ”, exige des règles collectives qui s’apprennent dans la coexistence : c’est par là que l’école joue son rôle d’interface entre la famille, groupe restreint d’affinités, et la société globale. Utiliser le groupe d’apprentissage comme lieu de S.D. est donc une opportunité éducative : apprendre ensemble peut être une façon d’apprendre à vivre-ensemble.
Mais là aussi, tout dépend des valeurs qui vont finaliser les pratiques collectives. Le travail en équipe va-t-il favoriser la coopération ou la rivalité ? l’émulation ou la concurrence ? S’agit-il fondamentalement de participer, ou avant tout de gagner ? cherche-t-on la contribution de chacun et la répartition de responsabilités précises et tournantes, ou le productivisme du seul résultat ? ladémarche formative ou la seule efficacité ? Le leadership sauvage, ou représentatif ? Régule-t-on les dérives socio-affectives pour maintenir des exigences intellectuelles ? Instaure-t-on une véritable activité des élèves pour qu’ils soient des acteurs de leur propre savoir, instaurant une véritable “ démocratie dans l’acte d’apprendre ” (Tozzi 1996) ? C’estsur ces finalités, les processus et procédures qu’elles impliquent, que travaillera le troisième atelier.

5) L’entrée thématique, transversale et interdisciplinaire de la socialisation démocratique.

Si le contenu des disciplines offre en lui-même une entrée didactique pour la S.D., et les méthodes d’enseignement de ces contenus une entrée plus pédagogique, il peuty avoir aussi une entrée thématique, qui associe des savoirs et savoir-faire divers à l’étude collective d’un sujet global, ou qui développe des capacités transversales ; qui dépasse donc le cadre d’une seule matière par sa dimension interdisciplinaire, engage une équipe pédagogique dans un projet commun et peut ouvrir l’école sur l’extérieur.
Cedécloisonnement disciplinaire, dès lors qu’il s’exerce dans une certaine vigilance épistémologique (Il ne s’agit pas de tout confondre, de dissoudre mais au contraire de montrer la spécificité de chaque discipline sur un objet d’étude), construit pour l’élève du sens, parce qu’il tente d’articuler une cohérence dans un enseignement saucissonné, de constitueren système ouvert (au sens systémique) le dispositif scolaire d’apprentissage, de développer une synergie entre équipe pédagogique et groupe-classe.
Un processus de S.D. peut alors s’élaborer, à travers la “ reliance ” (Morin 1998) d’un savoir co-construit par les différentes disciplines et avec les élèves (à condition que ce soit aussi leur projet, et passeulement celui de l’équipe pédagogique).

6) Socialiser dans et par la “ vie scolaire ”.

Mais au-delà de la classe, il y a la vie, plus globale, de l’élève dans l’établissement. Ce temps et ces lieux divers qui font partie de sa “ vie scolaire ” : permanences, CDI, interclasses et récréations, cours et préaux, cafétéria, repas et dortoirs,activités diverses culturelles, sportives etc. Et dont l’accompagnement concerne plus particulièrement certains acteurs éducatifs : documentaliste, suveillant, conseiller d’éducation et d’orientation, infirmière, assistante sociale etc., sans oublier le rôle éducatif des agents de service …
Comment les élèves peuvent-ils apprendre, à travers leur rapport àl’établissement scolaire comme lieu éducatif, des règles, des attitudes compatibles avec leur scolarisation comme forme de socialisation, les préparant à une insertion sociale et citoyenne ? Comment passer de “ l’indiscipline à la vie en commun ” ? Telle est la question qui sera abordée par le quatrième atelier, notamment à travers la problématique des droits et devoirs des élèves, l’institution des délégués, la mise en place de clubs, l’activité de l’A.S.S.U. etc.

CINQ CONDITIONS FACILITATRICES

Certaines conditions ou dispositifs nous semblent faciliter ce processus de S.D.

1) Que l’élève puisse construire un sens à sa scolarisation.

