Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

Textes écrits après les séances de l’atelier philo de l’Université Populaire de Narbonne

Novembre 2004-juin 2007

Le point de vue de l’animateur

J’attends d’un atelier qui se dit et veut « philosophique » (et non par exemple littéraire, psychologique, citoyen etc.) un travail à visée spécifiquement philosophique, c’est-à-dire un type de réflexion :

  • qui formule des questions essentielles pour la condition humaine, s’enracinant dans des enjeux à la fois personnellement existentiels et humainement déterminants, pour construire le(s) problème(s) qui se pose(nt) à l’homme à travers cette question ;
  • qui tente de conceptualiser les notions dont on a réflexivement besoin pour poser ou résoudre le(s) problème(s) posé(s), en faisant les distinctions conceptuelles nécessaires, en déterminant le sens de ces notions, parce que l’on ne peut philosophiquement penser qu’avec les mots d’une langue naturelle ;
  • et enfin qui essaye d’argumenter rationnellement les tentatives de réponses à ces questions, en examinant ce qui peut les fonder, ou déconstruire les objections soulevées.

2) J’attends aussi que la dynamique de cet atelier construise une véritable communauté de recherche, à l’éthique communicationnelle, une réflexion collective, et me confronte constructivement à l’altérité incarnée. Car seul autrui, dans sa singularité, sa radicale différence, peut me surprendre vraiment, me déplacer cognitivement, m’enrichir de son expérience et de sa réflexion, et m’amener à une « pensée élargie » (Kant).

3) J’attends, pour que cette réflexion commune soit philosophique, que le vécu de chacun témoigne de l’enracinement de sa vision du monde dans le concret de son expérience, et qu’il illustre aussi ses idées ; mais aussi que ce vécu soit dépassé dans sa contingence et sa limitation par une réflexion plus générale et abstraite, passant de l’affect (ou de la métaphore) au concept, sur le registre de la rationalité.

4) J’attends enfin que soient privilégiées les modalités de fonctionnement qui favorisent l’expression et la confrontation des idées pour faire émerger une pensée réflexive. Je pense notamment – mais à l’atelier d’expérimenter de nouvelles formes, et de faire preuve d’innovation -, à l’utilisation et à la combinaison :

- d’introductions préparées qui, sous forme d’apports préalables, amènent au groupe des éléments de problématique, qui donnent d’emblée un certain recul et une certaine hauteur à la réflexion qui va s’engager ;

- ou/et de courts extraits d’auteurs (philosophes, ou poètes, romanciers, artistes…), qui amènent au groupe une altérité autre que celle du groupe, puisée au patrimoine de l’humanité ;

- de moments d’écriture (suivi de leur lecture), car la mise en mots de sa pensée dans la solitude devant la page blanche permet, avec la cohérence et la cohésion des processus rédactionnels, de formuler ce que l’on pense de façon plus précise et rigoureuse, de poser sa pensée, et de revenir, sur le moment et ultérieurement, sur sa trace.

- de discussions sur les questions, les notions et les arguments en jeu, appuyées ou non sur les éléments introductifs ou patrimoniaux, et les textes produits par les participants.

Le tact dans la préparation et le choix des textes, c’est que tout membre du groupe puisse comprendre ce qui est dit sans besoin d’une quelconque érudition : souci à la fois démocratique (pour éviter les effets de « distinction »), et pédagogique (langage adapté, vérification de la compréhension).

L’atelier de philosophie est un travail de la pensée, une jouissance aussi de ce travail, car il y a un plaisir de penser, et aussi un plaisir de penser collectivement, partagé au sein d’un « intellectuel collectif ».

La convivialité, toujours appréciable dans les relations humaines, doit y être cultivée, mais jamais au détriment de la qualité et des exigences de la réflexion.

Michel 10-06-06

2004-2005

Monsieur Cro Magnon,

Je voudrais croire que vous ne me ressemblez pas.

Certes nous avons tous deux une horloge biologique : la faim et la soif, la fatigue, le sommeil.

Mais vous deviez sentir durement le temps de la faim qui tenaillait vos entrailles, celui incontournable et aléatoire de la chasse, et le temps de la peur dans la nuit de tous les dangers.

J’ai un emploi de fonctionnaire, le supermarché à portée de voiture, une porte qui ferme à clef, de la lumière et les congés payés.

J’ai aussi une sonnerie de réveil pour m’indiquer le début de ma journée, une montre pour ne pas être en retard, et je connais objectivement et précisément l’heure en pleine nuit.

Vous deviez vous contenter du jour qui se lève et se couche, plus ou moins long selon les saisons, de l’ombre portée sur le glacier, ou de celle des arbres…quand il faisait soleil.

Comment viviez-vous l’avenir ? Pour assurer les besoins vitaux certainement : manger, mais aussi prévoir un minimum, pour conserver les aliments, entretenir le feu pour les cuire et éloigner les bêtes.

Je suis un homme à projets, personnels et professionnels : je programme mon travail, je planifie mes loisirs. Libéré des questions de survie, j’organise consciemment ma vie à partir de besoins sociaux, culturels.

Votre présent pouvait-il être paisible, quand vous étiez rassasié, réchauffé, endormi, après l’amour ? Où aviez-vous le souci de l’après, ne dormiez-vous que d’un œil, dans la peur et l’angoisse ?

Je voudrais croire que vous ne me ressemblez pas.

Mais vous étiez déjà un homme.

Déjà vous preniez le temps de la création sur les parois des cavernes.

Et vous enterriez vos morts, preuve de la conscience de la perte, de la mémoire du passé à travers le culte des ancêtres.

Et moi encore je peux souffrir de l’aléatoire des relations, je crains l’accident sur la route et la maladie, je sens la vulnérabilité d’une vie qui va droit vers la mort…

Michel 6-11-04

Le rapport de l’homme au passé

Le passé est la dimension irréversible du temps. Il ne revient plus à l’existence, seulement à la conscience, s’il n’est pas oublié, sous la forme du souvenir : il se déforme alors, qu’on le noircisse ou l’enjolive. On peut dire : « il a existé ». Existe-t-il dans le présent ? Peut-être dans l’inconscient, qui lui n’oublie pas, et où il demeure.

Notre passé n’est pas seulement antériorité, mais causalité : il nous détermine, car nous sommes à partir de et à cause de ce que nous avons été. Il enchaîne parfois, par la nostalgie de ce qui fut bon et ne reviendra pas, par le remords de ce qui fut mal et reste ineffaçable.

Il est possible de le « digérer », quand il renvoie à la souffrance, par un travail de deuil, et/ou en tentant de lui donner statut d’expérience qui fait grandir, mûrir.

Il est le témoin d’une histoire individuelle et/ou collective, la trace et le support d’une identité. D’où la nécessité de la mémoire, car l’homme sans passé est sans racine : il ne peut dire qui il est parce qu’il ne sait pas d’où il vient. Et le devoir de mémoire, qui garde le souvenir de l’homme ou le groupe inhumains, dont il faut faire leçon (« Plus jamais çà !), même si les célébrations peuvent être instrumentalisées… Le pardon même n’est pas oubli !

Michel 4-12-04

Le rapport de l’homme à l’avenir

Comme pour le rapport au passé vu précédemment, il est très ambivalent, et peut être orienté à l’opposé, mais c’est ce biface qui nous travaille :

- d’un côté c’est la possibilité de se pro-jeter, de se jeter en avant, d’ex(-s)ister comme dit Sartre, de désirer et vouloir, de tenter de maîtriser par le but, l’objectif, les moyens, la carte, le trajet, la prévision, la programmation, la planification, l’emploi du temps. C’est aussi créer de la différence, de l’inédit, de l’autre, de l’originalité, innover, faire œuvre de sa propre vie. Et aussi être disponible, accueillir, maturer, germiner, espérer, le plaisir du dépaysement, de la surprise ;

- mais ce peut être aussi l’attente qui n’en finit pas de voir l’avenir ne pas advenir, rivé à un présent qui ne décolle plus, l’impatience qui ne veut plus attendre, la peur de l’inconnu, de l’imprévisible, la confrontation à l’aléatoire, la prise de risque, la responsabilité des décisions, des conséquences, la répétition du passé sans ouverture, l’enchaînement aux statuts, aux promesses. Et la certitude de mourir, le sentiment de l’inéluctable, déjà écrit avant même d’avoir été agi…

Le rapport de l’homme à l’avenir oscille entre la joie de la création et le désespoir des déterminismes, le désir de toute puissance et l’impuissante fatalité, l’obsession de la maîtrise et la dérision de l’imprévu.

L’avenir pose le problème de mon devenir, de mon ad-venir : « faire, et en faisant se faire » (Sartre), c’est la version libre et responsable d’un homme qui ne peut se résoudre à n’être qu’un destin.

Michel 29-01-05

Le rapport de l’homme au présent

Le présent existe-t-il ? Et que veut, voudrait dire pour le présent “ exister ” : être la seule réalité de fait, hors imagination, souvenir ou projection, ou une existence en pensée seulement, subjectivement consciente, socialement construite par convention culturelle? N’est-il déjà que passé ou avenir, fugace, volatile, inconsistant, insaisissable, illusion, en fait inexistant, car aussitôt mort que né ? Et d’ailleurs s’il n’est pas, est-il alors plutôt passé (un mort-né) ou avenir (un déjà là), car comment être en même temps les deux ? Est-il ce point (mais un point est-il du temps ou de l’espace ?), entre un avant et un après de la flèche (occidentale) du temps, nommé “ instant ” ? Est-il la vie contenue dans cet instant, sensation du corps souffrant ou jouissant, ou la conscience de cet instant, la suspension entre l’inspiration et l’expiration ? Et cet instant dure-t-il comme moment, et si oui combien de temps pour faire du présent : une seconde, unité de temps, une journée (le présent c’est le quotidien), un siècle (pour l’histoire, science du temps passé, le présent c’est le contemporain, histoire qui commence en 1914 !).

Par ailleurs, le présent, est-ce que nous le vivons ou le ratons ? Pour Pascal, alors qu’il nous appartient nous le ratons, obsédés par la quête d’un bonheur à venir par le divertissement. Mais qu’est ce que vivre le présent : ressentir les sensations du corps (le présent c’est la présence du corps, le corps présent), ou avoir conscience de ses sensations ? Peut-il y avoir présent sans conscience ? L’urgence du présent ne se nourrit-elle pas de temps forts, craintes et tremblements, élan amoureux, esthétique, spirituel ? Et quel doit être éthiquement, philosophiquement (sagesse), notre rapport au présent : quand on est malheureux, le fuir, par les bons souvenirs, l’imaginaire, l’espoir ou l’espérance, ou l’assumer comme indépassable de notre condition ? Ou s’y installer, temps suspendu, moment d’éternité, dans la saveur de “ l’être-là ”, où est perdue par symbiose la notion du temps : jouissance de vivre, contemplation, extase, sagesse hédoniste ou spirituelle ?

