Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

Vers une reconfiguration de l’autorité éducative : l’exemple de l’autorité dans une discussion à visée philosophique

Dans le cadre du colloque sur l’autorité coorganisé par le CERFEE (Montpellier 3) et le LIRDEF (IUFM de Montpellier et Montpellier 2), les 8 et 9 septembre 2006, nous avons pensé qu’il était pertinent d’interroger la problématique de la reconfiguration de l’autorité qui s’opère depuis une dizaine d’années dans les nouvelles pratiques à visée philosophique à l’école primaire et au collège. Car celles-ci pourraient, selon nous, par les déplacements qu’elles agencent, esquisser des pistes de renouvellement pédagogique et didactique, face au rapport difficile du sens au savoir et à la loi qui marque aujourd’hui la relation à l’école d’élèves de plus en plus nombreux, déstabilisant ainsi fortement le corps enseignant. Ce qui s’y passe concrètement d’innovant sur le terrain des classes pourrait amener à revisiter la problématique plus générale de la crise actuelle de l’autorité éducative traditionnelle, en échappant à la tentation restauratrice actuelle…

Notre hypothèse est celle-ci : les nouvelles pratiques à visée philosophique, sous leur forme discussionnelle, qui se développent en France en amont de la classe terminale dans le premier degré et au collège (en particulier en SEGPA), reconfigurent le rôle du maître en classe et la nature de sa professionalité, en mettant en avant sa compétence d’animation d’un échange réflexif entre pairs avec des exigences intellectuelles. Plus largement c’est la figure de l’autorité en classe qui est recomposée, parce que celle-ci y devient distribuée, et donc plus adéquate à la nouvelle donne d’une société qui se veut démocratique. Une société qui a besoin, devant la crise du sens individuel et collectif de la vie, et la complexité des acteurs à la comprendre et y agir, d’un surcroît de réflexivité, d’hommes et de citoyens plus réflexifs1.

Il se produit en effet, dans la DVP (ce sera l’abréviation de « Discussion à Visée Philosophique »), tant chez le responsable de la discussion en classe que chez les discutants, un déplacement du rapport au savoir, à la parole, au pouvoir. C’est alors la redéfinition de l’autorité éducative, pédagogique et didactique qui est interrogée par ce type de pratique. Dans l’autorité traditionnelle, l’enseignant, comme son nom l’indique, est « maître », au niveau doublement disciplinaire, d’une part de la gestion de la parole et du groupe, d’autre part du savoir dispensé. Il tient cette autorité du pouvoir qui lui est conféré par l’institution, et du savoir acquis en formation, qu’il a pour mission de transmettre.

Au contraire, les pratiques de la DVP font émerger un professeur-animateur qui intervient généralement peu sur le fond (voire pas du tout dans le protocole de J. Lévine2), ou seulement à certaines conditions (P. Usclat3), par contraste avec un enseignant-instructeur chargé d’apporter du contenu (ex : doctrines philosophiques, histoire de la philosophie), ou proposant dans son cours sa propre pensée. Celui-ci s’affirme d’ailleurs lui-même en recherche devant les énigmes de la condition humaine, en quelque sorte « maître-ignorant » (cf Socrate, ou l’ouvrage de J. Rancière), sujet-sachant-douter plus que « sujet-supposé-savoir » les réponses définitives aux questions existentielles posées par les élèves.

L’institutionnalisation d’une « communauté de recherche » (Dewey, Lipman4) sur les questions qui sont posées à la condition humaine, tant aux élèves qu’au maître, semble donner, par le statut de « discutabilité » des propos avancés et la visée de vérité collectivement recherchée, un aspect non dogmatique au savoir poursuivi, progressivement co-construit par le travail critique sur la doxa (les opinions) au cours des échanges.

Ces pratiques mettent par ailleurs souvent en place un dispositif où certains attributs du pouvoir du maître sont partagés par délégation (donner la parole, questionner, reformuler ou synthétiser les échanges etc.). Cette diffusion du pouvoir du maître, avec des statuts précis qui autonomisent et responsabilisent les élèves, et des règles de fonctionnement qui sont co-élaborées, paraît construire un rapport plus coopératif à la loi, fondamental dans un processus de socialisation démocratique des individus et du groupe.

Qu’en est-il alors de l’autorité dans cette configuration éducative? Où est l’autorité ? Qui l’a et l’exerce ? Qui et quoi fait autorité ? Et notamment :

- quelle est la part de l’autorité du maître, qui d’une part conçoit le dispositif, le met en œuvre et en est l’ultime garant, d’autre part exerce sa compétence en exigences intellectuelles pour chaque élève et pour le groupe comme « intellectuel collectif » ?

- Quelle est la part de l’autorité dévolue au dispositif, comme cadre politiquement démocratique avec ses rôles et ses règles, et comme contenant psychologiquement sécurisant : droit d’expression de chacun et du minoritaire, pluralité des représentations, priorité à celui qui a le moins parlé, devoir de se taire et de ne pas se moquer quand quelqu’un parle etc. ?

- Ce type de dispositif, qui favorise à l’expérience une régulation psychosociologique du groupe-classe œuvrant pour la paix sociale au sein d’un vivre ensemble scolaire, facilite-t-il, comme certains praticiens le constatent, et si oui pourquoi et en quoi, les conditions d’une éthique et d’un agir communicationnel, et non stratégique (Habermas), non sophistique dirait Platon, heuristique dirait Aristote, propices à l’apprentissage d’une pensée personnelle?

- Quelle est aussi la part de l’autorité de certains élèves, reconnus comme légitimes par délégation et compétence en voie d’apprentissage, à gérer la parole dans un groupe (président de séance), à reformuler avec justesse un camarade (reformulateur), à devenir la mémoire fidèle d’un collectif (synthétiseur), ou encore à advenir, convoqués devant les problèmes de l’existence, « interlocuteurs valables » (J. Lévine) au sein d’une intersubjectivité discussionnelle, par l’effort à fonder leur pensée d’homme?

- Qu’en est-il des supports de l’activité ? Par exemple sont-ce les questions elles-mêmes, au point de départ et au centre de l’activité, l’interrogation sur l’énigme partageable et partagée de notre rapport au monde, à autrui, à nous-même en tant qu’homme, qui font autorité humaine pour nous autoriser à penser, sur ce qu’est « une vie bonne dans une cité juste » (Ricoeur), pour « penser sa vie et vivre sa pensée » (Comte-Sponville), bref pour nous apprendre à grandir en humanité ?

