Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

Professeur de philosophie et militant syndical interprofessionnel

J’ai été formé une première fois par l’université : beaucoup de connaissances académiques, surtout sur l’histoire de la philosophie et les doctrines de quelques grands philosophes, avec très peu de formation professionnelle après le Capes de philosophie à l’époque (1968-1969) : regarder trois professeurs dans leur classe, pour voir comment faire, et rentrer dans la corporation….

C’est plutôt dans un mouvement pédagogique, le CRAP-Cahiers pédagogiques, que je me suis vraiment formé à mon métier d’enseignant, pendant mes vacances d’été, dans ses rencontres annuelles.

Mais j’ai eu une troisième formation, en rencontrant le syndicalisme : j’ai été responsable régional du SGEN pendant sept ans (1976-1983), et secrétaire régionalchargé de la formation syndicale et de la formation permanente des salariés de l’Union Régionale interprofessionnelle CFDT Languedoc-Roussillon pendant 17 ans (1976-1993), dont sept ans à temps complet (à 70 heures par semaine), puis à temps partiel.

Je peux attester du caractère hautement formateur de ces deux fonctions, que ce soit dans leur aspect formel (stagiaire de nombreuses sessions de formation ; formateur denombreux stages syndicaux professionnels et interprofessionnels de salariés, délégués du personnel, membres de comités d’entreprise, de sections syndicales, de représentants syndicaux etc.), ou informel (apprentissage sur le tas des multiples dimensions de l’action syndicale).



Un portefeuille de connaissances et de compétences très diversifiées

Lors du discours de clôture du dernier congrès de l’URI CFDT où je ne candidatais plus à une fonction élective, le 9 décembre 1993, je témoignais ainsi de ce que m’avait apporté la militance syndicale en matière de compétences : « Mes amis de la Commission Exécutive sortante m’ont demandé de conclure, en quelques mots, notre congrès, sacrifiant ainsi au rite qui consiste àdonner le dernier mot à quelqu’un qui a milité longtemps à l’Union régionale, et ne se représente pas. Je les remercie de ce geste d’amitié. 17 ans que je suis à la Commission Exécutive. C’est une tranche dans l’histoire d’une organisation… Il n’est pas facile de répondre à une question pourtant simple que l’on m’a posée ces temps-ci et que je mepose : que t’ont apporté ces 17 années de responsabilité ?… Qu’est-ce que m’a appris la militance syndicale et qui ne provient ni de l’école, ni même de l’exercice de mon métier d’enseignant ?

En fait, une multiplicité de compétences. Je n’en déclinerai que quelques aspects : analyser une situation, jauger un rapport de force, concevoir et mettre enœuvre une stratégie, mener une audience, conduire une réunion, présider une séance, intervenir publiquement dans une assemblée, savoir représenter un collectif, mettre au point un congrès, rédiger et amender des textes, publier un bulletin d’information, faire un tract, tenir un panneau syndical, réunir une conférence de presse, préparer une manifestation, négocier une décision ou uncompromis, animer des sessions de formation, bâtir un plan de travail, planifier la conduite d’un conflit etc. ».

Cet inventaire à la Prévert balaye la diversité des capacités acquises. L’appartenance à un syndicat général des personnels de l’éducation nationale a élargi ma vision d’enseignant à d’autres types de personnel (agents, administratifs, chefsd’établissement…). Son affiliation par ailleurs à une confédération ouvrière m’a fait découvrir la vision de l’école de l’extérieur (moi qui ne l’avais jamais quitté), par les parents travailleurs ou chômeurs. J’ai rencontré aussi bien d’autres métiers, les cultures professionnelles de l’agriculture, de l’industrie et du tertiaire, autravers de leurs fédérations professionnelles (quelles différences entre le public et le privé, les cheminots, les gaziers, les postiers, les hospitaliers, les métallos, les chimistes, les services par exemple !) ; et aussi les spécificités d’autres régions, au travers des Unions régionales des syndicats (les traditions du nord, de l’est, les bretons ou la région PACA… Leslieux d’implantation, les différences de taille entre les entreprises, de mentalités, d’organisation, la présence très inégale du syndicalisme, des différents syndicats etc. sont étonnants vus de près, autrement que par des études statistiques…