Bref, comment inventer notre rapport au présent dans la perspective de la sagesse, du bonheur ou du salut, c’est selon ?

Michel 5-02-05

Qu’est-ce que le temps ?

Cette question appelle une conceptualisation du temps, une définition de son essence. Mais peut-on penser le temps sur le mode de la conceptualisation ?

Difficile, car la temporalité est une dimension constitutive de la pensée humaine à au moins quatre points de vue différents, voire opposés. Il semble que le temps soit plutôt (ou si c’est simultanément, comment ?) un contenant, un contenu et un constituant :

  • on est dedans, comme s’il nous contenait, cadre réel de notre expérience (il nous précédait et nous survivra) ; car il est difficile en occident de ne pas situer ce qui (nous) arrive dans un temps (et un espace) objectif (s). Il serait alors une substance réelle, la matrice d’un monde spatio-temporel, existant en soi et sans moi, comme étoffe du monde…
  • on l’a (ou pas), comme si on en détenait (capital ou ressource) ou en manquait, (contrainte) ; il est alors comme un bien objectif, une quantité disponible ou rare à manipuler ?
  • on l’est, on est temporalité, comme s’il était une dimension de notre existence, son rythme. Le temps est alors ce vécu subjectif, qualitatif, durée et tonalité de nos affects, par exemple dans le regret psychologique ou le remords éthique, l’ennui, l’attente et l’impatience, le projet… La difficulté ici est de conceptualiser un vécu. Car conceptualiser, c’est notamment catégoriser : mais comment catégoriser, c’est-à-dire, isoler, séparer, dans le qualitatif d’un flux ?
  • A moins qu’il ne soit seulement une catégorie de la pensée qui permet de penser le monde et soi-même…Ici la pensée pense le temps comme l’une de ses catégories, une de ses conditions de possibilité, le cadre purement humain de notre perception, sans existence objective (ce à travers quoi nous percevons le réel) ?

On peut aussi tenter de le penser par son contraire, l’éternité, dont certains disent qu’elle est un attribut de Dieu. Mais c’est plutôt l’éternité qu’on pense à travers la catégorie du temps : elle ne “ dure ” pas, et n’a “ ni commencement ni fin ”. Dire qu’elle est hors-temps (ou un “ temps infini ”) nous renvoie à la définition du temps. Et donc qu’est-ce que le temps ?

Michel 5-03-05

Espoir et crainte, désir et volonté, instant et éternité

L’espoir et la crainte sont toujours au présent. Mais impossible de les vivre et difficile de les penser sans rapport à l’avenir. Ils colorent l’attente comme le blanc et le noir, l’optimisme et le pessimisme. Ce sont les enfants du désir, qui cherchent à être satisfait et redoutent de ne l’être point. Le désir est néguentropique, car il est créateur d’un investissement qui engendre l’espoir, et du même mouvement la crainte. Il donne forme au chaos au travers de ses pulsions. La liberté, plus consciente, en fait de même par la volonté du projet. La déception, c’est de l’espoir au passé, et de la crainte réalisée.

Il ne devrait y avoir ni crainte, et pas même d’espoir (et y a-t-il donc encore du désir, voire de la liberté ?), dans l’instant vécu comme tel, qui n’anticipe ni n’attend. Cette ataraxie (philosophiquement immanente), qui suspend le désir par volonté stoïcienne, ou le réalise par fusion chrétienne dans l’amour divin, ou par lâcher-prise bouddhique, est une expérience d’atemporalité. Celle de l’éternité ? Car l’instant, dans son être-là-pour-l’homme, est la métaphore de l’éternité. Métaphore seulement, car l’éternité EST, on ne peut même pas dire qu’elle demeure, car elle est hors temps, alors que moi je passe (et trépasse), je ne fais que (provisoirement) durer. Que pourrait désirer ou vouloir l’éternité, puisqu’elle n’a même pas le temps pour réaliser, espérer ou craindre, et même pas le désespoir d’en finir ? Et pourtant, comment penser un Dieu éternel sans toute puissance, certes sans désir du manque, mais à la volonté réalisée ? Et sans omni présence immanente à sa transcendance?

Michel, 03-05

Temps-longueur et temps-création

- Temps-longueur, temps objectif de la physique, spatialisé et fléché, succession de points dans l’espace, enchaînements d’instants immobiles, photographiques pour rendre compte du mouvement uniforme, temps homogène où chaque seconde se ressemble et passe à la même vitesse, quantifié, quantifiable et mesurable, mathématique, froid et sans aucune sensation (« La science est l’idéologie de la disparition du sujet » dit Lacan).

J’y suis dedans, prisonnier de son irréversibilité, comme dans un destin menant inéluctablement vers la mort. Sans prise sur lui, je ne peux changer son allure, l’accélérer ni le ralentir. Il me transporte, et me trépasse.

Ce temps des horloges est pourtant, par son impassibilité même et sa rigueur, celui de la connaissance, de l’intelligence rationnelle : par lui je peux situer, dater un événement passé, reconstituer une chronologie, il est la condition de possibilité de l’établissement de l’histoire du monde, de la vie, des hommes. C’est le temps socialement partageable, identique pour tous : fiable, il me permet de fixer un rendez-vous, de vivre la ponctualité comme une vertu et un respect. Il permet de comparer des performances de sportifs, de juger d’une efficacité technique, d’une rentabilité économique. Devant l’incertitude subjective de l’avenir, il permet de prévoir le futur, en s’appuyant sur les lois naturelles : on peut prédire le moment exact d’une éclipse cent ans avant ! Il est la base de la balistique spatiale, de la programmation scientifique. Le savoir de ce temps est un pouvoir pour l’homme…

Temps-longueur, impuissance pour mon remords ou mon ennui, puissance pour ma connaissance !

- Temps subjectif de ma conscience, élastique, plus ou mois lent ou rapide, plus ou moins intense. Temps de la mémoire amère (le regret), apaisée (le repentir) ou euphorisante (ce merveilleux souvenir) ; instant de souffrance ou d’extase ; temps du désir, du projet, de la volonté, qui me constituent comme liberté à faire advenir. Temps de la sensibilité et de l’imaginaire, qualitatif, flux de la durée, hétérogène, propre à chaque individu original, singulier, irréductible : temps-création.

Quand je suis dans le temps, j’ai (ou je n’ai pas) le temps. Le temps est un avoir, un capital-temps. Et si je suis temporalité, le temps est la dimension de mon être : je suis plus ou moins heureux.

Au fond le temps est un capital objectif à faire fructifier subjectivement.

Michel 16-04-05

Gérer mon temps, gérer le temps

Gérer mon temps, c’est tenter, en acteur rationnel, d’utiliser mon capital-temps objectif (les journées ont et n’ont que 24 heures) de façon la plus épanouissante pour moi. C’est-à-dire, à la façon de Bentham de « l’arithmétique des plaisirs, » en minimisant en temps et énergie ses-les-mes contraintes (Ah les copies à corriger !), et en maximisant le temps et la jouissance de ses-des-de mes ressources. C’est chercher, en décideur de ma vie, la meilleure combinaison (Leibniz dirait la meilleure « compossibilité »), entre mon activité professionnelle d’enseignement et de recherche et ma vie personnelle, familiale ou non. Arriver à être bien dans chaque situation, sans avoir à me dire : « Je pourrais ou devrais être maintenant ailleurs ou faire plutôt autre chose », réaction qui alimente souvent l’insatisfaction ou la culpabilité (On connaît bien la réaction d’une femme qui travaille et se dit qu’elle ne s’occupe pas assez de ses enfants, ou d’une mère qui regrette de ne pas consacrer plus de temps à sa carrière ou à elle-même). Au fond, explorer l’articulation entre la plénitude de l’instant savouré, qui vaut en soi et pour soi, comme une perle dans son écrin, avec la planification de ce qui est important pour moi, et ne pourrait s’actualiser sans savoir anticiper et trier l’essentiel de l’accessoire, ou l’urgent du « peut attendre ». Ce qui m’aide, c’est par exemple, alors que ce pourrait être un poids, la porosité entre temps professionnel et personnel, dans la mesure où la passion pour la recherche en efface la frontière (c’est l’intérêt d’aimer son travail), mais de plus en plus le ressenti théorisé que le temps qui reste m’est objectivement compté, et que ce serait dommage, autant que le pouvoir sur ma vie le peut, de le perdre en le gâchant.

J’ai bien conscience de considérer et vivre ici le temps de la modernité, celui du temps grandeur qui a une valeur économique comme avoir à faire fructifier, avec un « retour sur investissement » pour mon « économie psychique », soucieux d’une utilité personnelle et/ou sociale (d’une rentabilité), et d’une efficacité gratifiante par rapport aux objectifs poursuivis.

Mais il y a des avantages non négligeables à la planification : c’est parce que j’organise à un an et demi mon emploi du temps professionnel, où une bonne partie du temps dépend de mes décisions, que devient possible la compossibilité successive d’activités pour moi motivantes. Je programme donc le plaisir ou la joie escomptée.

La limite de ce type de fonctionnement, c’est l’indisponibilité à la divine surprise, le plaisir découvert, et non recherché, le temps qui apparaît détourné ou volé du point de vue de l’organisation, mais qui est offert par le kairos, l’opportunité qui se présente, par définition imprévisible, mais délicieuse.