L’obligation scolaire (un des piliers fondateurs de la République), impose àl’enfant l’école comme institution. La signification de ce “ rite de passage ” ne va pas de soi, par les contraintes, requises pendant des années, du corps (l’immobilité), des lieux (l’entassement), du temps (horaire chargé et rythme hâché), du travail (disciplines multiples aux programmes lourds, aux contrôles fréquents). La prise de risque liée à l’apprentissage, le contrôle social permanent (Perrenoud 1994), le stress d’une évaluation normative et sommative déterminent un rapport contribution/rétribution souvent perçu négativement (Mauvaises notes, punitions, échec, horizon du chômage …)
Trouver du sens à l’école ne va pas de soi, surtout pour certains élèves peu préparés linguistiquement, culturellement, ou par leurmode familial de socialisation à un tel univers. Tout ce qui va permettre de donner du sens aux apprentissages, de construire un rapport personnel au savoir positif, de comprendre le bien-fondé de règles collectives pour vivre ensemble va faciliter la socialisation scolaire. Mais encore faut-il qu’elle aille dans un sens démocratique, promouvant l’esprit critique, et pas seulement la soumission.
Par exemple, montrer que le savoirest accueil à l’interrogation et problématisation du réel, processus et pas seulement produit, objet socialisé de confrontation et fruit de discussions au sein de la communauté scientifique, qu’il a un statut non définitif mais évolutif (et pas cependant arbitraire), que la vérité n’est pas transcendante et absolue mais élaborée par l’exigence rationnelle, et ques’instruire de la science n’est pas soumission à quelqu’un mais liberté de son esprit, prévient les attitudes dogmatiques et fanatiques, et éduque les comportements par la culture de la pensée.
Le “ débat scientifique en classe ” peut ainsi instaurer une forme démocratique des échanges, régulée par l’argumentation rationnelle. La co-constructionréglée des savoirs peut ainsi articuler le souci démocratique des discussions, avec l’exigence rationnelle de la preuve, en science ou philosophie. Unir ainsi, sans les confondre, la démocratie des relations groupales avec les contraintes de la rationalité est le défi que doit relever la “ citoyenneté ” dans l’acte d’apprendre.
Inversement toute pratique éducative qui exige lecontraire de ce qu’elle dit ou fait, qui ne se tient pas liée par les promesses faites, qui humilie ou fait du favoritisme, qui refuse par principe de négocier, ou au contraire n’affirme pas des limites claires, ne permet pas de construire le sens d’une règle qui à la fois doit s’appliquer à tous, et permettre parce qu’elle interdit.

2) Que la socialisation démocratique soit au coeur duprojet d’établissement, et celui-ci bien relié aux apprentissages.

Articuler le pédagogique, le didactique et l’éducatif, les contenus et les méthodes, le disciplinaire et le thématique transversal, la vie de classe et la vie d’établissement, l’enseignant et les autres acteurs de l’établissement, l’établissement et son partenariat extérieur peut être lerôle du projet d’établissement. Le rôle de l’équipe de direction et tout
particulièrement du chef d’établissement est ici déterminant. Comment fédérer et impulser des projets diversifiés d’individus et d’équipes mettant en synergie des objectifs d’apprentissage disciplinaires et de socialisation démocratique ? C’est le thème ducinquième atelier.

3) Que ce processus soit impulsé par la dynamique de démarches collectives.

La socialisation des élèves est favorisée par des adultes eux-mêmes socialisés, c’est-à-dire capables de vivre et de travailler collectivement, d’élaborer des règles communes de fonctionnement et des projets éducatifs : équipes pédagogiques disciplinaireset interdisciplinaires, équipes éducatives intercatégorielles, équipes de direction entreprenantes et participatives. C’est ce caractère collectif des démarches et projets qui permet de sortir du repli individualiste et souffrant, de passer du solitaire au solidaire, de faire exprimer et circuler la parole, d’analyser des problèmes, de construire des stratégies, d’imaginer des propositions,d’ouvrir des espaces de discussion, de négociation, d’élaborer des consensus offrant aux jeunes, face au relativisme ambiant, des repères structurants d’adultes, fondés sur des valeurs partagées.
C’est aussi le sens de coopérations partenariales, sortant l’école de son ghetto, pour coupler son action : avec le rôle éducatif et le suivi des familles ; les institutions àvocation sanitaire et sociale, de prévention ou d’ordre public (police, justice) ; avec l’environnement géographique (associations de quartier, politique de la ville) et le monde du travail, afin de remailler pour les jeunes un lien social distendu. Les sorties extérieures décloisonnent de ce point de vue en mettant les jeunes au contact de certaines réalités, comme les intervenants extérieurs apportent du senspar l’expérience et le témoignage des professionnels.

4) Que des instances soient “ habitées ”, des dispositifs imaginés, des procédures adaptées.

L’exemplarité de la cohérence de l’éducateur entre ses discours et ses actes est psychologiquement structurante pour un jeune. Mais les médiations processuelles, procédurales et institutionnelles sont toutaussi importantes : négociation de contrats individuels et collectifs, pédagogiques et éducatifs, portant sur les règles de fonctionnement, le comportement, les modalités de travail, voire certains contenus ; élections de délégués de classe à finalité citoyenne ; conseils de classe participatifs ; conseils d’administration délibératifs ; temps et lieux de parole desélèves (conseil ; point écoute) ; heures de vie de classe sur l’emploi du temps ; commissions de médiation ; médiateurs adultes et élèves ; échelle des peines discutée, graduée, expliquée, appliquée ; dispositif adapté (lieu, temps, méthodes, personnel) pour (ré-)intégrer les “ décrocheurs ”, cogestion des instances de décision(cf. lycée expérimental de Saint-Nazaire) etc.
Il s’agit
-soit de faire vivre démocratiquement des instances officielles (équipes pédagogiques de la loi d’orientation, circulaires sur les droits des élèves, conseil de classe ou d’administration etc.), ou des droits reconnus (Ici soyons clair : les droits des élèves ne peuvent être respectés que si les adultes acceptentde partager une partie de leur ) ;
-soit d’inventer, au niveau national, académique et surtout local, des formules adaptées au contexte.