Cette activité m’a permis d’approfondir ma culture économique (l’économie de marché, son fonctionnementet ses problèmes, l’économie d’entreprise…), politique (l’idéologie libérale, le marxisme, le courant autogestionnaire, les différentes politiques publiques en matière sociale), historique (histoire du mouvement ouvrier), juridique (le droit du travail, la réglementation sur la formation permanente dans la fonction publique et le secteur privé), institutionnelle (les délégués dupersonnel, les comités d’entreprise, les prud’hommes, la sécurité sociale, les institutions de la formation professionnelle étatiques, patronales, paritaires où je siégeais…). L’activité syndicale m’a ouvert à des problèmes sociaux (l’emploi et les types de contrats, le chômage et ses régimes d’indemnisation, l’exploitation de la main d’œuvre, les revendications salariales et sur les conditions de travail, la retraite et ses régimes…), et plus largement sociétaux que rencontrait le syndicalismeNote1  : formation, immigation, inégalité des sexes, avortement, homophobie, logement, ouverture de l’Europe…

Je me suis donc progressivement construit unevision du monde engagée, certes idéologiquement colorée et située, avec la part de manichéisme nécessaire à l’acteur social pour se positionner et infléchir collectivement le cours de la société, mais indéniablement élargie par la prise en compte de dimensions économiques et sociales concrètes qui alimentaient ma réflexion. J’ai compris qu’une organisation, àses différents niveaux, peut jouer un rôle d’intellectuel collectif formateur pour ses membres, si elle ne bloque pas ses débats internes, et peut développer, au-delà de slogans revendicatifs parfois réducteurs mais parlants, des outils d’analyse de situations globales et locales, le goût du débat démocratique, et aussi du sens stratégique et tactique (y compris en interne), celui des rapports de force et desmoyens de lutte. Vivant aussi une période de désyndicalisation, j’ai pu aussi analyser les problèmes auxquels était confronté le syndicalisme, notamment à travers le genre de vie de ses militantsNote2 .


Réinvestir ces compétences

J’ai pu par la suite souventréinvestir telle ou telle de ces compétences dans d’autres domaines : par exemple la formation syndicale (reçue puis dispensée) à la conduite psychosociologique des groupes m’a aidé à gérer la dynamique de certains groupes-classes dans mon lycée technique. L’habitude de partir en formation syndicale des conditions concrètes de travail vécues par les salariés dans leurs« boites », avant de proposer des clés d’analyse, m’a amené à prendre davantage en compte les questions et problèmes des élèves pour leur apprendre à penser. Mon enseignement en terminale a été dès lors influencé par la pédagogie de l’adulte salarié, adhérent et souvent militant, au parler direct en cas d’insatisfaction, ayant souvent un mauvais souvenir de l’école et de la formation scolaire, avec l’habitude de la revendication et de la négociation, où le « formé » (qui m’apportait son expérience professionnelle et militante) se vit comme un véritable interlocuteur avec sa propre expérience. La « culture organisationnelle » acquise est aisément transférable dans nombre d’activités professionnelles ou de la vie associative : habitude de conduire des réunions ou de s’y situer, de prendre des décisions collectives, de planifier des stages, de comprendre un budget, de préparer une pétition, une audience, un rapport d’activité ou d’orientation…

Voilà ce qui explique de mon point de vue comment nombre de travailleurs à la formation scolaire courte ou perturbée acquièrent une personnalité riche de connaissances diversifiées et de compétences nombreuses, confrontés à certaines tâches constitutives de leurs fonctions et mandats. J’ai en tout cas beaucoup appris d’eux, moi qui avais une instruction généralement plus grande au départ, et croisais bien des autodidactes de terrain, apprenant au fur et à mesure de leurs activités et responsabilités nouvelles. Pour un« intellectuel », l’expérience de ce type de militance active pendant 22 ans (de 1971 à 1993), a été déterminante dans le cours de ma vie, avec ses dimensions à la fois pratique et théorique, individuelle et collective. A preuve aujourd’hui, où je vis une tension à la fois délicate et heuristique, entre la fonction de chercheur universitaire en didactique de la philosophie, etde militant du philosopherNote3 avec les enfants et dans la cité…

 

Michel Tozzi,

professeur des universités à Montpellier 3, directeur du CERFEE.



Notes
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1 J’ai notamment écrit un ouvrage sur la rencontre entre le syndicalisme et les nouveaux mouvements sociaux (analysés à l’époque par A. Touraine et F.Dubet) : Syndicalisme et nouveaux mouvements sociaux : féminisme, régionalisme, écologie, Editions ouvrières, Paris, 1982.

Sur la dimension « régionaliste » du « vivre et travailler au pays » de la fin des années  70», j’ai abordé la dimension culturelle et linguistique au sein de la commission « Langues et culturesopprimées » du SGEN, en coordonnant chez Syros l’ouvrage Vivre et apprendre sa langue, Paris, 1984.


2 Voir mon ouvrage : Militer autrement, Chronique sociale, Lyon, Vie Ouvrière, Bruxelles, 1985.


3 Voir mon site : www.philotozzi.com

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