Le rêve serait de pouvoir concilier la programmation, l’organisation de ses satisfactions escomptées avec le plaisir de l’occasion liée à la main tendue du hasard, à l’heureux étonnement de la fortuité. Mais tenter d’articuler maîtrise et déprise, mise en forme de sa vie et accueil de l’imprévisible, c’est encore essayer d’organiser et de s’organiser, y compris dans le lâcher-prise : l’homme de la modernité occidentale ne se débarrasse pas si facilement de son petit moi, qui vise la rentabilité hédoniste du temps, et l’efficacité de l’action pour y parvenir…

Michel 14-05-05

Eloge de l’instant, jusqu’à quand ?
L’instant est le temps suspendu.
L’arrêt sur image de la flèche tendue dans la métaphore spatiale.
Une sorte de verticalité en abscisse dans l’ordonné (l’ordre donné) d’une continuité horizontale. Le moment entre expiration et inspiration, suspension du vide et/ou du plein, souffle et rythme dans la métaphore vitale. Un presque rien qui est un presque tout, puisque c’est le seul moment de rencontre avec le réel. Il peut être heureux ou souffreteux, biface d’une lame tranchante, âme qui arme ou larme qui désarme.
Il y a un éloge à faire de l’instant joyeux.
A ne pas pouvoir le posséder, le prolonger, autant s’y immerger. L’instant par immersion est anhistorique, suspendu, léger dans son éphémère, mais consistant dans la densité de sa jouissance, de la jouissance, extase par co-incidence insensée du corps désirant.
Cet hédonisme peut être égocentré dans la dérive consumériste de l’instant possédé qui nous possède. Mais il peut aussi, dans son rapport au monde, ouvrir à la disponibilité, au cadeau du Kairos, comme d’une main tendue sort une rose épanouie. Il permet à l’autre, comme à moi-même, d’émerger dans la surprise de l’imprévisibilité créatrice.
Le verbe aussi sait conjuguer ce présent, ou rendre présent : il (re-) présente, met au présent, présentifie l’absence, du souvenir heureux ou de l’espoir anticipé (sauf à dire « je suis mort », l’impossible du présent, qui n’est plus que cadavre vidé de son sujet).
Il y a enfin la méditation, non l’instant maîtrisé ou fantasmé de « l’arithmétique des plaisirs » (Bentham), mais celui de la déprise du corps et de l’esprit : dans ce lâcher-prise, rien n’a plus de prise sur moi. Qu’importe alors que je n’ai prise sur rien ? L’instant jubile alors, dit-on, du goût de l’éternité.
Mais peut-on vivre et penser l’instant sans le temps ?
Car la durée est la condition de possibilité du récit, de l’identité individuelle et collective, de la mémoire et de son devoir, du sédiment, de la strate, de la trace, de l’écriture et de la rature, de la fidélité en amitié et en amour, de la responsabilité de ses actes, du pardon qui n’est pas l’oubli, du repentir qui nous réconcilie, du projet qui nous construit. C’est la condition de la promesse, de l’engagement, de la volonté, et en définitive du désir, qui nourrit le fantasme et le rêve, l’espoir et l’espérance…
La limite de l’éloge de l’instant, c’est celui de la durée.
Car c’est la durée qui fait œuvre et chef d’œuvre : œuvre de soi dans la permanence de l’identité perlaborée au fil du temps ; œuvre des actes projetés, posés et assumés ; œuvre par et dans la gestation, la maturation, la ténacité de la création, et jusqu’à l’inachèvement.
Michel – 4-06-05

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2005-2006

Des idées fortes

J’ai été frappé l’an dernier de la façon :

  • dont les participants à l’atelier ont une approche du temps marquée par leur expérience personnelle en tant qu’individus ;
  • dont ils tentent de faire face au temps qui passe, perçu comme les rapprochant de leur mort, par des stratégies conscientes ;
  • dont la stratégie dominante s’avère, dans le ressenti du peu de temps qu’il reste, le choix d’activités sélectives qui promettent l’épanouissement, et la jouissance de l’instant présent.

Je m’interroge sur la caractéristique de ce temps de la modernité version « senior ».

N’est-il pas symptomatique d’une société :

  • individualiste, où l’individu est au centre de son monde, qui est pour lui le monde, et où la fin du monde est sa propre mort ;
  • matérialiste, au sens où c’est la mort, si elle est la fin radicale du sujet, qui donne dans sa dramaticité tout son prix au vif de la vie, c’est-à-dire le présent ;
  • hédoniste, au sens où est privilégiée la jouissance, qui ne peut exister que dans la présence de l’instant ?

Ce qui semble ainsi devenir un impératif de la modernité est-il possible, tenable, souhaitable, dangereux ? Y a-t-il des alternatives ?

Michel 10-2005

Temps et inconscient

Au fond, par son fonctionnement, l’inconscient réalise curieusement de fait le vœu que nous formulons souvent consciemment : « Oh temps, suspends ton vol ! » (Lamartine). Car il abolit le temps, plus exactement il l’abolit : plus d’oubli, de chronologie causale… Un passé vécu dans les rêves comme actuellement présent ; de la répétition du même, comme si rien ne se passait plus et recommençait, comme si l’on n’avait rien appris « entre temps »; du présent qui tente de refluer vers sa source, du futur qui voudrait réaliser un passé mythique, qui n’a même pas réellement existé…

Et pourtant, quand l’inconscient fait irruption trop fort sans les digues du surmoi et de la symbolisation, avec son désir (qui est l’essence du désir) de l’impossible d’arrêter le temps, c’est le tragique de la névrose obsessionelle (qui n’en finit plus de recommencer ses rites pour conjurer l’angoisse de la mort), ou la psychose mélancolique (qui a éteint la possibilité même de l’avenir).

Car, quand même, nous avons besoin que le temps passe, pour vivre le moins mal possible, pour que le temps soit et reste pour nous une question, un problème à plus ou moins bien gérer consciemment comme homme, c’est-à-dire être vivant non réduit à la dimension biologique de la temporalité…

Ambivalence donc de l’inconscient pulsionnel, sur lequel nous sommes sans maîtrise, mais qui en nous et malgré nous maîtrise tout de même quelque part ses pulsions ! Temps de la satisfaction déguisée de nos désirs inconscients : heureuse satisfaction de ces désirs pour un peu de bonheur dans nos rêves et le surréalisme, sage déguisement de nos désirs pour le profit de la civilisation… Un temps de l’inconscient aboli pour la conscience, et qui ne passe guère ; et plutôt un hors temps, qui n’est pas un temps mort mais vif : celui de la pulsion non consciemment maîtrisée, et pourtant civilisée, celui du désir nécessaire, mais régulé, de l’eros.

Michel 5-11-05

Le Kairos

Kairos n’aurait pas eu de descendance. Comme l’instant, il ne fait que passer, et meurt aussitôt né si je ne le fais vivre. Son opportunité est à saisir par la barbichette dans le présent, sinon il disparaît. Je peux courir après, il est plus rapide, il crie « trop tard ! ». Il ne se retourne pas. Et je le regrette. Il n’est qu’un moment, et non de l’ordre du projet, de l’anticipation, de la prévision, de la programmation ; et donc d’une raison calculatrice, planificatrice, délibérative. Il n’est pas le fruit de la réflexion, car elle prend trop de temps, et l’occasion est passée, râtée. Et pourtant il s’inscrit, par les conséquences de le saisir au bon moment, dans un avenir favorable. Il introduit une rupture, une coupure : il y a avant, et il y a après, et si je l’ai attrapé, ce ne sera plus pareil, car il est significatif, il a été décisif. Kairos dans son émergence saisie au vol fait événement, irruption. Il zèbre ma vie.

Pourtant, dans la « version faible » du petit Kairos, presque tout pourrait faire, être ou devenir événement : l’hédoniste est un opportuniste du moindre kairos jouisseur, l’ascète du moindre kairos privateur. Toute rencontre tient du hasard, mais on peut fréquenter des lieux de rencontres…On peut ainsi instrumentaliser le kairos, à l’affût de la bonne affaire, de la superbe occasion qualité-prix, du meilleur rapport contribution-rétribution… Ce peut être une quête quotidienne, où l’occasion fait le laron.

Mais peut-on ainsi, dans son fantasme de maîtrise, provoquer le kairos, dont le caractère insaisissable se dérobe à qui voudrait le domestiquer ? Dans sa « version forte », ainsi défié, il ne reviendra plus : il nous était présenté, offert, il fallait être présent au présent, il aurait fallu prendre, et on a laissé passer, alors qu’il fallait jouer et risquer, et risquer pour gagner. Or on ne sait pas toujours sur le coup si ce sera pour le meilleur ou le pire. C’est l’avenir et le devenir qui en décidera. Ainsi en est-il du « coup » stratégique, médiatique, politique, économique, militaire, sportif, culturel, mais aussi bien relationnel, affectif… C’est aux conséquences qu’on reconnaît Kairos, souvent dans l’après « coup », chance et non guigne.

En quoi consiste donc cette saisie : instinct, intuition, pressentiment, feeling, intelligence émotionnelle ou sociale des situations ? Il en va d’un sujet qui pose un acte en contexte, à un moment précis, à l’articulation d’un hasard et d’une volonté, de ce qui ne dépend pas de nous en ce que çà nous arrive d’ailleurs, et de ce qui dépend de nous en ce que nous saisissons la perche tendue, avec disponibilité à ce qui se présente, et perception plus ou moins vague de l’intérêt de la chose, qui engage un avenir. Quelle éthique pour le kairos ?

Michel 19-12-05

La notion scientifique d’espace-temps

Il n’est pas facile de construire une réflexion philosophique à partir d’une notion scientifique. Cela suppose d’abord qu’on ait compris la notion, ce qui dépend du niveau de ses connaissances scientifiques, ou de l’habileté pédagogique de son vulgarisateur : sinon comment réfléchir à ce que l’on ne comprend pas ?

On peut philosophiquement tenter une réflexion épistémologique sur la notion : quelle est sa fonction dans une théorie, son articulation avec d’autres concepts, sa pertinence scientifique (par exemple son champ de validité)? C’est un travail de philosophe pointu ou de savant épistémologue… On pourra dire par exemple que la notion d’espace-temps prend son origine et son sens dans la théorie de la relativité d’Einstein, qu’elle s’articule avec les concepts de vitesse de la lumière, de masse et d’énergie, qu’elle est pertinente pour expliquer certains phénomènes non expliqués dans la théorie de Newton, qu’elle est nécessaire dès que l’on aborde des déplacements à une vitesse proche de celle de la lumière…

L’idée qu’il y a une relation entre l’espace et le temps nous est familière : la vitesse par exemple, espace parcouru pendant un certain temps (ex : 100 km à l’heure). Mais l’espace et le temps nous semblent deux choses distinctes (ex : l’espace est réversible, je peux revenir d’où je suis parti ! Le temps, non, sa flêche va du passé vers l’avenir…). De plus nous croyons spontanément (culturellement) que nous sommes dans un temps objectif, absolu, mathématiquement mesurable (celui de notre montre), qui passe à la même vitesse, seconde après seconde. Alors que la théorie de la relativité nous dit que espace et temps sont d’une part inséparables, d’autre part relatifs (un jumeau voyageant dans un vaisseau spatial à la vitesse de la lumière vieillirait moins vite que son frère resté sur terre, donc ils n’auraient plus le même âge : le temps va d’autant plus lentement que l’on va vite !).

