Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

La transmission et l’individualisme contemporain

La crise de la transmission

Transmettre signifie étymologiquement « envoyer (mittere en latin) au-delà (trans) ». La transmission peut se faire de façon informelle, non consciente, par imprégnation (cf l’importance du transfert et de l’identification chez Freud, de l’imitation chez Tarde ou Bandura, de l’habitus chez Bourdieu); ou de façon formelle, délibérée, consciente, organisée, planifiée sous forme de curricula (ex : les programmes scolaires). Elle porte sur des valeurs, des savoirs et connaissances, des savoir-faire et compétences, des attitudes. Elle suppose une autorité reconnue, légitimée par sa fonction, son rôle, son statut, son mandat, sa compétence (coutumière, juridique, religieuse, scientifique, etc.).

Ce qui est transmis est doté d’une valeur, et ne se discute guère, car cela est établi par la force d’une tradition (le dogme religieux), ou d’une preuve (par exemple le savoir). La transmission est censée faire sortir de l’enfance (rites d’initiation), de l’ignorance, elle acculture, produit un effet civilisateur, d’insertion sociale et professionnelle. Elle a un effet intergénérationnel puissant, puisqu’elle économise le temps des tâtonnements, des erreurs, et met à disposition les acquis comportementaux et intellectuels reconnus par un groupe existant à un moment donné. Cette transmission est assurée par des institutions, notamment éducatives : la famille, de façon individuelle ; l’école, de manière plus collective. Mais aussi les églises, l’entreprise, les syndicats, les associations…

La transmission procède à la fois de la chronologie (elle s’accomplit des plus âgés vers de plus jeunes, ou de l’antérieur vers le postérieur) et de la logique symbolique (que P. Legendre appelle « le principe de raison suffisante ») : il n’y a pas seulement de l’origine historique, mais du fondement – gnoséologique, juridique, politique, existentiel et ontologique. La transmission suppose et institutionnalise des places : elle met chacun en place et à sa place.

Elle met voire « remet quelqu’un en place ». C’est dire qu’elle prononce : tu n’es pas tout, tu n’es que le maillon d’une chaîne, tu as une place certes, celle de frère, de fils, tu peux changer de place pour devenir père à ton tour, grand père, et un jour ou l’autre tu t’éclipseras, et le monde continuera. Tu ne t’es pas auto-engendré, car le désir de tes ancêtres est la condition de ton être-au-monde, et à ton tour tu devras questionner ton désir de procréer pour engendrer un être non mû par l’instinct, mais par le désir. Bref, ton narcissisme doit être relativisé. Tu n’es et n’es ce que tu es que parce que tu es né d’ailleurs que de toi-même, et parce que tu deviens à partir de ce qu’on t’a transmis.

La transmission est donc une nécessité biologique pour que l’enfant s’adapte à son environnement, une obligation sociale et politique pour que l’adolescent s’intègre dans la société en maîtrisant des savoirs et des codes, une conviction éthique pour qui veut faire partager des (ses) valeurs (l’écologiste par exemple se soucie de léguer une planète habitable aux générations suivantes).

Mais cette volonté des éducateurs et du législateur de transmettre ne peut jouer sur les générations qui montent que s’il y a reconnaissance (forcée ou volontaire) de l’intérêt de son appropriation, d’abord par des transmetteurs convaincus, et surtout, malgré les efforts nécessaires d’assimilation (douleur et joie de l’apprentissage), ou à cause parfois des épreuves subies (rite d’initiation), par les destinataires. Or il y a aujourd’hui déficit de la légitimité de cette reconnaissance.

1) Déficit de la légitimité de la transmission par un relativisme des contenus à transmettre

A) Relativisme des valeurs

Les valeurs transcendantes, absolues, partagées et partageables ne font plus recette en France. Dès que l’universel est en crise, le relativisme tend à régner, avec sa tendance à « tout se vaut, il n’y a pas de meilleur, rien à hiérarchiser, à chacun sa vérité, son panier au supermarché, c’est ça la liberté, ma liberté, et toi tu peux faire ce que tu veux et je m’en fous… ». La laïcisation de la société a renvoyé la croyance religieuse (majoritairement catholique en France) à la sphère privée, pluraliste car au choix individuel des personnes. Cette sécularisation a accru paradoxalement et l’athéisme et les croyances spiritualistes (au sens large : paranormal, sectes…).