- Sont-ce aussi les ouvrages utilisés (littérature de jeunesse consistante ou mythes5), qui par leur force anthropologique, autorisent les élèves à penser, en fournissant le terreau qui nourrit en imagination et sensibilité ce que va plus rationnellement expliciter l’éveil d’une pensée réflexive ?

Telles sont quelques unes des questions que nous avons abordées.

1 Autorité du maître et DVP

Sur la question de l’autorité du maître dans la DVP, Jean-Marc Lamarre6, maître de conférences en sciences de l’éducation à l’IUFM du Mans, défend cette autorité comme fondatrice, dans la lignée d’H. Arendt et surtout de L. Wittengtein :

« La confiance précède et fonde le doute, les certitudes précèdent et fondent le savoir, la transmission précède et fonde la construction et la discussion. Et non pas : le doute avant la certitude, la destruction avant la construction. Si penser, c’est dire non (selon la formule d’Alain), c’est pourtant le oui qui est originaire, et non pas le non. Dire oui pour pouvoir dire non. Or, sur quoi la DVP comme jeu de langage argumentatif fait-elle fond ? Sur quelles certitudes, quelles autorités ?

… A l’école primaire, les certitudes, ce sont les valeurs et les règles intériorisées et incorporées dans le comportement des élèves et qui donnent à ceux-ci sécurité, assurance et confiance dans l’école ; ces valeurs et règles peuvent être réfléchies, mais normalement elle ne sont pas à proprement parler discutées et problématisées ; elles participent de l’image du monde transmise par l’éducation.

… Prenons l’exemple d’un débat dans une école de ZEP du Mans (…) à partir de la question : « Est-ce que j’ai le droit d’être un garçon ou une fille comme je veux ? » 7. Dans cette DVP, la valeur d’égalité des filles et des garçons, des hommes et des femmes et celle de réalisation de soi-même (valeurs transmises par ailleurs dans les pratiques scolaires, les récits lus en classe et la culture partagée) fonctionnent comme normes implicites de la discussion pour examiner des questions du type : « Est-ce que les filles et les garçons peuvent jouer aux même jeux, pratiquer les mêmes sports, faire les mêmes métiers (…)? » La discussion permet aussi, avec l’aide de la maîtresse, de prendre conscience de ces valeurs et de les formuler en tant que telles. A l’école primaire, les valeurs et principes (en particulier les droits de l’homme) et l’image de l’être humain à laquelle ils renvoient (ce que j’ai appelé l’anthropologie fondamentale et démocratique) sont, me semble-t-il, à la fois les normes implicites de la discussion (c’est-à-dire des certitudes-repères pour juger du vrai et du faux) et ce qui peut être explicité par la discussion ; les valeurs et principes sont, pour le maître, des objectifs explicites de la discussion. Ce qui est problématisé dans les DVP se fait dans le cadre de ce paradigme anthropologique (j’emploie ce terme paradigme un peu au sens où Kuhn parle, en sciences, de paradigme à l’intérieur duquel sont posés les problèmes ordinaires). Mais la notion de droits de l’homme ne peut pas être problématisée en tant que telle dans le cadre de ce paradigme ; en revanche cette notion, qui fonctionne comme norme du jugement à l’école primaire, est mise en question et problématisée en classe terminale du lycée8. Dans les termes de la métaphore wittgensteinienne, on peut dire que la notion de droits de l’homme, proposition solide à l’école primaire, se liquéfie au lycée. A l’école primaire, on s’arrête aux droits de l’homme, aux valeurs et principes de l’éducation civique. Pour que ces valeurs et principes fonctionnent comme normes de la DVP, cela suppose, comme on l’a vu, que la classe pratique ces valeurs et principes »…

L’autorité du maître apparaît donc à J.-M. Lamarre comme la condition même de possibilité de la tenue et du fonctionnement d’une DVP.

Mais comment se manifeste concrètement cette autorité du maître dans la classe ?

P. Usclat9, professeur d’école en CM2 et doctorant en Sciences de l’éducation, se réclamant de Ricoeur et Habermas, soutient que le maître doit intervenir, sur le fond des débats10 (mais à certaines conditions) :

« Les élèves ne peuvent s’autoriser à être des auteurs d’eux-mêmes, en assumant l’expression de leur pensée personnelle, en laquelle ils se posent et se rencontrent, lors des mises en discussion réflexives, comme sujets, que si l’enseignant de la classe y prend part avec eux, car il est lui déjà auteur de sa vie et sujet de la pensée, et qu’en cela se réalise l’antécédence de l’autorité, qui certes ne relève en rien de sa prééminence, mais qui veut que personne ne s’est fait tout seul, ni n’est arrivé dans un monde entièrement vide.

… Comment la DVP pourrait-elle ne pas faire place à la participation de l’enseignant, puisque le terreau de son énonciation lui impose d’être de nature identique à celle de tout autre participant ? L’impact du savoir étant réétalonné au profit de ce qui fonde chacun dans sa relation à lui, au monde et aux autres, comme auteur de sa vie, la dimension que prend l’autorité au cœur d’une DVP ne peut exclure le maître, car elle implique, au nom de la philosophicité de la discussion, une relation pédagogique, dont l’enseignant n’est plus l’unique source, de tous les participants entre eux, et égaux entre eux. Ceci fait, d’ailleurs, largement écho à la question de la validité chez Habermas, et à celle de la signification chez Ricoeur. Rappelons, en effet, que pour Habermas la discussion a cette particularité qu’elle engage les discutants, au travers de leurs propos émis, dans un partage des prétentions à la validité inhérentes à tout acte de parole, et que chaque participant attend d’être reconnu pour en voir la validité légitimée. Là se joue un point crucial de la théorie de la discussion, que Habermas a développé dans un contexte reconstructif, et Ricoeur dans une perspective transcendantale, mais que tous deux s’accordent à défendre : prendre la parole, en vue de trouver un accord partagé par tout le monde lors d’une discussion, c’est fondamentalement produire une intention de signification, d’après Ricoeur, c’est-à-dire des prétentions à la validité, aux yeux de Habermas, en requérant qu’elle(s) soi(en)t reconnue(s) par la communauté de ceux à qui elle(s) s’adresse(nt). Il y a donc un décentrement fondamental, puisque le point d’équilibre, dans la relation aux autres au travers des propos émis, se trouve porté, non pas par l’émetteur, mais par ces mêmes autres qui ont la charge de reconnaître, ou non, la signification, et la validité, de ce qui a été émis.