La notion d’espace-temps nous dépayse profondément, en remettant en cause les catégories de notre perception : nous voyons au même moment des étoiles qui existent à des moments différents, et même qui n’existent plus depuis très longtemps (puisque la lumière qu’elles émettent met plus ou moins de temps à nous parvenir selon leur distance de la terre).

Ce dépaysement nourrit notre imagination : la science-fiction comme genre littéraire se nourrit abondamment de la conception d’Einstein !

Ma conscience ne vit pas dans le temps objectif de la science, mais dans le temps subjectif de mes émotions, qui le font passer plus ou moins vite dans le plaisir ou l’ennui. Mais la connaissance scientifique du temps est utile, car elle me permet de mieux comprendre comment fonctionne l’univers, de mieux appréhender aussi (dans les deux sens du terme), les conséquences sur ma vie quotidienne des découvertes scientifiques (on m’enlève des points à mon permis à cause de la mesure exacte de la vitesse de ma voiture par l’effet dopler du radar!), et elle nourrit mes rêves (voyager à la vitesse de la lumière pour visiter le cosmos, vieillir moins vite etc.)…

Michel 21-01-06

La légitimité de la transmission ?

- Première thèse : la transmission m’apparaît légitime dans son principe, car l’homme a besoin d’être éduqué. Faute de cette « institution » dans l’humanité, le petit d’homme demeure un infans qui ne parle pas, marche à quatre pattes, et ne peut développer son potentiel d’intelligence. En plus de son hérédité biologique, condition de possibilité de sa venue au monde, transmise de fait on doit lui transmettre en droit un héritage culturel (une langue, un patrimoine scientifique, philosophique, artistique, religieux, laïque etc.), qui lui donne des repères pour penser (des catégories mentales, des connaissances), et agir (des comportements adaptés, des « habitus » comme dit Bourdieu). Ces repères sont des fondamentaux sociaux (les normes de son ou de ses groupes d’appartenance), politiques (son identité de citoyen, d’européen, d’habitant du village terre), éthiques (les valeurs à prétention universelle, comme celles des droits de l’homme…). On ne peut se construire une identité sans savoir d’où l’on vient, sans mémoire individuelle et collective, sans connaître le passé qui nous a fait pour en faire à son tour de l’avenir. La trans-mission est en ce sens une mission intergénérationnelle parce qu’elle m’inscrit symboliquement et pratiquement dans une histoire, une filiation, me donne une identité, me sécurise et m’attribue une place…

- Deuxième thèse : mais la transmission peut être, et est aujourd’hui fortement contestée, en particulier pour les jeunes. Et ce doublement :

A) dans le contenu de ce qu’elle transmet : les traditions peuvent être considérées comme désormais inadaptées, les connaissances dépassées, les croyances puériles, les valeurs contestables… La non remise en question du passé et du transmis produit des sociétés conservatrices, voire réactionnaires, qui visent l’autoreproduction de gestes, institutions et valeurs stéréotypés, figent toute évolution, freinent le progrès. S’oppose au désir d’empreinte et de maîtrise du transmetteur le désir de changement, de rupture, amenant des révolutions dans la pensée, l’art, la politique (« Du passé faisons table rase ! »)…

B) dans la façon dont elle transmet : le transmissif peut être jugé dans ses méthodes autoritaire, (con)descendant, dogmatique, fabricateur de passivité, de formatage (passage au moule), voire de soumission, et entraîner la révolte. C’est la métaphore mécaniste de la transmission mécanique.

- D’où le questionnement : si la transmission est nécessaire dans son principe, et contestable dans ses contenus et ses méthodes, à quelles conditions peut-elle donner des racines pour inventer l’avenir, imaginer, créer du nouveau ?

Deux pistes à explorer :

A) Connaître les réponses données par l’humanité, mais à partir des questions qu’elle se pose, car elles peuvent amener d’autres réponses possibles. Transmettre une culture de la question en même temps que des réponses, pour que l’on puisse interroger celles-ci.

B) Proposer plutôt qu’imposer, pour éviter au receveur le sentiment d’un « arbitraire culturel » (Bourdieu), d’une autorité qui transmet sans aucun besoin de fonder sa légitimité en raison (science, philosophie) et en éthique. Une conception constructiviste de la transmission est souhaitable : c’est quand on s’approprie du transmis comme un construit, qu’on peut inventer ce qu’on transmettra plus tard…

Michel 11-02-06

La trace (1)

La transmission (trace-mission) donne à la trace la mission d’un dépôt, moins pour satisfaire le fantasme d’emprise ou d’empreinte d’un formatage par un format-eur, que pour donner à ceux qui viennent à l’humanité ou désirent apprendre, les fondements et matériaux pour construire et inventer leur façon de tracer eux-mêmes leur itinérance individuelle et collective : contrepoids à l’ignorance et à l’oubli du passé, contrepoint de la perte symbolique de celui qui manque, la trace manifeste le reste, ce qui reste et permet d’advenir, sous peine d’évacuer l’accès à l’humanité par la rencontre avec l’altérité.

Michel 11-02-06

De la trace (2)

La trace n’est pas, comme la rose, sans pourquoi.

L’homme sans passé est amnésique : il a perdu sa propre trace. Il ne sait plus qui il est parce qu’il ne sait plus d’où il vient, et ce qu’il est advenu. Celui qui ne peut raconter son histoire n’a pas, n’a plus, d’identité. Car l’identité, dit P. Ricoeur, est narrative.

L’homme n’est pas, au sens d’une essence, dit Sartre : il devient parce qu’il advient, il trace…

La trace est toujours celle d’un chemin, c’est-à-dire d’un cheminement. Celui d’un sujet qui trace un trajet par un projet. Tracer n’est pas réaliser un objectif préprogrammé : ce serait non le trajet d’un sujet, mais la trajectoire balisée, balistique, d’un objet déterminé. Cet itinéraire est une « itinerrance », par le double jeu du hasard et de la liberté : un déplacement qui trans-porte, borde au gré du vent, dans la métaphore spatiale et marine, mais le « transport » doit être pris au sens d’un enthousiasme, conatus (Spinoza), ou vouloir vivre (Nietzschte), et du changement et de l’évolution dans la dimension temporelle. Le sujet fait, et en faisant se fait : il est et fait histoire, sa propre histoire : il grandit, expérimente, mature, tâtonne, mûrit, prend consistance dans sa persistance, capitalise en couches géologiques son expérience, engramme, fait au total « œuvre de soi » (Pestalozzi).

Non seulement en traçant il laisse trace (mais de quoi et pour combien de temps ?), mais souvent il veut faire trace, laisser trace : projet de se survivre, de transcender le périssable :

- biologiquement, par la procréation, où l’individu se transcende par l’espèce (rien que de très animal) ;

- socialement, par les œuvres mémorables, petites ou grandes (on les appelle alors patrimoine de l’humanité) ;

- spirituellement, par une âme qui se voudrait et souvent se croit immortelle, réincarnable, où dans un corps un jour ressuscité.

Laisser trace. Dépôt du trajet d’un sujet : défi à la mort et à l’oubli, ces deux façons de ne plus exister, l’un pour soi, l’autre pour autrui.

Vouloir faire trace, d’une certaine hauteur, celle de la poussière d’étoiles, est d’un dérisoire achevé, et mérite le grand rire nietzschéen du mépris, vis-à-vis de l’orgueil d’un homme ambitieux sans sagesse, qui n’a pu s’accoutumer ni à l’insignifiance de son ego, ni à l’incontournable de la mort…

Mais c’est aussi le cri révolté du créateur, qui mute la suprême contrainte en ressource pour rebondir, pulse l’humanité de son message, et la nourrit de son œuvre.

Bâtir de la durée avec de l’éphémère, cultiver l’élan vital (Bergson) contre l’enthropie, telle pourrait être la tâche…

Michel 11-03-06

De la trace (3)

Le projet, c’est l’anticipation d’une trace à venir. On projette pour « marquer la réalité à la culotte », faire empreinte, trace pour soi et pour autrui : consciemment avec la volonté, inconsciemment par notre désir. Être ou faire trace, telle est la question du projet d’un sujet : tracer son avenir, et déposer de soi dans le monde.

La trace est souvent volontaire, pour marquer mon passage : ici, à un moment, sur terre et dans ma vie, in fine post mortem. Elle prolonge le passé, mémoire de mon existence par le souvenir des autres, témoignage de mes actes par mes œuvres.

Et même quand elle est involontaire, inconsciente (lapsus, acte manqué) ou non (l’ADN du cheveu qui trahit le violeur), elle peut produire de l’effet. Elle n’existe que dans le regard de l’autre (toute trace pour être doit être perçue), mais par cet effet, elle transmet (la trace est transmission) : une information à la police ou la justice (un indice), un matériau pour l’historien (archives, vestiges). Elle peut donc faire preuve, à charge ou à décharge. Et être donc manipulée, par exemple idéologiquement (effacer, falsifier, créer de fausses traces, faux témoignage). Elle doit être par conséquent rationnellement examinée dans son rapport à la vérité dans le droit, la science ou la philosophie. Toute trace issue d’une sincérité ou d’une authenticité est respectable éthiquement, mais épistémologiquement, elle n’administre pas la preuve (par exemple, avec la relativité de la perception, on peut se tromper de bonne foi dans un témoignage) : on n’a jamais fait la vérité avec seulement de bons sentiments, et si la franchise vaut dans la morale, elle ne suffit jamais dans la science, qui demande observation, expérimentation, vérification…

Ce qui sauve la trace d’un sens énigmatique, voire du non sens, c’est l’interprétation. Car la trace ne parle que rarement d’elle-même : elle ne fait sens que d’être interprétée. Certes on peut lui faire dire beaucoup de choses, et même contradictoires. Le risque du contre sens, c’est le prix à payer pour que la trace fasse sens. Ce qui sauve le livre sacré de la rigidité du littéral, parole adressée mais non interprétée, et comme morte dans sa scripturalité, c’est l’ouverture du symbolique, qui ouvre et non clôt la discussion, par l’exégèse et son herméneutique.

Michel 11-03-06

De la trace (4)

Dès qu’une matérialité sensoriellement perçue est nommée par l’homme « trace », il y a une attribution de sens. Toute trace n’est telle que d’être interprétée. Elle part d’une « texte » à décripter et le fait parler. Ma lecture de la dite trace (de la trace dite) est toujours indiciaire, indice de quelque chose, indexée sur ma culture et mon savoir qui contribuent à la construction du sens. La matérialité qui est nommée trace devient ainsi empreinte de quelque chose ou de quelqu’un.

Elle est trace rétrospectivement, dans l’après coup de sa lecture d’un réel ou supposé tel, Toute trace effective est au passé : c’est une mémoire incarnée, comme un souvenir déposé. Elle suppose une origine et une cause, postule un réel connaissable à partir d’une conjecture, dont on reconstitue un avant chronologique et une causalité logique.