Le modèle français d’intégration, qui tentait de faire partager à tous les citoyens les mêmes valeurs universelles de la République (liberté, égalité, fraternité), et à intégrer les individus un à un dans la Nation, est en crise avec la montée des communautarismes, qui apparaissent en France comme des « individualismes de groupes », le problème de l’identité par la différence étant résolu par le trait d’appartenance. La nation est éclatée entre des « individus pluriels » (Lahire), eux-mêmes traversés par des appartenances multiples aux valeurs parfois contradictoires (quand on est par exemple à la fois parent et enseignant, travailleur et consommateur, citoyen et fraudeur etc.). Des parents sont prêts à abandonner pour leur enfant leurs propres valeurs si c’est pour le bonheur de celui-ci, ou pour garder son amour… Bref les valeurs ne sont plus consensuelles, difficiles à partager, impossibles à imposer dans une éducation libérale où elles supposent une adhésion… Leur transmission s’en ressent.

B) Relativisme aussi des connaissances

La transmission du patrimoine scientifique est entravée. Ce savoir est parfois contesté. Il y a souvent mélange des registres, par exemple scientifique ou religieux : on dénonce une théorie ou un enseignement scientifiques au nom de sa religion (islam fondamentaliste) ; on demande qu’une théorie inspirée par la religion, le créationnisme du « dessein intelligent », soit enseignée au même titre que l’évolutionnisme de Darwin (évangélisme américain).

La conscience des dégâts du « progrès » scientifique et l’émergence d’une conscience écologique jettent un doute sur l’intérêt de la science pour la paix (prolifération de l’arme nucléaire), la santé humaine (Tchernobil, OGM) et jusqu’à la survie de l’humanité (effet de serre etc.)

De plus le savoir scientifique, qui fondait la compétence des maîtres, est aujourd’hui épistémologiquement considéré comme non absolu, mais relatif, (bien que non arbitraire, car il est fondé sur l’administration de la preuve) ; il est soumis à discussion dans la communauté internationale des experts, il est périodiquement remis en cause, les théories évoluent, parfois changent. La raison elle-même paraît limitée devant la complexité du réel (quelle connaissance de notre inconscient, du Big-Bang ?). Une théorie scientifique, soutient l’épistémologue Popper, n’est considérée comme vrai que si on peut la falsifier, montrer qu’elle peut être fausse : Dieu, ou l’inconscient, ne sont pas en ce sens des hypothèses scientifiques. A l’école, il est plus difficile d’enseigner la démarche scientifique comme processus tâtonnant, rigoureux, discuté, que la science comme produit, contenus absolument vrais, incontestables (conception de fait dogmatique de la science).

Un certain retour de l’obscurantisme religieux1, la conscience des dangers de la technique et une nouvelle conception de la vérité scientifique rendent donc problématique l’enseignement de la science aujourd’hui.

2) Déficit de la légitimité de la transmission par une certaine méfiance des destinataires vis-à-vis des transmetteurs.

Les jeunes ne reconnaissent pas forcément les adultes (parents et maîtres) comme détenteurs de savoirs incontestés et d’expérience utile. Ceux-ci, avec la diffusion massive des médias (télévision, internet…), n’ont plus le monopole du savoir, et sont autrement moins motivants qu’une image animée, où l’air du temps met en avant le plaisir plus que l’effort. Les jeunes en savent d’ailleurs parfois autant si ce n’est plus que leurs aînés dans certains domaines (ex : informatique). Dans une époque où l’on veut inventer sa vie, l’expérience des autres a moins de poids, surtout quand on veut rompre ou innover. L’âge apparaît moins, avec l’idéologie jeuniste (plus jeune que moi, tu ne mourras jamais !), comme une source de sagesse que comme une routinisation et une décrépitude. La rareté et l’aléatoire du marché du travail rendent problématique l’utilité des savoirs et le sens de l’école pour de nombreux jeunes. Pour les classes moyennes, le consumérisme scolaire est proportionnel à la rentabilité sociale du cursus, et non à l’épanouissement personnel par la culture générale. L’adulte et l’école sont alors instrumentalisés par les jeunes au gré des désirs du moment et de l’utilité présumée des apprentissages.

3) Déficit de la légitimité de la transmission par une moindre confiance des transmetteurs dans leur capacité de transmettre.