… Autrement dit, discuter revient, dans la proposition d’un acte de parole, demandant à ce que les prétentions à la validité qu’il mobilise soient partagées par l’ensemble des protagonistes intéressés à la discussion, à conférer une autorité aux destinataires des propos qui sont, par là même, les dépositaires de la recevabilité de ce qui est émis et formulé. Prendre part à une discussion, c’est donc reconnaître cette autorité à l’ensemble des participants, et à chacun en particulier, en acceptant qu’ils s’y engagent comme sujet à part entière, dont la capacité à être auteur de lui-même (…).

C’est pourquoi, il nous semble que l’enseignant est tout à fait en droit de participer à une DVP, en s’engageant sur le fond de la pensée, et ce au même titre que les élèves, car si tel n’était pas le cas, ne serait-ce pas cette reconnaissance à être auteurs d’eux-mêmes , et donc à être ceux qui prennent à leur compte, parce que le maître se trouve enfin dessaisi de sa prééminence à cet égard, la responsabilité de l’assentiment devant tout un chacun de ce qui fait la recevabilité des propos émis, dont il les priverait? ».

2 De l’autorité du maître à l’autorisation des élèves

D’autres participants pensent que le maître doit s’abstenir sur le fond, pour que les élèves ne soient pas dans le « désir de bonne réponse du maître », ne puissent pas faire alliance avec lui (ou lui « rentrer dedans »), posture nécessaire pour qu’ils soient dans un désir de penser par eux-mêmes. Le maître ayant déjà le pouvoir de la fonction et le pouvoir que donne le savoir, l’autorité de sa parole peut être un obstacle à l’autorisation que se donne les élèves de penser par eux-mêmes.

Françoise Carraud, chargée d’étude et de recherches à l’INRP, soutient ce retrait du maître sur le fond, et montre qu’il est nécessaire pour que les élèves dialoguent vraiment entre eux11. A partir d’une analyse de script, elle arrive à la conclusion suivante :

«On mesure le chemin parcouru par le groupe pendant ce débat : le meurtre est d’abord expliqué voire justifié, compris, puis, peu à peu, apparaissent et s’élaborent hésitations, nuances et aussi distinctions conceptuelles complexes comme celles d’intentionnalité, de responsabilité, de culpabilité. Pourtant, quand, au début, certains élèves semblent justifier le meurtre, il est difficile pour l’enseignant de ne pas intervenir. Il pourrait paraître nécessaire qu’il affirme, explicite et argumente lui-même le bien, le juste, le moral et l’immoral. Cela serait-il meilleur, plus efficace pour les élèves ? Cela leur permettrait-il de mieux s’approprier un juste jugement moral ? On peut en douter. En effet, d’autres expériences de débat philosophique tendent à montrer au contraire que, quand l’enseignant intervient pour affirmer un point de vue ou même seulement pour guider celui des élèves vers ce qui lui semble meilleur, les élèves sont déroutés. Ils perdent le fil de leur discussion car ils cherchent d’abord à comprendre ce que veut le maître et tendent à répondre à sa demande. Ils s’emploient à dire ce que l’enseignant voudrait leur faire dire et l’orientation du débat change. Les interventions sont alors faites avec et pour le maître et non plus entre élèves, elles perdent aussi de leur liberté et de leur inventivité. L’effort pour penser n’est plus le même. Avec Frédéric François et d’autres linguistes, nous pensons qu’il existe un « lien consubstantiel du dialogue et de la pensée (et non de la langue et de la pensée) : le discours de chacun constitue un mouvement par rapport au discours de l’autre. Chacun dit quelque chose qu’il n’aurait pas pu dire « seul face à l’objet » »12.

… Grâce au débat et à la discussion les élèves ont appris à penser, ont pu élaborer pensée et jugement. Ils ne se sont pas soumis à l’autorité du maître et de sa parole, à l’autorité de l’adulte ni à celle d’un quelconque leader, mais à celle de la parole elle-même, de la parole argumentative produite dans des conditions d’égalité. Ils ont pu aller au-delà de leurs pensées personnelles et même de la juxtaposition de celles-ci et ont pu produire une pensée plus complexe, des jugements plus fins. Il ne s’agit pas pour autant d’ériger en dogme une position de retrait pour l’enseignant. Quand il s’agit de transmettre et de faire acquérir des connaissances et des savoirs établis, rationnels, scientifiques, l’action du maître est essentielle. Doit-il pour autant toujours parler ? Cela reste l’objet de débats complexes que nous n’aborderons pas ici. Quand il s’agit d’aider les jeunes élèves à penser de manière personnelle et philosophique, à juger dans le sens donné par Jean-Marc Lamarre et Anne-Laure Le Guern13, c’est-à-dire à « rendre possible et instituer du sens commun14 en pensant en commun avec d’autres dans un espace public de communication et de discussion », le rôle du maître, s’il est essentiel, n’est sans doute pas dans l’expression de sa propre parole. En effet, la parole du maître est par trop marquée par son autorité d’adulte, par l’autorité de son savoir, pour être mise en commun, à égalité avec celle des élèves. Si la pensée est dialogique, dialogue de soi avec les autres comme dialogue de soi avec soi, ces dialogues ne peuvent, nous semble-t-il, se dérouler sur un fond inégalitaire, hiérarchique sans devenir de simples redites, imitations, répétitions plus ou moins creuses ».

J.-C. Pettier, professeur de philosophie à l’IUFM de Melun, et Thierry Bour, conseiller pédagogique et formateur AIS, développent de ce point de vue l’intérêt de la DVP pour les élèves de Segpa en collège, par le déplacement du pouvoir et du savoir du maître qu’opère une telle pratique sur la possibilité des élèves de penser :

« L’activité qui consiste à permettre aux élèves de s’interroger ensemble sur les grandes questions qui agitent l’humanité pourrait apparaître comme une simple et nouvelle modalité du travail habituellement conduit dans l’enseignement spécialisé : développer des médiations spécifiques pour modifier le rapport de l’élève au savoir, le redynamiser. Elle se révèle, en réalité, au cœur des interrogations qu’elle suscite. Par ses modalités mêmes – l’examen rationnel et collectif d’un problème commun – la DVP pose en effet d’emblée le problème de l’autorité comme la condition de la réalisation de l’échange, l’une des sources de sa progression, l’un de ses objets d’étude, le socle d’une pédagogie spécialisée où les places et rôles du maître, de l’élève et du savoir sont redéfinis.