Etablir la réalité d’une trace, c’est restituer, reconstituer, retisser ou élaborer une preuve, par identification , intuition, ou raisonnement : ainsi font la police, le juge, le détective, le journaliste, l’archéologue, l’anthropologue, l’historien, le psychanalyste etc. qui enquêtent…

Pourquoi cette passion généalogique de la trace ? Cette avidité de connaître le passé, individuel et collectif? Pourquoi faire resurgir, ou éviter l’oubli ? Trouver ou/pour retrouver, tisser de l’intergénérationnel, renouer pour dénouer, revenir aux racines ? Commémorer, c’est-à-dire se souvenir avec ? Pourquoi la mémoire serait-elle un devoir (le « devoir de mémoire ») ?

Michel 11-03-06

La lenteur profonde

Vitesse et lenteur sont des notions constitutives du rapport au temps. La vitesse est, d’un point de vue scientifique, un rapport mathématique entre l’espace et le temps : 60km à l’heure. On va d’autant plus vite qu’on parcourt plus d’espace dans le même temps, ou le même espace dans un moindre temps. C’est aussi la promptitude, la capacité à accomplir une action en peu de temps (terme ici aussi relatif, car c’est en comparaison par rapport à d’autres, jugés plus lents). Le temps dont il est question est ici le temps objectif, comme grandeur quantifiable. Car le temps subjectif, psychologique, peut passer très vite avec l’intérêt, et lentement avec l’ennui, alors que le temps objectivement mesuré est le même. Relativité encore : vite ou lent par rapport à quoi, à qui, et surtout par rapport à quelles valeurs (la valeur non comme variable objective, mais comme principe éthique) ?

La modernité fait de la vitesse objective (le moindre temps passé à…) un impératif catégorique: « Vite », et surtout « Vite et bien », c’est-à-dire techniquement efficace, professionnellement performant, économiquement rentable. Et la lenteur apparaît comme un handicap : pas assez de rapidité, de vivacité, d’intelligence, de travail… Le temps étant de l’argent, la vitesse rapporte : elle est devenue une valeur, au sens marchand du terme. Et dans une modernité où les distances et le temps se sont raccourcies, c’est le rythme de vie tout entier qui en est transformé : « Dépêche- toi ». Pour être à l’heure du transport, de la copie rendue à l’école, du travail (ponctualité), du déjeuner, du rendez-vous…

Toujours se presser, être sous pression pour être à l’heure, finir à l’heure, ne pas perdre de temps, gagner du temps, tenir les temps. Difficile dans ces conditions de travail et de vie ne pas s’essouffler, de ne pas se stresser, d’aller « à son propre rythme », quand on court sans cesse après le temps pour ne pas être « dépassé », ou arriver le premier, c’est-à-dire dépasser les autres. Le problème de santé physique et psychique, d’équilibre, de « bonheur » est alors, face à la précipitation, de savoir ralentir quand c’est nécessaire.

Mais à le vouloir, encore faut-il le pouvoir, face aux contraintes externes de production, de compétition. Ou quand la vitesse est devenue une addiction, une ivresse dans l’emballement du désir, une fuite en avant dans l’hyperactivité (figure du « divertissement pascalien », qui évite le face à face avec soi et son propre vide) ; ou une prise de risque, dans le sport qui donne le goût de l’intensité de la vie dans le « dépassement » et le record, dans la voiture où l’accélération flirte avec la mort. « De plus en plus vite » : la vitesse comme jouissance, figure de l’extrême, mise en jeu (je) de ma vie.

Eloge du ralentissement donc. Non la lenteur qui désoriente, voire déprime, en cas « d’arrêt » maladie, de repos forcé, de retraite. Car il y a une lenteur amorphe, statique, aboulique, ennuyeuse, mélancolique, qui met de la mort dans la vie : du surplace qui piétine, de la marche trop lente qui fatigue, voire du retour en arrière (régression). Mieux vaut alors un rythme soutenu, qui dynamise, énergétise, surfe sur l’élan vital sans épuiser, alimente et circule en continu par sa tonicité (le « bon stress ») ; ou alors des alternances de rythme, avec des accélérations à bon escient, à l’image du second souffle, pour trouver le bon tempo, celui qui irrigue l’esprit et sonne juste pour un corps vivant.

Mais, quand il le faut, la lenteur choisie contre la vitesse subie : celle de la décompression, de la pause, de la reprise du souffle, de la respiration, du détour, de la rêverie, de la réflexion, de la « patience du concept » (Hegel), de la méditation, de la maturation de l’apprentissage : une lenteur pleine et dense, qui laisse le temps au temps et permet de savourer le présent, de cultiver la présence, de s’ouvrir à l’inattendu, de mûrir sans tirer la plante, marche consciente de son rythme et non course malgré soi, la lenteur profonde, démarche de pensée et sagesse de vie…

Michel 15-04-06

La présence

Approches conceptuelles : définitions

1) Dans notre atelier sur le rapport de l’homme au temps, la notion de « présence » nous concerne. Car la présence est un certain rapport au temps, celui du rapport au présent : la présence est un être-au-présent. Il y a une actualité de la présence. Certes il y a une présence du passé (le souvenir), ou du futur (le projet), mais ils ne sont présents qu’en tant que présents, en temps au présent, et non comme passé ou avenir, qui eux ne peuvent n’être encore ou être déjà qu’en tant que rendus présents, présentifiés. La « présence présente » l’est à l’instant même.

Mais la présence n’est pas réductible à l’instant, car la présence peut durer, alors que l’instant cesse. On peut être là maintenant, comme on pouvait y être déjà, ou y être encore si on reste.

2) Car la présence n’est pas seulement un « être-maintenant », dans sa dimension temporelle, elle est un être-là. La présence est aussi spatiale, et d’abord physique. C’est cette consistance qui lui permet de durer. On est là ou pas là, présent ou absent, on peut être acté sur une feuille de présence.

La présence s’affiche donc dans une double dimension, spatiotemporelle. Elle est hic et nunc, ici et maintenant. C’est un certain rapport de l’espace au temps : c’est l’être-là-à-ce-moment. La présence est circonstantielle, contingente : on aurait pu être (par exemple naître) ailleurs et à un autre moment (sauf dans un strict déterminisme). Elle s’affirme dans la dialectique de l’apparition/disparition, de l’arrivée et du départ, du bonjour et du au revoir, dramatique dans l’absentification radicale de l’adieu (la mort, sauf croyance en une résurrection ou réincarnation, est l’absentification absolue).

Il peut y avoir cependant présence physique sans présence mentale (la perte de conscience, l’élève qui fait « acte de présence » mais rêve, est métaphoriquement par rapport à l’ici spatial « ailleurs »).

3) Être là maintenant est une modalité d’être, de l’être, pour ce qui est. Car l’être par définition est : il est donc présence, par rapport à ce qui n’est pas (la figure radicale de l’absence est le non-être, le néant). Mais l’absence ne peut être réduite au néant : car si elle est un « n’être pas là », cela ne veut pas forcément dire qu’il y ait non existence, car il peut seulement y avoir une présence absente (ex : quelqu’un qui n’est pas là maintenant).

La présence manifeste donc de l’être : elle est toujours présence de, présence de quelque chose ou de quelqu’un, d’une personne ou d’un objet. Elle est épiphanie, manifestation d’un monde avec ses étants (les êtres). Elle introduit de la singularité et de la multiplicité dans le monde. Elle n’est pas forcément présence à soi : un objet ne sait pas qu’il existe, ni qu’il existe d’autres objets. Un homme conscient oui : la conscience est la condition de possibilité de la présence à soi, et un certain rapport de la présence au monde, de l’être-au-monde de l’humain. Dans cette façon de se mettre en relation avec le non moi, ou le moi comme soi, elle introduit une extériorité, un dehors, une différence.

4) Cette altérité de la présence s’affirme pour l’homme dans l’être-perçu, avec l’évidence de la sensation (ça existe puisque je le vois, la présence s’impose à moi, elle a les apparences d’une résistance du réel) et la tromperie de l’illusion (la présence qui se fait à tort passer pour réelle).

La version faible de la présence perçue est la neutralité sensorielle, l’indifférence émotive ou affective (le vu sans être regardé, l’entendu sans être écouté, la fadeur sans sucre ou sel, l’inodore, ou le contact anesthésié). La version forte pour le percevant est l’attention, la concentration, une réelle présence à : au monde (observation), à autrui (écouter vraiment, être attentionné), à Dieu (la prière), à soi (processus de relaxation physique, effort de mémoire), à sa pensée (travailler un objet de réflexion). Quelle est de ce point de vue la « présence à » dans « l’attention flottante » du psychanalyste, ou dans la méditation du bouddhiste ?

La version forte pour le perçu est la personne qui « a de la présence », c’est-à-dire dégage une énergie, une force, qui impose sa personnalité comme auteur de sa façon d’être, acteur de ses actes (artiste qui crève « naturellement » l’écran ou la scène, grand communicant, charisme du leader qui sait se mettre en scène…).

Problèmes posés à l’homme

Quels problèmes pose à l’homme la présence ? Et en particulier dans son rapport au temps, thème de notre réflexion.

- « Comment vivre sa présence au monde ? » est certainement la plus fondamentale pour l’homme, car elle met en jeu le sens de sa (la) vie (et de sa/la mort), la question du bonheur (Comment vivre bien ?), et convoque l’éthique (Comment vivre une vie bonne ?)

- Si la présence, c’est « être là maintenant », l’idéal (pour être heureux ou/et vertueux), est-ce de vivre le plus possible dans la présence (présence au monde, aux autres, à soi), chercher (ou consentir à) la présence à… ? Ou au contraire de tenter d’échapper à la pesanteur de la présence qui me cantonne à la contingence, l’immanence, à ce qui est, alors que tant de choses pourraient être (par le projet, le rêve, la création…), qui ne sont plus ou ne sont pas encore ?

- Comment être présent à soi ? Serait-ce coïncider avec soi ? Est-ce possible, comme dans les tentatives d’authenticité au niveau psychologique, de sincérité au niveau moral ? Et serait-ce d’ailleurs souhaitable ?

- Enfin si la présence, c’est la perception d’un être (l’être perçu), comment être sûr de la réalité de cette apparente présence, et en quoi consiste-t-elle ? C’est le problème de la connaissance qui est alors posé (Que puis-je connaître de la présence de… ?).

Michel 13-05-06

- Le temps est difficile à conceptualiser.