5) Que les acteurs acceptent une recomposition de leur identité professionnelle.

C’est un point essentiel mais délicat, que de toucher à l’identité professionnelle, très liée dans “ les métiers de l’humain ” (Cifali)à l’identité personnelle : enseignants non identifiés à leur seule discipline, mais prêts à articuler instruction et éducation ; non crispés sur le seul décompte de leur service en heures de cours, mais ouverts au temps de la concertation en équipe ; assumant la fermeté d’être garant d’une loi, et en même temps prêts à partager une part de leur pouvoir etde leur parole avec les élèves dans l’écoute et la négociation ; chefs d’établissement solidaires de leurs équipes, sensibles à l’éducatif et au pédagogique, et pas seulement à l’administratif et au gestionnaire, capables d’impulser et d’accompagner l’élaboration collective de projets ; documentalistes, CPE etc. acquis à un processus évolutif de professionnalisation, exigeant une solide formation continue, aptes à analyser et remettre en cause leurs pratiques…

CONCLUSION

Un certain nombre de tendances remettent aujourd’hui en question l’autorité de la tradition, du maître et de l’école, cadres structurants et repères identificatoires pour un jeune : les connaissances se renouvellent plus vite que les générations,d’où l’obsolescence rapide de leur transmission ; ce sont les adultes qui cherchent à s’identifier aux jeunes ; le puérocentrisme s’inscrit dans la loi d’orientation du système éducatif ; les droits de l’enfant et des élèves entament le pouvoir de l’adulte et des maîtres ; les médias brisent le monopole et l’intérêt de l’information scolaire ;la toute puissance de la fonction paternelle décline, dans un style d’éducation plus libéral, avec des familles recomposées, des pères au chômage sans identité sociale, un enseignement de plus en plus féminisé etc.
La laïcité autorisant de fait toutes les options philosophiques et religieuses, la démocratie pluralise la légitimité des opinions et babellise les valeurs,le seul accord étant que chacun peut penser ce qu’il veut. Ce relativisme est accru par la fin des “ grands récits ” (Lyotard). Les rapports de force et le droit du travail, par la reconnaissance de revendications professionnelles, organisent les corporatismes. Le libéralisme sauvage, qui n’investit que dans le rentable et ne prend en compte que le solvable, accroît dans une situation difficile la concurrence entretravailleurs, et l’exclusion sociale.
C’est dans un tel contexte qu’est adressée à l’école la demande de “ re-socialiser la société ”, parce qu’elle forme les hommes, donc la société, de demain. Mais elle a bien du mal à satisfaire cette commande, parce qu’elle reproduit la société, qu’elle reflète (la société al’école qu’elle mérite), autant et peut être plus qu’elle ne la produit (Bourdieu et al. 1970). Cette émergence forte des thèmes de la socialisation et de l’éducation à la citoyenneté tente de refonder le contrat social dans une société éclatée. C’est en ce sens un mythe, peut être quelque part une idéologie mystificatrice (selon la sociologiecritique).
Mais ce peut être aussi une “ idée régulatrice ” (Kant) pour l’action des acteurs. Car l’école a une autonomie relative, qu’il ne faut ni surestimer, ni sous-estimer. D’où l’intérêt des questions suivantes : l’éducation à la citoyenneté doit-elle être une discipline particulière, ou l’affaire de toutes et de tous, en tant quefinalité plus que contenu ? Le droit doit-il faire partie de la culture commune scolaire (Cf UE du Crap 1997 et Cahiers Pédagogiques n° 364)? Comment intégrer la citoyenneté au coeur de l’acte d’apprendre (Tozzi 1996) ? L’école peut-elle devenir une mini démocratie, au-delà des asymétries d’âge et de compétences des acteurs ? Peut-elle fonctionner en “société de droit ” ? Comment, quand on a déjà des droits, mais qu’on n’est pas encore citoyen, peut-on le devenir (Defrance 1996) ? Peut-on penser l’éducation et la pédagogie dans les catégories juridiques du droit (ex : le contrat) et politiques de la démocratie (ex : élection des délégués, conflit socio-cognitif dans l’apprentissage) etc.
D’où l’urgence d’une réflexion sur une socialisation scolaire qui pourrait être démocratique. A quelles conditions ? Quels points d’appui pour ceux qui comme le souhaite le CRAP (Cercle de Recherche et d’Action Pédagogique) veulent “ Changer l’école pour changer la société ” (et qui n’oublient pas la première partie de cet exergue des CahiersPédagogiques : “ Changer la société pour changer l’école ”) ?

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Michel Tozzi
Maître de Conférences en Sciences de l’Education
Université Paul Valéry – Montpellier III

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