… (En effet) l’état de fait initial en Segpa – une situation d’enseignement où la question de l’autorité est centrale pour tout enseignant qui peut risquer de perdre la contrôle de sa classe face à des adolescents parfois difficiles-, permet de poser en réalité la question de droit : chaque élève, éduqué en vue d’exercer sa liberté, doit pouvoir se poser la question de l’autorité, même si finalement, il ne la remet pas en cause.

… L’échange ne peut se développer (dans la DVP) que lorsque :

- d’une part, la confrontation des idées permise par l’échange est identifiée comme source de ré-interrogation et comme nécessaire à la recherche. Ce n’est possible que s’il est admis que certains arguments présentés ont plus de poids que d’autres, dessinant implicitement l’échelle d’une plus ou moins grande autorité de l’argumentation avancée.

- d’autre part, il est admis qu’il convient de se soumettre intellectuellement à l’autorité de l’argument retenu.

Ces deux éléments constituent, implicitement dans un premier temps, le fond des échanges. L’un des enjeux de la DVP en Segpa est de leur donner un sens explicite en permettant aux élèves, lors de moments réflexifs sur l’échange, d’identifier ce qui dans l’argument était porteur d’autorité : identifier d’abord qu’il y a eu une évolution dans l’échange, évaluer en quoi elle est assimilable à un progrès, en identifier la nature, puis considérer l’échange et la confrontation des idées comme la source des avancées. Le risque pour l’élève est en effet d’assimiler ce progrès à la simple maîtrise de techniques de communication. D’où l’intérêt d’échanges où les différences entre « convaincre » et « persuader », entre « vérité » et « vraisemblance » pourront être évoquées, constituant ainsi une formidable ouverture sur les techniques de persuasion employées par les hommes politiques, les publicistes et les risques potentiels encourus par toute démocratie (…).

L’interrogation philosophique se donne entre autres objets de tenter de définir ce qu’est l’autorité, ses champs d’application, ses fondements, la nature et les limites de la soumission à laquelle elle peut conduire. Autant de questions que peuvent se poser des adolescents souvent confrontés à l’urgence des situations sociales précaires et la revendication sociale exercée au nom de la reconnaissance et de l’exercice du droit. Autant de questions que, plus largement, soulève les questions :

– du rapport au savoir : sur quoi s’appuie-t-il pour s’affirmer tel ? Comment se construit-il ? Comment le définir ? Qu’en faire ?

– des objets de savoir (c’est la nature et le rôle spécifique des disciplines scolaires qu’il va falloir envisager).

… On ne peut espérer faire progresser l’élève en échec scolaire sans lui permettre de s’interroger sur le sens de sa présence à l’école, sur le sens des apprentissages disciplinaires et la nature du rapport qui le lie à l’enseignant. Rejoignant les deux directions précédentes, il peut alors tenter de définir les éléments sur lesquels peut se fonder l’autorité de l’enseignant dans le cadre d’un possible pacte scolaire.

L’enseignant place par la DVP de fait l’élève en situation d’ « interlocuteur valable » (J. Lévine), critique, susceptible lui aussi de faire autorité, auquel il doit répondre, instituant ainsi une autorité conçue comme une capacité de médiation vers le savoir et qui ne s’exerce que pour en rendre possible l’apprentissage. Ce statut particulier est d’autant plus fort que, dans une pratique quotidienne de la DVP, le rapport enseignant/élève est transformé par la nature problématique des questions abordées. Paradoxalement, on constate que la perte apparente d’une autorité du maître fondée sur la détention du savoir, qui n’a plus lieu d’être concernant des réponses définitives en philosophie, s’inverse en une autorité comprise comme capacité d’organiser les médiations dans une relation à soi-même, au savoir et au monde, où l’enseignant est apprécié comme partenaire plus que censeur ».

Nicolas Go15 explicite alors comment on peut articuler intervention du maître et autorisation des élèves :

« Si l’autorité est une valeur en soi du point de vue de l’ordre, l’est-elle pour autant sous l’angle de la liberté ? (…). Même sans aucune référence à la violence ou la soumission, qu’est-ce qui permet d’assurer que l’autorité s’exerce bien au bénéfice de l’émancipation et non pas à celui de l’aliénation ? D’où la nécessité de questionner la valeur de la notion de légitimité (associée à l’autorité), et de ce que l’autorité autorise.

1) Légitimité : l’estime et le respect que l’on porte à celui qui se réclame de l’autorité suffisent-ils à la rendre légitime ? (…). Ceci ne suffit pas en définir la valeur. Encore faut-il, pour que cette légitimité dépasse le stade de la simple reconnaissance de fait, que l’on se demande ce qu’elle autorise.

2) Autorisation : qu’elle autorise l’ordre, comme primat de l’action ou du vivre ensemble, ne suffit pas à la justifier. Disons, pour parler de façon mathématique, que c’est une condition nécessaire (encore faudrait-il examiner cette idée) mais non suffisante. De quel ordre parle-t-on ? (…).

Je postule l’intérêt d’un ordre coopératif. La socialisation démocratique dans la DVP, par exemple, est soumise pour beaucoup à la mise en œuvre d’un dispositif didactique « où certains attributs du pouvoir du maître sont partagés par délégation », construisant « un rapport coopératif à la loi »16. Il y a, dans cette hypothèse, un ordre organisationnel, qui autorise ce que les didacticiens appellent la dévolution. Ce que l’autorité du professeur autorise en de pareils cas, c’est une diminution de son pouvoir de commander et de programmer, au profit d’une certaine autonomie des élèves dans leur rapport au fait social et à la connaissance. Ce que l’autorité du professeur s’efforce de garantir, et en cela elle se maintient dans toute son intégrité, c’est que les élèves s’autorisent, autrement dit, qu’ils deviennent auteurs (les mots ont la même étymologie latine). Si les rapports de pouvoir paradoxalement s’amenuisent, voire disparaissent, l’autorité, elle, s’en trouve renforcée. On pourrait le formuler de la sorte : la communauté didactique perd en rapports de pouvoir ce qu’elle gagne en rapports d’autorité. Mais de même que pour les pouvoirs, les formes d’autorité sont multiples. Il y a bien entendu l’autorité du professeur, qui dès lors garantit plus qu’elle ne commande, il y a l’autorité partagée du groupe coopératif ou de la communauté de recherche, qui permet la régulation sociale selon un dispositif didactique défini, et il y a en dernier ressort l’autorité de chacun sur soi-même, qui consiste doublement dans le fait de s’autoriser (au sens d’être l’auteur de ses propres actes) et d’être à soi-même sa propre autorité (au sens de se déterminer par soi-même en un acte libre).