Le concept a besoin de clarté cognitive : et le temps nous est opaque, à commencer par celui de l’inconscient. La notion nous échappe, parce que la chose ( ?) se dérobe.

Le concept a besoin d’unité. Et le temps s’éparpille dans la multiplicité de ses dimensions et champs d’application : passé/présent/avenir ; temps subjectif/temps objectif ; temps individuel/temps collectif ; temps personnel/temps social, privé/public ; temps de la famille, de l’école, du travail, du loisir, de la retraite ; temps de l’enfance/adolescence/maturité/vieillesse ; temps de la matière, de la vie (biologique), de la conscience (psychologique, spirituel).

Le concept rationnel a besoin de cohérence, et l’appréhension du temps est contradictoire : flèche et cercle, avant et après, dehors et dedans, contrainte et ressource, subi et choisi, naissance et mort, vite et lent, éphémère et qui n’en finit plus, généreux et avare, l’être temps et l’avoir, relatif et absolu, subjectif et cadre commun, souffrance et bonheur etc.

- Le temps est complexe à vivre.

Il colle à l’être et l’existence, dimension essentielle et existentielle de la vie.

Comme la vie, c’est paradoxalement son caractère tragique qui en fait tout le prix

Michel 10-06-06

2006-2007

Le retard, un analyseur de l’ambivalence du rapport de l’homme au temps

- Approche descriptive : on peut être en avance, à l’heure, à peu près à l’heure, en retard, très en retard (ou être absent ! A partir de quel moment le retard, qui est non-présence, est pris pour une absence ?)… Le retard est mathématiquement mesurable : après l’heure, c’est plus l’heure ! L’avion a décollé, la personne qui attendait est repartie… Le retard, c’est la non coïncidence de la rencontre au moment où il faudrait…

Cette non coïncidence a des incidences affectives, et des enjeux normatifs.

- Approche affective : il y a, pour le retardataire comme celui qui attend, des temps de retard assumés (jusqu’à combien de temps?), supportés (par qui et vis-à-vis de qui ?), énervants, angoissants, explosifs (le retard peut se payer par la rupture)… Le retard génère souvent du stress, car il est de l’ordre du ratage. Ce dysfonctionnement a du sens : psychologique, car il peut faire symptôme (pathologie du retard, de la procrastination) ; mais aussi social, éthique, politique…

- Approche normative : car il y a le retard toléré, socialement accepté (un personnage important à l’emploi du temps surchargé) ; et le retard interdit ou pénalisé (dans la famille pour la sortie jusqu’à telle heure ; à l’école pour l’élève en cours, dans l’entreprise pour le travailleur qui doit pointer ; à l’hôpital pour l’examen prévu…) : dans le cas de retard, on balbutie, on s’excuse, on doit se justifier. C’est le retard impolitesse, relationnellement incorrect, qui prend du temps sur les autres, ou provoque du souci (chez le parent, le conjoint, l’amoureux…) : transgression d’un pacte, d’un rendez vous, d’un engagement, d’une fidélité dans la parole, déontologiquement répréhensible au travail, éthiquement irrespectueux dans les relations. La ponctualité est la « politesse des rois », et un critère de la notation administrative…

On peut être en retard involontairement (un embouteillage imprévisible) ; ou de façon « inconsciemment volontaire » (se trouver un prétexte qui retarde de fait le départ parce qu’on redoute un face à face, on veut fuir la réalité) ; ou de façon stratégiquement volontaire (un employeur qui fait attendre pour un entretien d’embauche, une femme qui veut faire monter la crainte et/donc le désir chez son amant).

Le retard peut être le signe d’une maîtrise de soi (refus de la tyrannie de la montre, valorisation de la rêverie, de la flânerie, du kairos ; aller à son rythme sans se stresser, prendre son temps), et l’indice d’une maîtrise sur les autres (le pouvoir de faire attendre, de rendre un autre dépendant de soi, en s’autorisant le retard, ou en l’interdisant).

Mais il peut être aussi le signe d’une perte de maîtrise : affective (l’angoisse qui monte quand on ne va pas pouvoir arriver à temps ou quand l’autre n’arrive pas, avec la reviviscence d’un sentiment fantasmatique de perte ou abandon) ; économique (tout retard de livraison entraîne des pénalités) ; sociale (la peur de « perdre la face », de ne plus être pris au sérieux) ; éthique (se sentir responsable et fautif)…

Le retard involontairement ou inconsciemment subi nous renvoie à la consistance et à la résistance du réel, au sentiment d’impuissance devant le temps qui passe et nous dépasse, nous aborde en nous débordant. Dans la modernité, nous sommes soumis à l’injonction (maîtrise, rentabilité et efficacité obligent), d’aller vite et bien, de ne pas prendre de retard (surtout sur les concurrents), de ne pas être « dépassé », et quand le retard est pris, nous sommes sommés de le rattraper au plus tôt. Le retard est la distance qu’introduit en nous un temps qui fuit, qui fait brèche de son insoutenable légèreté dans la norme des lois morales et juridiques, des coutumes sociales, qui fait limite à la toute puissance de nos désirs individuels.

Y a-t-il une issue ? Jouir, jouer et se jouer d’un retard assumé? lui donner le sens positif d’un retardement de l’échéance (et de l’ultime Echéance : la mort) ? en faire dans sa vie un pouvoir exercé sur soi et les autres? D’aveu de faiblesse, pourrait-il ainsi devenir résilience?

A moins au contraire qu’on ne prenne au sérieux les promesses de l’exactitude (car l’exactitude est promesse tenue), et que l’on est pour la ponctualité de la considération : par sa coïncidence dans la rencontre, elle serait comme la pleine assomption du présent, et la métaphore jouissive de la vie (de l’orgasme simultané au rendez vous accepté avec la mort). Arriver calmement sur le quai juste au moment où arrive le train, ce serait aussi peut-être réussir le rendez-vous avec soi.

Michel 7-10-06

Le rapport de l’homme au rythme

Il est difficile de définir la notion de rythme, par l’extension large de son concept : rythmes naturels physiques (cycle de rotation de la terre sur elle-même, saisons, courant alternatif…) et biologiques (chez l’homme respiration, battements cardiaques, cycle menstruel, cycle circadien du sommeil…) ; rythmes culturels et sociaux (commémorations et anniversaires, horaires de travail, « marronniers » pour les journalistes, rentrées scolaires pour les élèves, élections…).

Quant à sa compréhension, ou peut hésiter entre le rythme portant sur un flux (le rythme de développement d’un enfant, plus ou moins rapide), et le rythme comme structure, introduisant une périodicité, une répétition : du même dans l’autre, de la circularité dans la linéarité, où, même dans la variation (temps fort ou faible, tempo lent ou rapide), la régularité l’emporte, sécurisante et joyeuse dans le plaisir de la reconnaissance, ou ennuyeuse par sa monotonie (mais il existe des rythmes irréguliers, voire aléatoires…). Difficile cependant de penser le rythme indépendamment d’un découpage du temps, de toute mesure quantitative, à tout le moins d’une ponctuation, d’une scansion, même qualitative (par exemple dans la poésie, la danse…)

Notre questionnement, c’est le rapport du rythme à l’homme, à travers son rapport au temps.

Ce rapport interpelle la liberté humaine : car le rythme peut être imposé, et dès lors subi, qu’il soit naturel (s’essouffler en voulant courir trop vite) ou social (travail à la chaîne), ou accepté (biorythmes jugés équilibrants) ; ou qu’il soit délibérément choisi (utilisation de la RTT).

Il pose aussi le problème du bonheur : quel est le « bon rythme », au double point de vue pratique et éthique ?

Si l’on peut écologiquement penser que le bon rythme pour soi doit s’accorder au mieux avec les rythmes biologiques (les 3 fois 8 heures de travail perturbent le sommeil), ralentir si nécessaire un rythme trop rapide (stressant) ou le contraire (pour se stimuler) semble souhaitable pour la santé (une des conditions du bonheur ?).

Là où il y a problème, c’est quand on cherche à harmoniser (l’harmonie étant jugée comme une valeur) son rythme avec celui des autres, avec des rythmes sociaux ou individuels (une modernité trop rapide, un couple aux rythmes très – trop – différents, une marche collective en montagne…) ? Comment se (re)trouver soi-même, pour quel compromis sans compromission avec les autres? Faut-il assumer des ruptures, au risque de l’isolement, ou travailler les ajustements, au risque du décalage ?

L’idéal du bon rythme, c’est peut-être le secret de la sagesse : tenter de se synchroniser corporellement et spirituellement avec la nature, les autres, et soi-même…

Sachant que nul n’est parfait.

Mais que l’imperfection peut rendre ambitieux…

Michel 11-11-06

Misère et grandeur de dire le temps

- Dire le temps est un besoin psychologique : exprimer son impuissance devant le temps qui passe. « Oh temps suspends ton vol », dit Lamartine qui enrage de voir ce temps qui s’envole lui voler les meilleurs moments. Mais dire le temps est aussi désir d’en maîtriser le cours : écrire l’heure du rendez-vous pour ne pas oublier l’avenir qu’on a prévu…

- Dire le temps est difficile (impossible ?). Le mot n’est pas la chose : « table » n’est pas cette table, mais un moyen de la représenter dans et par le langage ; c’est une idée, qui dans sa généralité déréalise, ôte la singularité du particulier, renvoie à toutes les tables passées, présentes et à venir. Le mot rate donc l’unicité et la complexité de la chose. Dire le temps, c’est trouver des mots pour en parler, remplacer le concret d’un vécu pour nommer abstraitement ce qui passe et se passe.

- Cela ne porte pas à conséquence avec le temps objectif (celui de l’horloge), mesurable, quantifiable, linéaire, homogène, faits d’instants identiques et successifs : dire « une heure et douze secondes », c’est nommer une réalité objective, univoque, sans malentendu possible pour qui a une montre qui marche. Le langage est relativement adapté, de par son abstraction, au concept. D’où la philosophie (occidentale).

- Il en va tout autrement avec le temps subjectif, vécu, affectif, celui que Bergson nomme la durée, plus ou moins long ou cours, relatif, fluctuant, aléatoire. Le mot ici balbutie : il ne sait plus que dire après « Je t’aime », inadapté au qualitatif, à l’étoffe singulière de l’intense ou du vide, de l’évanescent ou du nuancé ; langage condamné au silence. Dire le temps paye ici le prix de la complexité. Le mot-concept, alors inadéquat dans le flou de sa généralité et dans la rigidité de sa froide précision, laisse place à la métaphore, l’image, le connoté. La poésie est cette tentative de piéger (prendre au piège des mots) le flux hétérogène du temps…

- C’est même paradoxalement parce qu’il ne fait que représenter le temps que le langage peut le présenter, le mettre en scène, parler au présent du passé et du futur, de la mort du temps ou de sa potentialité, faire exister dans et par les mots ce qui n’existe plus ou pas encore. Et même porter au réel du langage ce qui n’existera jamais, créer par l’imagination un certain non-être du temps comme « quasi-monde » : la fiction. Le récit (oral ou écrit, les deux codes du langage), est ainsi la façon qu’on trouvé les hommes de dire le temps qui passe, et ce qui s’y passe, ou pourrait s’y passer. Au temps de la mort (Que m’importe que le temps reste quand je ne suis plus !), la littérature oppose le temps imaginaire, qui vivra tant (le temps) qu’il y aura des lecteurs : une magnifique (ou dérisoire ?) tentative de lui dire non…

Michel 16-12-06

De l’intérêt du sujet à dire le temps

- Dire le temps subjectif de la durée, jaillissement nouveau et continu, qualitatif et hétérogène, est impossible pour Bergson, car nous pensons le temps avec les catégories de l’espace, de façon homogène et quantitative (une seconde égale une seconde, sans élasticité, sans état d’âme, sans la couleur ou la nuance de l’attente, de l’impatience, de l’ennui, du plaisir…). Le mouvement par exemple apparaît comme une succession de points, le changement comme une juxtaposition d’états. Le langage, forme de l’intelligence, passe à côté du flux continu, et de sa tonalité affective. C’est un outil de l’homo faber, qui fabrique du langage comme outil pour communiquer, et des concepts comme outils pour penser, mais est inadéquat à comprendre par intuition, de l’intérieur, le réel de l’être vivant et la réalité du temps spécifiquement humain.

- Et pourtant, malgré ce ratage originaire et structurel du langage humain à dire le temps de l’homme, celui-ci ne cesse de s’y essayer, dans la poésie par exemple, et plus généralement en inventant le vocabulaire des mots du temps : le mode des verbes (indicatif présent, passé simple ou composé, futur et futur antérieur…) ; les noms (instant, moment, durée, période, passé, présent, avenir…) ; les adverbes (jadis, autrefois, aujourd’hui, demain, encore…) etc.

- Nous ne pouvons souvent parler qu’en nous situant verbalement dans le temps ou par rapport au temps (ex : aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain…). Quand nous parlons par exemple de l’éternité, nous avons tendance à dire qu’elle est un temps sans commencement ni fin, alors qu’elle est plutôt hors temps humain, si elle est divine. Si Dieu est le Verbe éternel, celui-ci ne peut alors se conjuguer ; peut-on même dire qu’il est dans un « présent » indéfini (puisque c’est employer un mot du temps humain)?

- Mais qui fait ainsi parler Dieu, quel est le sujet de son énonciation ? Car c’est toujours un sujet qui parle, même quand il s’efface dans un énoncé impersonnel (par exemple celui d’une loi scientifique). Dans l’énoncé : « Je suis celui qui est (qui suis ?) », quel est l’énonciateur ? Dieu hors temps ou celui, homme dans le temps, qui recueille une parole historique ? Quelle est l’historicité d’une parole anhistorique ?

- De la même façon, quand Descartes dit « Je doute », donc « Je suis, j’existe », il dit qu’il existe vraiment, mais existe-t-il seulement maintenant, dans le temps qu’il le dit et autant de temps qu’il le pense, ou dans le temps de sa vie jusqu’ici ? Dire « je suis » engage un présent, ne peut se dire oralement qu’au présent, et pourtant suppose un avant. Je ne peux dire « j’ai été », puisque je suis encore, et pourtant pour être encore il faut déjà avoir été… Puis-je dire « je serai », car qu’en sais-je, et jusqu’à quand, ignorant le moment de ma mort ? Je ne peux dire : « je suis mort », ce qui serait faux, et pourtant je peux le dire, donc mentir. Je peux même dire n’importe quoi, et me contredire. Si je crois en la réincarnation, je peux dire : « Quand j’étais mort ». Comme le sujet pense exister objectivement dans et par le temps, et qu’il est en même temps subjectivement temporalité, toute parole est temporellement située, instituée, éprouvée.

- Le récit de vie, de sa vie personnelle ou/et professionnelle, inscrit notre vie dans le temps et comme temps. Il est une tentative pour dire sa vie passée. Mettre en mots du passé, son passé – individuel ou collectif -, en faire une histoire racontée, un récit, met de l’ordre chronologique mais aussi logique dans une vie, fait exister un sujet dans une continuité comme identité, une persistance, qui lui donne consistance. Le langage ici m’ouvre par son dire le sens de mon vécu : choix des événements signifiants et des mots précis pour les nommer, c’est-à-dire les inscrire dans du sens humain, de la compréhension de soi. La reprise langagière d’un déroulement, à la fois le décrit, le découvre et l’invente. Je crée par le langage le sens de ce que j’ai vécu, à la lumière aujourd’hui de ce que suis (devenu), désire et projette aussi. Le langage nous donne ainsi une mémoire de nous-mêmes à sans cesse réinterpréter dans le temps, qui est autre que l’inscription d’une histoire dans un corps. Toute (auto)biographie fait œuvre de soi, et nous constitue dans et par le langage. Puissance ici du langage, qui nous institue ainsi comme être humainement temporel, c’est-à-dire sujet…

Michel 20-01-07

La modernité, un serpent de mer ?

- La modernité, c’est « le caractère de ce qui est moderne » (Robert). Le moderne, c’est « l’actuel » ou le « contemporain », donc le présent, l’opposé du passé. Mais certains disent que, opposé à antique, c’est le postérieur à l’Antiquité, donc ça commence au Moyen Âge ; et les historiens, que les Temps modernes ça commence en 1453 (sortie du Moyen Âge, et finit à la Révolution, où commence l’époque contemporaine) : le moderne serait donc assez vieux !

- La modernité, ça commence quand ? A l’invention de l’écriture (5000 ans) ; à l’irruption de la démocratie grecque (5ième siècle avant J.-C.); à la Renaissance, où s’amorce bientôt précisément la Querelle des Anciens et des Modernes ; à l’irruption de la subjectivité avec Descartes : « Je pense donc je suis » (17ième) ; à l’émancipation par les Lumières de la Raison (18ième) ; à la création des Etats-Nations (19ième) ; au développement fantastique de la science et de la technique qui va nous apporter le bonheur (positivisme), avec les grandes utopies politiques : la révolution, le marxisme (fin 19ième début 20ième) ? Chacun de ces événements fondateurs introduit une rupture, une coupure, une brisure : un monde ancien s’écroule, un nouveau monde naît. La modernité, serait-ce à chaque époque, ce qui fait nouveauté par fracture ? La modernité ne commence pas alors, elle re-commence…

- Mais quelle serait alors la modernité d’aujourd’hui (formule non pléonastique si la modernité est relative à une époque)? L’inauguration des soupçons au 19ième : la mort de Dieu avec Nietzsche, la découverte de l’inconscient avec Freud. Ou (plutôt ?) la « fin des grands récits » (Lyotard), la « déclinologie », le retour du religieux (du new age aux intégrismes) : par opposition à la modernité des premiers, il y aurait la « post modernité » des seconds, qui serait la dernière des modernités.

Pourraient aussi caractériser notre temps : le changement de statut de l’enfance ; l’idée d’égalité entre hommes et femmes ; le développement accéléré du processus économique de globalisation-mondialisation capitaliste (analysé par Marx) ; la dériterrioralisation et la médiatisation du terrorisme ; le péril écologique et sa prise de conscience mondiale ; la montée de l’individualisme dans les pays développés, avec ses aspirations démocratiques, son invention et son souci de soi, sa lutte pour la reconnaissance, sa perte de repères, son déclin du père et sa crise de l’autorité, son affaiblissement du lien social, sa peur de la mort…

Michel 3-03-07

Le mystère de la poésie

La poésie est un mystère, c’est-à-dire l’expression non rationnelle (métaphore, musicalité) d’un non-rationnel. D’où le défi d’une approche philosophique rationalisante de son essence.

Dire le temps qui fuit (« Oh temps suspend ton vol » dit Lamartine), et s’en désoler, pour paradoxalement mieux le fixer dans son envol, dans son vol du présent. Se placer hors du temps qui passe par l’injonction de sa suspension. La poésie est performative, car elle ordonne au temps de s’arrêter, et il s’arrête dans et par la poésie même, chaque fois qu’on la relis. L’émotion poétique est lovée dans les mots, à jamais, tout au moins tant qu’il y aura lecteur pour vibrer.

La poésie dilate le présent dans l’intensité d’une présence qui abolit dans sa densité toute attente d’un à venir, et surtout tout passé regretté, parce que toujours là dans l’émotion ressentie. S’ouvre la plénitude d’une béance qui comble, parce qu’elle n’espère rien que ce qu’elle accueille.

D’où vient (et nous vient) cette puissance du poème ? Du désir hors-temps de notre inconscient, qui nous échappe dans des lignes de fuite, dans, malgré et cependant par les mots ? La poésie serait une échappée belle, une réchappée de la mort, c’est-à-dire un désir qui fraye dans le langage ce qui est impossible à dire et à jouir ? Cette pulsion (impulsion) par le bas ferait, dans son immanence, sublimation par le langage.

On peut penser aussi, vision plus spirituelle que psychanalytique (mais est-ce vraiment incompatible ?), à l’attraction par le haut d’une inspiration divine, d’un amour absolu, ouverture à la transcendance d’un au-dessus et d’un ailleurs, à une éternité où le temps n’a plus cours, ne court plus, et nous laisse simplement être et vivre.

La poésie touche au réel de l’Etre, parce qu’elle échappe par la métaphore, l’imaginaire et le symbolique, à la réalité des regards aveuglés.

Michel 31-03-07

Le rapport de l’homme au temps à travers l’art

- Toutes les grandes formes de la Culture sont des tentatives de « faire avec le temps ». La religion invente, face au temps humain qui passe et trépasse, l’immortalité de l’âme et l’éternité de Dieu. La science l’objective et le cerne en réalité mathématiquement mesurable (l’heure), et il devient une variable d’équation en physique (par exemple dans l’expression d’une vitesse), manipulable pour résoudre un problème. La philosophie en fait une notion à conceptualiser pour le comprendre (distinguons le temps objectif de la science et le temps subjectif de la conscience), et une dimension essentielle de l’existence pour maîtriser avec sagesse son cours et sa fin (« Philosopher, c’est apprendre à mourir », dit Socrate). Et l’Art ?