… La coopération me semble être le lieu privilégié où chacun s’autorise, et accède à la plénitude de ses potentialités dans un milieu à la fois pluriel (où toutes les possibilités de cheminement singulier sont ouvertes) et contraignant (où chacun est mis en situation de dépasser ses propres déterminismes par l’effet du travail). Voici quelle est mon hypothèse forte : ce qu’à l’école l’autorité autorise, ce sont des cheminements singuliers dans un processus de connaissance et d’émancipation par le travail et la coopération (…)

Il convient pour cela de distinguer deux aspects intimement liés : celui de l’autorité organisationnelle, qui garantit le bon fonctionnement (éventuellement démocratique) d’une séance didactique de discussion philosophique, et celui de l’autorité que je nommerai dévoluée ou personnelle, en quoi tient la capacité des élèves à s’autoriser à penser.

1) L’autorité organisationnelle : elle relève d’un problème de didactique générique, qui implique de savoir comment mettre en œuvre une séance de discussion (dispositif, action du professeur, agencement du milieu, etc.), et d’être capable de la conduire effectivement à son terme. L’expertise compte pour beaucoup, et le professeur accompli a beaucoup à enseigner au novice qui s’inquiète de savoir s’il sera capable de conduire une telle séance17. Mais pas seulement (…).

A l’autorité « professionnelle » (ou de didactique générique) vient s’ajouter la question de l’autorité « intellectuelle » (ou de didactique disciplinaire). Le fait qu’une séance ait pu se dérouler sans encombre (domaine de l’organisation) ne nous dit rien de sa valeur proprement philosophique (domaine de la connaissance). Et si l’autorité au sens traditionnel du terme est requise (la capacité à garantir l’ordre dans le travail), elle reste en deçà des exigences didactiques procédant de l’autorité intellectuelle du professeur (la capacité d’induire par son action des événements de nature philosophique). De sorte qu’il peut fort bien arriver que, pour une DVP, le professeur expert se retrouve novice, et que le professeur novice fasse figure d’expert.

2) (…) Pour que puissent avoir lieu les événements philosophiques attendus d’une discussion, un second type d’autorité est donc mis à l’étude, en quoi consiste la capacité à garantir le surgissement d’une pensée critique singulière et collective. Une formation philosophique du professeur y contribue pour beaucoup, mais pas seulement : nous avons vu des professeurs de philosophie échouer. L’expertise, qui donne au professeur son autorité dans la discussion (que celui-ci soit novice en enseignement ou pas), procède à la fois des connaissances disponibles à quoi rapporter un événement didactique lors de la séance, et de la compétence à identifier ce qui fait signe en direction du problématique ou du conceptuel (le « signe clinique » des médecins, l’« objet sensible » pertinent des didacticiens). Tout est tissé ensemble, selon une réalité complexe et récursive : la capacité du professeur à identifier le signe clinique pertinent et à solliciter l’activité argumentative et critique détermine l’élaboration par les élèves d’une compétence à philosopher et inversement, la multiplication des émergences philosophiques chez les élèves favorisera l’action du professeur, multipliant ses contraintes pertinentes (…).

Ce qui me paraît aujourd’hui assuré, c’est que la manifestation du philosophique, même aux frontières, même en braconniers, dépend, outre les conditions génériques propres à toute situation didactique (absence de désordre, écoute mutuelle, désir de connaître, etc.), de l’élaboration collective d’un problème dont on ne peut réellement percevoir la nature qu’a posteriori, par l’analyse didactique et outillée des transcriptions, et du cheminement conceptuel dans la durée, tout aussi difficile à percevoir dans le feu de l’action (…).

Autant dire qu’une didactique de la discussion philosophique est extrêmement délicate à produire et à comprendre, non moins que la pratique de la DVP, que le professeur soit expert ou novice. Son autorité tiendra à sa capacité à favoriser la pensée chez l’élève au sein de la communauté qui, faisant ainsi l’épreuve d’une nouvelle puissance de vivre, reconnaîtra en retour la légitimité de sa présence et de son action. Pour que l’élève, de son côté, s’autorise, il faut qu’il puisse faire, d’une manière ou d’une autre, l’épreuve en lui de l’autorité de la philosophie comme puissance et comme manière de penser le monde et, ajouterai-je, comme manière de vivre ».

Romain Jalabert18, doctorant en Sciences de l’éducation à Montpellier 3, analyse dans cet expertise de l’enseignant le rôle de la ruse (plus précisément la mètis des grecs), à l’œuvre dans la pratique de l’animateur de DVP.

« Si la mètis surprend si souvent et fascine même à certains égards, c’est parce qu’elle permet de saisir les opportunités (kairoi) les plus insaisissables ; c’est parce qu’elle parvient, après bien des détours et des raccourcis, à intervenir au moment et à l’endroit les plus opportuns ; c’est parce qu’elle est, entre autres mais principalement, un art du kairos.

Notre hypothèse est que le cours d’une DVP, à l’instar du cours de la vie, est jalonné d’une multitude de moments, d’occasions, d’évènements que nous dirons « clés ». Garant en quelque sorte de l’avancement, de la croissance de la discussion, l’animateur est appelé à choisir et saisir quelques-unes de ces opportunités ; et à renoncer par la même occasion à quelques autres. Une nécessaire vigilance de tous les instants et des prises de décisions déterminantes nous semblent dénoter une incontestable « kairicité » de la DVP.

En dépit de la quantité incommensurable d’idées disparates qui circulent au cours d’une DVP, l’animateur a la lourde tâche de favoriser l’intercompréhension et d’ainsi permettre la progression de la réflexion collective. Parce qu’il est d’une prudence et d’une sagesse on ne peut plus avisées (mètis), il accueille avec grande attention tout ce qui se dit, malgré tous les biais et fourvoiements possibles et imaginables. Son coup d’œil acéré (eustochia) – surtout lorsqu’il est optimisé par l’expérience – mais encore sa grande sagacité (agchinoia), lui permettent de discriminer au mieux, dans un flot désarçonnant de pensées éparses, celles qui semblent les plus porteuses (pour reprendre un terme en vogue), les plus à-propos (car c’est aussi le sens de kairos). Enfin, sa souplesse et son adresse (réunies dans l’euchereia) lui sont utiles d’une part pour s’emparer des occasions les plus fugaces ; d’autre part pour reformuler et instiller dans la discussion ces éléments essentiels ».