- L’art est dans le temps : il fait par là histoire (de l’art).

- L’art est temps : celui de la création. La création articule les trois dimensions du temps : elle est toujours au présent, même quand elle dure un certain temps ; mais elle n’est possible que par condensation d’un passé, de la trajectoire d’un artiste, au sein même d’une spontanéité, d’une instantanéité, d’une authenticité (toute création a son histoire). Et toute création est rupture, nouveauté, basculement vers un possible qui devient réel et ouvre sur l’avenir : elle advient et fait événement, éventuelle postérité, existence dans d’autres regards.

- Le temps est dans l’art : de multiples façons. Dans son matériau qu’il faut préserver ou restaurer ; dans la durée de la pierre architecturale et l’éphémère de la danse ou la statue de glace ; dans l’oubli d’une œuvre, sa (re)découverte ou sa pérennité.

- Et l’art dit le temps : le temple égyptien ou grec doit durer ce que durent les dieux ; il y a de l’immortalité dans l’élan des cathédrales vers les cieux ; de la mort dans le crâne des vanités de la peinture ou les rides d’un portrait ; de la régularité dans le rythme de la musique ; de la lenteur ou de l’accélération dans un film. L’art dit le temps quelquefois avec des mots (en littérature et poésie), mais avec la forme et la couleur, l’immobilité de la pierre et le mouvement des corps, la gravité d’un son, la légèreté d’une mélodie ou l’entêtement d’une mélopée.

Pourquoi la naissance historiquement située d’une œuvre peut signifier l’intemporalité d’une condition ? Pourquoi ce qui est fils de son temps peut parler à tous les temps ? Comment la subjectivité contextualisée et contingente d’un individu peut rejoindre l’universalité d’un message ? Est-ce parce que la vision artiste nous vient des Dieux ? L’art est-ce le divin qui parle à l’homme, et qui utilise l’époque pour délivrer un message éternel. Ou est-ce que quand quelqu’un parle de l’homme, tout homme peut se sentir concerné ?

Et pourtant l’art nous est opaque : toujours trop à côté de ce que à quoi je m’attendrais, toujours trop en avance, souvent reconnu après coup, et compris bien plus tard encore. Il me parle sans que toujours je comprenne, mais dès que pourtant je suis à l’écoute, je sens qu’il me dit quelque chose qui, si je la comprenais, ça me grandirait.

Michel 14-04-07

Temps réel, temps virtuel

- Première acception du virtuel : selon Aristote, ce qui existe en puissance (virtuel vient du latin vis, viris : la force, qui donnera viril, et aussi vertu), est potentiel (exemple : l’arbre dans la graine) ; par opposition à actuel, ce qui existe en acte, le virtuel qui s’est actualisé (l’arbre réel). Le virtuel s’oppose à l’actuel. Le virtuel en ce sens est donc un possible, et, sauf dépérissement de la graine, quasi nécessaire, car prévisible. Car cette graine là ne peut donner qu’un arbre par son développement. Le futur est ainsi déjà dans le passé : sauf qu’il n’est pas encore présent. L’actuel est l’avenir du virtuel, que celui-ci antécède chronologiquement, et détermine ontologiquement. Dans cette conception, on ne peut penser le virtuel que dans et par le temps, et présentement par rapport au futur, dont il est l’avènement : il est au présent ce qui pourra être. Mais pas forcément, car il n’est que possible, même s’il est hautement probable. Le probable est un possible qui a beaucoup de chances (théorie des probabilités) de se réaliser : je suis au loto un gagnant virtuel, mais de façon très improbable (croire au possible, même improbable, ça s’appelle l’espoir, et ça peut faire rêver). Il y a un degré de probabilité du virtuel. Le probable est à moitié actuel.

La science nous dit aujourd’hui qu’un gène (l’équivalent moderne de la graine d’Aristote), ne pourra déterminer biologiquement qu’en fonction d’un environnement (écologique, psychologique, social) : il incline (possibilité probable), mais sans absolument déterminer. Une potentialité n’est jamais une fatalité (sauf dans la croyance religieuse au fatalisme du « c’était écrit ») : car elle est pleine d’avenir (la promesse pour le meilleur, la catastrophe pour le pire).

On peut dire que le futur est déjà présent par le projet, que l’on peut définir comme un virtuel qui souhaite son actualisation (et pourtant il n’est pas encore, puisque sa réalisation le néantise ; il n’est projet que parce qu’il est virtuel). Et que l’irréalisme (politique ou autre), c’est du virtuel hautement improbable, qui signe son échec. Quant au passé, il est virtuellement présent dans et par la mémoire, qui l’actualise. Mais elle le déforme aussi, donc le virtualise (l’imaginarise).

- Il y a là une seconde conception du virtuel : ce qui est de l’ordre de la représentation, de l’image, de l’imaginaire, du symbolique, et non du « réel ». On oppose alors virtuel à réel : le roman, l’art, le jeu vidéo nous plongent dans des mondes virtuels, des « quasi-mondes ». ça ressemble, mais ça n’est pas le « réel » (c’est un monde imaginaire) ; le mot n’est pas la chose, mais la désigne (le langage virtualise), la carte n’est pas le territoire : le symbolique déréalise et virtualise.

On parle cependant de « réalité virtuelle », non comme d’un oxymore (expression contradictoire), mais pour signifier que l’homme a une expérience du symbolique et de l’imaginaire, et pas seulement des sens et de la perception. Le temps virtuel est par exemple le temps de l’imaginaire, de la rêverie, de la science-fiction, celui du désir, de la projection, nourris par le principe de plaisir (celui qui cherche à se satisfaire). Le désir, c’est du virtuel (dans le premier sens) qui cherche à s’actualiser. Il crée un monde virtuel (dans le second sens), imaginaire (le fantasme) : le « passage à l’acte », c’est de la transgression où le virtuel du désir s’actualise autrement que de façon masquée dans le rêve. Il fait alors « l’épreuve du réel », qui résiste (principe de réalité) de par l’interdit de la loi (ex : l’inceste), ou de l’impossible (à faire pratiquement). Il en résulte la sanction du délit, avec sa culpabilité responsable, ou l’échec concret. Le délire est du virtuel qui se prend pour du réel, au sens d’une perception partagée. La confusion du virtuel et du réel est ainsi dangereuse pour l’équilibre personnel et social (par exemple quand on prend la vie pour un jeu vidéo, quand on croit qu’un jeu vidéo, c’est la vie). La technique au contraire, c’est du virtuel qui apparaît un temps comme impossible, mais qui s’actualise parce qu’appuyé sur la caution réaliste de la science (les lois de la nature)… jusqu’au cauchemar parfois de l’apprenti sorcier. Le principe de précaution peut ainsi retarder du virtuel dangereux pour l’humanité.

Michel 5-05-07

L’avenir de l’homme sur la planète

Il vaut mieux parler de « l’avenir de l’homme sur la planète », que de « l’avenir de la planète ». Celle-ci est, selon la science actuelle, à moitié de son parcours. Sur notre planète formée depuis 4 milliards d’années, la vie a pu se développer grâce à des conditions très particulières, et disparaîtra quand notre soleil, à échéance équivalente, deviendra étoile morte. L’homme, apparu depuis « peu » à cette échelle du système solaire (2 millions d’années pour l’ « homo erectus », 100000 ans pour « l’homo sapiens »), aura peut-être disparu, pas forcément à cause des dégâts qu’il provoque, mais pour des causes diverses : astéroïde percutant la terre, glaciation extrême etc.).

La « question écologique » est donc une question posée par des hommes, une question anthropocentrique, centrée sur l’homme, et à (très) « court » terme (un siècle ?). « Que va devenir notre espèce ? » est une question posée à échéance de quelques générations. A cette échelle d’homme, la question est capitale, et urgente : il y va du niveau de vie de l’humanité, du problème du « développement », peut-être de la survie biologique de l’espèce.

Face à la question, deux thèses se confrontent, deux visions de l’avenir, dont on ne sait au total pas grand-chose, à cause de la faiblesse de notre capacité à anticiper finement le futur, qui reste largement aléatoire, imprévisible :

- l’une assez catastrophiste, dans la lignée de l’apocalypse dans sa version religieuse, de la peur de l’an mil, de l’angoisse devant les changements induits par la technique et la science (cf les craintes au 19ième siècle devant le chemin de fer et l’électricité) : la voiture crée les accidents, le nucléaire le risque majeur, les OGM ou le clonage la dénaturation des espèces etc. Les ressources naturelles s’épuisent ; l’effet de serre, multiplié par la consommation des pays émergents, va désertifier la planète, porteur de guerres par les populations déplacées avec la montée des eaux etc. La cause : une idéologie positiviste de la science et du progrès, une mondialisation capitaliste qui brade l’avenir des générations futures pour des intérêts financiers individuels et à court terme. On prolonge les courbes actuelles, et on prédit, faute de principe de précaution, qu’on fonce droit dans le mur.

- l’autre plus optimiste, pour laquelle l’inventivité de la science pourrait contribuer à résoudre les dégâts que par ailleurs elle occasionne (ex : des centrales nucléaires de plus en plus sures, l’invention de nouvelles énergies peu polluantes dans l’avenir…). « L’humanité, disait Marx, ne pose que les problèmes qu’elle peut résoudre ». Une « conscience écologique » naît, à partir des dangers pressentis et annoncés, qui cherche à conjurer la menace. Du point de vue biologique, ce serait la forme humaine de l’instinct de conservation de l’espèce. Mais il y a aussi une dimension éthique et politique de ce sursaut écologiste. Nous aurions un devoir vis-à-vis des générations futures, car nous ne faisons qu’ « emprunter la terre à nos enfants » (Proverbe Massaï). Ce qui implique la traduction politique d’une telle responsabilité (cf Le principe de responsabilité du philosophe H. Jonas) au niveau étatique, mais surtout mondial.

Face aux tenants d’une mondialisation capitalistique, où le taux du CAC 40 prime sur toute autre considération ; mais tout autant face aux adeptes plus ou moins radicaux de la « décroissance », qui mettent en cause la légitimité du « développement », et tablent sur le bonheur humain par l’être plus que par l’avoir, en réduisant drastiquement notre consommation, il émerge une notion inédite, celle de « développement durable ».

Le concept est complexe, ambigu, contradictoire, théoriquement assez mou, mais intéressant, provocateur, heuristique. Car comment concilier l’écologiquement respectueux, l’économiquement rentable et le socialement humain ? Tel est l’enjeu, dès lors que chaque composante de ce type de développement peut s’opposer (et s’oppose souvent actuellement) aux autres…

Michel 2-06-07

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