3 L’autorité d’un dispositif coopératif en DVP

Certains pensent qu’une façon de faire médiation dans la DVP entre l’enseignant et les élèves pour déplacer l’autorité dans la classe, c’est un dispositif coopératif de discussion. Tel est le point de vue de S. Connac, professeur d’école en classe unique de ZEP, et docteur en sciences de l’éducation19. Il accorde aux institutions de la pédagogie coopérative, qui facilitent la mise en place en classe de DVP par l’appui sur des habitus démocratiques de débat20, un rôle essentiel dans cette reconfiguration de l’autorité éducative.

« A travers l’étude de retranscriptions de discussions à visée philosophique, nous avons étudié en quoi la parole de l’enseignant d’une classe coopérative peut être entendue et considérée, mais aussi dépassée, voire contredite, sans que cela ne rompe le pacte démocratique nécessaire à la constitution d’une communauté de recherche.

… (Dans la classe coopérative) « le maintien d’une autorité résulte d’une tâche collective, de l’organisation du travail, et de la relation pédagogique qui leur convient21 ». Du fait de la place qu’occupe l’enseignant, souvent en retrait pour laisser des espaces d’engagement et de travail aux élèves, il n’a plus le monopole de l’orientation de l’activité de chacun, tout du moins pour tout ce qui n’est pas relatif à la sécurité des personnes qui vivent dans la classe. La question de l’autorité n’est donc plus de son seul ressort. Elle prend tout son sens lorsqu’il est amené à sortir de la classe et à laisser les enfants évoluer sans son contrôle.

… « L’autorité est une force de pouvoir qui assure l’obéissance sans user de la force ni de la persuasion. Elle commence quand on cesse de discuter22. » Cette force de pouvoir provient principalement de trois institutions de la classe coopérative : le conseil coopératif, le contrat de vie qui en est une émanation et qui regroupe l’ensemble des lois et règles de la classe nécessaires à l’exercice des libertés individuelles, et la fonction de président du jour.

… Au cours d’un conseil coopératif, la parole est distribuée démocratiquement par un président de séance. Les propositions qui sont faites deviennent des décisions lorsque l’ensemble des membres du groupe s’y retrouve ou lorsqu’elles rallient une majorité des avis. En conséquence et au-delà des phénomènes psychosociaux, ce qui conduit aux prises de décisions, c’est la pertinence de l’argumentation développée.

Cette culture de l’argument se construit également sur des domaines autres que décisionnels et pragmatiques lors des discussions à visée philosophique. Il ne s’agit plus de convaincre le groupe ou d’obtenir sa majorité, mais plutôt d’entrer par dialogisme dans une logique de recherche de ce que J. Habermas appelle l’argument le meilleur. « Nous cherchons à nous entendre entre nous au titre de ce que nous acceptons pour valable, c’est à dire exact, pertinent, correct, vrai. Donc cela signifie que nous nous situons sous la loi de l’argument meilleur en attendant un meilleur sachant qu’il n’y a pas d’argument définitivement meilleur23. »

Dans toutes les discussions à visée philosophique connues pratiquées dans une classe, la présence d’un adulte est un dénominateur commun. Parce que nous provenons d’un système éducatif coloré de traditions, nous savons que cette place occupée par « le maître » n’est pas anodine. Parfois, elle est même prépondérante. Kant se demandait ce que pouvait bien devenir l’homme si un être de nature supérieure se préoccupait de son éducation. Un enseignant n’est pas un pair pour les élèves et pourtant, rares sont les personnes qui se sont interrogées sur l’impact de la présence d’un adulte lors de discussions philosophiques d’enfants. Qu’est-ce que cette participation modifie dans les résultats finaux et, à l’opposé, que deviendraient des discussions philosophiques sans adulte ?

Dans une précédente recherche, nous nous sommes intéressés aux différents rôles qu’un adulte-enseignant occupe dans une classe afin que les discussions philosophiques qu’il a initiées prennent les formes attendues. Ces rôles sont au nombre de sept, n’ont pas d’importance hiérarchique et sont présentés sous forme de déterminants. Chacun d’eux est en lien avec les autres, c’est sous un regard systémique qu’il convient de les aborder.

Nous nous intéresserons tout particulièrement au déterminant « Personne singulière et citoyenne », en particulier aux situations où l’enseignant est conduit à apporter un avis personnel au cours de la discussion. Homme ou femme, de même nature que celle des enfants24, l’enseignant est un discutant au même niveau que les autres, les idées qu’il apporte ne sont pas supérieures à celles apportées les enfants. Il peut défendre l’idée de Dieu ou la contester fortement, cela ne signifiera en aucun cas que les enfants doivent quitter la discussion en étant en plein accord avec les idées du maître. Dire ce que l’on pense en tant qu’adulte, c’est jouer la carte de l’authenticité ; imposer ses idées c’est se méprendre quant aux visées des discussions philosophiques ; et s’empêcher de les présenter c’est risquer d’être perçu comme d’une autre nature. On peut s’apercevoir, à travers l’analyse de scripts dans mon école, que les interventions de l’enseignant conduisent généralement à une réaction, mais ne consistent jamais à imposer des idées par une influence liée au statut d’adulte responsable. Le principe général de référence à des exigences intellectuelles semble s’appliquer à l’identique lorsqu’il s’agit de répondre à une opinion apportée par l’enseignant.

… Au-delà des institutions qui supportent la structure de la classe, il semble bien que ce soit la qualité de l’argument qui fonde l’obéissance de chacun. Gérard Mendel25 pense qu’aujourd’hui l’autorité s’inscrit dans le régime de la dissymétrie. Dès que l’on argumente, on se place sur un plan d’égalité. L’espace démocratique serait donc un facteur de fragilisation, ce qui induirait une crise de l’autorité traditionnelle. Aux sources de l’autorité au sein d’une classe coopérative réside non pas seulement l’enseignant, mais l’ensemble des situations qui conduisent les élèves à faire acte de raison pour dompter leur élan naturel à aller à l’encontre de la liberté des autres élèves et de la mission éducative de l’école. « On essaye d’argumenter rationnellement des objections et réponses aux objections qu’on nous fait; on se demande de quoi l’on parle et si ce que l’on dit est vrai, si l’on pense ce que l’on dit au lieu de se contenter de dire ce que l’on pense26 ».

4 Le support du texte : autorité et autorisation

Un dernier point a été abordé. On utilise de plus en plus, en lien avec l’enseignement du français et la pratique du débat d’interprétation prôné par les programmes de 2002, certains ouvrages de littérature de jeunesse comme support de DVP. Qu’en est-il alors de l’autorité du texte ? Bruno Chevaillier, professeur de philosophie à l’IUFM d’Orléans, explique comment la littérature donne à penser, et autorise les élèves à penser.

« Nous voudrions analyser les apports de la littérature selon un double mouvement du texte vers le lecteur puis du lecteur vers le texte.

Par le récit, la littérature parle du monde (…). Grâce aux idées, le texte donne un sens au monde et à l’existence. Ce sens constitue selon nous une pensée « déjà là », une « précédence » pour reprendre les expressions de M. Revault d’Allonnes27, qui va autoriser le lecteur à penser, c’est-à-dire à partager un certain point de vue sur le monde et l’existence. Autrement dit, les idées du livre se prolongent dans la pensée du lecteur, le livre est le principe « génératif » qui fait advenir des idées, qui donne à penser. Ainsi, le jeune lecteur qu’est l’enfant commence-t-il de continuer à penser en prenant appui sur les idées du livre pour « penser plus loin »28.

Mais si le livre institue de la pensée, une nouvelle réflexion, un nouveau savoir, encore faut-il en retour pouvoir réinterroger ce savoir pour échapper au risque d’un savoir dogmatique. Il faut donc rappeler que « le jugement critique constitue une ressource pour l’action commençante. »29 (…). Tel le prince charmant réveillant la belle au bois dormant, le lecteur, esprit vivant, réveille les idées dormantes du texte afin de continuer de commencer à penser.

… Quelle est alors la part d’autorité dévolue au dispositif de débat d’idées conçu pour la classe ? (…). Si le débat d’interprétation en littérature engage une discussion sur le sens du texte, le débat d’idées va permettre de réfléchir à ce que nous dit le texte du monde et de nous-mêmes. Dans les deux cas c’est bien le texte qui est au coeur de la démarche : ce qu’il dit dans le débat d’interprétation (élaboration du sens) et ce qu’il nous dit dans le débat d’idées (élaboration des idées ou « travail de la pensée ») (…).

La démarche consiste à passer progressivement de l’interprétatif au réflexif (…).

Le débat d’idées sera le moment où les élèves de la classe s’engageront dans un travail de formulation (orale ou écrite) des idées générales et abstraites à partir de ce que dit le texte pour y réfléchir ensemble en en discutant (…).

Quelle est alors la part d’autorité dévolue au texte dans un débat d’idée ? (…) En quel sens faut-il entendre le pouvoir du texte (Barthes) ? Que signifie l’expression : « le texte fait autorité » ? Ne parle-t-on pas des effets d’un texte ? Autant de questions qui nous obligent à envisager l’autorité du texte sous l’angle du pouvoir au sens de potestas. Toutes ces questions ne sont pas équivalentes. Ainsi parler du « pouvoir du texte » serait plus proche de « ses effets » que du fait qu’ »il fait autorité ».

Dire qu’un texte « fait autorité » nous renvoie à un rapport dogmatique au savoir. Le texte dit la vérité et on ne pose pas de question. S’ensuit alors une attitude de vénération et de sacralisation du texte. Parler des effets du texte ouvre par contre la possibilité d’une action du texte sur son lecteur qui doit réagir. Le texte est alors investi d’une puissance qui échappe même à son auteur, et nous serions ici renvoyés aux théories structuralistes du texte et de la lecture.

Nos analyses nous permettent de penser le pouvoir du texte comme ce qui autorise à penser et non comme un pouvoir qui exige et réclame de l’obéissance. Un texte ne fait donc pas autorité, même – mais ce n’est pas la même chose – s’il a des droits et qu’on ne peut pas lui faire dire ce qu’il ne dit pas, et ce droit doit être garanti par un recours au texte. Il ne s’agit pas non plus de parler des « effets du texte » en supposant une action du texte sur le lecteur qui la subirait. Nous refusons de considérer le rapport du texte à son lecteur selon une mécanique de cause à effet. Selon nous, parler du pouvoir du texte revient à envisager l’action du lecteur, la capacité inaugurale de penser à partir du texte. Mais alors le texte ne peut plus être considéré comme une béquille ou un prétexte. Comme nous l’avons vu, il donne à penser à partir des idées qu’il rend sensibles.

A la lumière de ce qui vient d’être dit, il nous faut donc reconsidérer le pouvoir du texte à partir de sa »résistance » et nous allons de nouveau retrouver l’auctoritas. Catherine Tauveron qui a contribué à vulgariser cette notion en didactique du français oppose les « textes résistants » à leurs contraires les textes « collaborationnistes »30 : c’est dire combien il y a là d’enjeux de pouvoir!…mais qui tient le pouvoir ? Le texte qui collabore avec son lecteur au risque de l’aliéner ou bien le texte résistant qui met son lecteur à l’épreuve du sens ?

Relisons P. Ricoeur : « Le moment où la littérature atteint son efficience la plus haute est peut-être celui où elle met le lecteur dans la situation de recevoir une solution pour laquelle il doit lui-même trouver les questions appropriées, celles qui constituent le problème esthétique et moral posé par l’oeuvre »31 (…). (Il) nous permet de légitimer la problématisation (formulation des questions) qui s’opère dans un débat d’idées. Par son « efficience », la littérature soumet au lecteur une vision du monde qui constitue une réponse à une question éthique tout en attendant de lui qu’il formule lui-même le problème auquel le texte apporte une solution. Or le débat d’idées consiste à élaborer des problèmes à partir du texte par une découverte et une mise à jour des questions qu’il pose et auquel on va réfléchir en prenant appui sur le texte.

Selon Ricoeur, le pouvoir du texte serait alors de proposer une « solution » mais de laisser au lecteur le soin d’élaborer le questionnement. Mais du coup nous aboutissons au paradoxe suivant, le pouvoir du texte résistant est de donner du pouvoir au lecteur. Le paradoxe disparaît si l’on considère le pouvoir du texte comme ce qui autorise et non pas ce qui impose ».

Ce qui ressort des différentes contributions que nous avons convoquées, c’est la variété des figures de l’autorité dans une DVP. Personne n’a songé à remettre radicalement en question l’autorité de l’enseignant32 : que ce soit parce qu’il est au fondement des principes et des valeurs de toute activité dans le cadre de l’école, et donc des discussions qu’il organise dans sa classe (J.-M. Lamarre) ; que ce soit parce qu’au nom des exigences de la discussion comme « agir communicationnel », il se doit d’intervenir sur le fond, au même titre que les autres participants (P. Usclat); ou que ce soit parce que son expertise sur la conduite d’une discussion qui se veut réflexive aide le groupe à la construction d’un problème philosophique (N. Go), « accompagnant le groupe où il va » (Lipman), mais sans le laisser aller n’importe où (la ruse de R. Jalabert)…

Mais il y a des nuances, voire des désaccords : F. Carraud se méfie d’un statut de la parole du maître qui écraserait par son pouvoir et son savoir les interactions heuristiques entre pairs, car les exigences de la discussion font elles-mêmes autorité. S. Connac précise qu’une démarche coopérative déplace l’autorité dans la classe vers un dispositif où le pouvoir est partagé, distribué, où c’est l’argument, et plus la parole de l’enseignant, qui fait autorité. Et N. Go voit dans cette perte de pouvoir du professeur (ce qui le fait grandir en autorité !) la condition pour que les élèves, dans leurs cheminements collectif et singuliers, s’autorisent à penser, expérimentent sur eux l’autorité de la philosophie. Ce déplacement est même fondamental pour des élèves en échec scolaire, où la question de l’autorité est problématique dans leur vie, car la question de leur rapport au savoir et à la loi est abordée d’une façon plus constructive (J.-C. Pettier et T. Bour). Dans une DVP, le texte même comme support peut autoriser à penser, au lieu de faire seulement autorité (B. Chevaillier)…

Bibliographie

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1 Pour une approche du concept d’ « individu réflexif », voir le dossier de Sciences humaines n° 172 de juin 2006.

2 Tozzi M., « Lipman, Lévine, Tozzi : différences et complémentarités », La philosophie pour enfants – Le modèle de M. Lipman en discussion (Sld de C. Leleux), De Boeck, Bruxelles, 2005.

3 Usclat P., Le problème du rôle du maître lors de discussions à visée philosophique en cycle , et la question de sa participation, DEA, Université d’Aix-Marseille, 2004.

4 Lipman M., A l’école de la pensée (trad. N. Decostre), De Boeck, Bruxelles, 1995.

5 Voir notamment Tozzi M, Débattre à partir des mythes, à l’école et ailleurs, Chronique Sociale, Lyon, 2006.

6 Lamarre J.-M., « Autorité et argumentation – de la reconnaissance de certaines autorités pour avoir le droit de juger », Actes du colloque, op. cit.

7) Cf. l’album de T. Lenain, Menu-fille, menu-garçon, L’école des loisirs, Paris, 1995.

8) Le fait que la notion de droits de l’homme soit examinée en tant que telle au lycée ne veut pas dire que cette notion serait vraie à l’école primaire et fausse au lycée. Elle est problématisée, c’est-à-dire prise dans un questionnement complexe et radical qui peut soit la fonder soit la critiquer.

9 Usclat P., « Le rôle du maître dans la discussion à visée philosophique : éclairage habermassien »,

Montpellier 3.

10 Usclat P., « Gagne-t-on en autorité à participer sur le fond des débats en tant que maître à une DVP ? »,

Actes du colloque (op. cit.).

11 Carraud F., « Ne pas tuer ; de l’autorité du maître à celle de la discussion elle-même », Actes du colloque, op. cit.

12 François F., Interprétation et dialogue chez des enfants et quelques autres. Recueil d’articles 1988-1995, ENS éditions, 2005, p.137.

13 Jean-Marc Lamarre et Anne-Laure Le Guern, « Le travail de la pensée dans la discussion entre enfants : entre sens commun et philosophie », in Diotime-L’agora, n° 29, 2ème trimestre 2006.

14 En citant Kant, Jean-Marc Lamarre et Anne-Laure Le Guern écrivent que « le sens commun est une exigence qui s’impose à tous » et que cette exigence est déterminée par trois maximes : « 1. Penser par soi-même ; 2. Penser en se mettant à la place de tout autre ; 3. Toujours penser en accord avec soi-même ».

15 Go N., « Quelle autorité du maître dans une DVP ? », Actes du colloque sur l’autorité (op. cit.).

16 Extrait de la problématique du symposium.

17 Le problème des novices en enseignement, c’est qu’ils peinent à inspirer un tel respect, source d’obéissance et condition de l’ordre et de la discipline dans le travail. Ils ont alors recours à la force, à la contrainte ou à la menace, voire à la sanction, sans que ces actions soient nécessairement reconnues comme légitimes (même si elles sont connues comme légales). Ils emploient la force, mais n’obtiennent aucune discipline, ils sont autoritaires, mais n’ont aucune autorité, ils dominent, mais n’inspirent pas le respect. Ceci concerne les discussions à visée philosophique autant que n’importe quelle autre pratique d’enseignement. S’il y a une primauté du philosophique dans ces discussions, il reste que s’impose néanmoins le primat de la discipline (et donc de l’autorité du professeur) comme condition de leur possibilité.

18 Jalabert R, « Ruse et autorité dans une discussion à visée philosophique », Actes du Colloque, op. cit.

19 La thèse de S. Connac porte sur Discussion à visée philosophique et classe coopérative, Montpellier 3, 2004.

20 « La classe coopérative ou l’autorité de l’argument », Actes du colloque (op. cit.).

21 Béranger P., Pain J., « L’autorité et l’école : fin de système, » Ville école Intégration n° 112 – mars 1998.

22 Arendt H., La Crise de la culture : huit exercices de pensée politique, Gallimard, Paris, 1989, p.243.

23 Ferry J.-M., « La discussion en éducation et en formation », conférence prononcée lors du colloque sur la discussion organisé par le Cerfee et le Lirdef à Montpellier en mai 2003.

24 Invariant pédagogique No 1 de Freinet.

25 Mendel G., Une histoire de l’autorité, La découverte, Paris, 2002.

26 Tozzi M., « La philosophie avec les enfants en France »,

http://www.crdp-montpellier.fr/ressources/agora/D015045A.HTM

27 Revault d’Allonnes M., Le pouvoir des commencements – Essai sur l’autorité, Seuil, Paris, 2006.

28 Selon la formule de M. Piquemal, Les philo fables, Albin Michel 2003, p.6.

29 Revault d’Allonnes, op. cit., p. 118.

30 Tauveron C, « Comprendre et interpréter le littéraire à l’école : du texte réticent au texte proliférant » Repères n° 19, 1999, p.18.

31 Temps et récit III, Le temps raconté, Seuil, Paris, 1985, p. 254.

32 C’est par exemple la position de J.-F. Chazerans, professeur de philosophie à Poitiers (s’inspirant de la pédagogie autogestionnaire de M. Lobrot), soutenant qu’il faut « autoprogrammer la disparition de l’animateur »…

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