Les parents et maîtres sont eux-mêmes dans l’interrogation quant aux valeurs qui fondent leur vie, et quant aux connaissances qu’ils savent rapidement obsolètes : comment pourraient-ils transmettre avec sérénité et assurance des valeurs vacillantes et des vérités discutées ? Le relativisme des valeurs et des choix fragilisent les certitudes, l’époque est au doute sur les repères, les points fixes. On cherche à se rassurer à l’école avec des « fondamentaux » (lire, écrire, calculer), les méthodes de grand-papa. Transmettre son doute n’est sécurisant pour personne, et produit souvent des problèmes de structuration et d’identité.

Cette crise de la transmission est corrélative, dans la modernité, d’une crise de l’autorité et de la tradition. L’autorité traditionnelle, comme principe éducatif intergénérationnel de structuration et d’intégration de l’enfant dans la société (ou de l’élève à l‘école), transmet, et transmet la tradition. Mais cette autorité classique ne tient plus aujourd’hui. Nombre de philosophes, de sociologues, de psychologues avancent une hypothèse déterminante pour expliquer cette crise de l’autorité transmissive, la montée de l’individualisme contemporain.

Qu’est-ce ce que l’individualisme?

Il n’est pas aisé de dater l’apparition, essentiellement européenne, de cet individualisme. On peut par exemple estimer qu’il s’agit d’un lent processus historique, qui est né avec les grecs, lorsque que le héros se détache du cœur pour s’individualiser dans le théâtre d’Eschyle, et que le penseur émerge dans l’originalité d’une pensée personnelle (Socrate). Mouvement qui s’est poursuivi avec la notion de personne dans le christianisme (où chacun est personnellement fils de Dieu), pour s’épanouir avec la déclaration des droits de l’homme au I8ième siècle. L’individualisme verrait ainsi sa reconnaissance juridique à travers la naissance de la démocratie moderne, la notion de droit de l’homme (et pas seulement du citoyen comme en Grêce), et de droits individuels (propriété, liberté, pensée, expression…).

Beaucoup lient la naissance de l’individu à l’émergence de la modernité. Mais quand commence-t-elle? On peut insister dans le mouvement des idées sur quelques moments forts :

- philosophiquement, avec le cogito de Descartes au 17ième, qui se découvre d’abord comme sujet pensant, avant même l’existence de Dieu et des autres; et sur le sentiment de puissance que donne à l’homme le développement de la science et de la technique qui nous rendent « maîtres et possesseurs de la nature » (Descartes);

- économiquement, avec les penseurs libéraux du 18ième, comme Adam Smith qui voit l’intérêt de chaque particulier aller naturellement, comme guidé par une main invisible, dans le sens de l’intérêt général ; l’avènement historique du capitalisme aurait ainsi consacré l’émergence d’un individu conscient de la particularité de ses intérêts, visant par le calcul la rationalité de ses choix afin d’atteindre des objectifs personnels ; alors qu’au contraire, comme l’analyseront plus tard les ethnologues, dans les sociétés holistiques, chacun n’existe pas comme individu séparé, mais s’identifie spontanément à la dimension collective de son clan, à ses ancêtres, au totem.

- politiquement, avec l’anarchisme du 19ième, qui affirme dans l’individu et son inaliénable liberté un « moi unique » (Stirner), base sur laquelle il faut construire par agrégation volontaire des communautés fédérées de plus en plus larges : de l’union libre de deux individus dans le couple à des communes collectives ou des entités fédérales.

On tirera à la fin du 19ième et au début du 20ième les conséquences de ces développements scientifiques, économiques, politiques, philosophiques : la technoscience et l’idéologie positiviste du progrès scientifique, censées donner à l’homme le bonheur, auront pour corrélat le « désenchantement du monde » (M. Weber), qui fait de l’homme, avec la fin de la transcendance divine, le pivot de sa propre vie (« Dieu est mort » proclamera Nietzsche). Le sujet de l’inconscient de Freud est toujours singulier dans son identité, et la démarche clinique s’adresse toujours, en un « colloque singulier », de la part de « quelqu’un qui n’est pas quiconque » (Lacan), à quelqu’un qui ne l’est pas moins.

L’entrée dans la post-modernité entraînera, avec la fin des utopies alternatives (comme le communisme), une crise de la militance syndicale et politique, de la discussion dans l’espace public (Arendt), de la dimension citoyenne, ramenant vers la jouissance de la vie privée. Le « déclin de l’institution » (F. Dubet), qui formatait l’individu et favorisait son insertion sociale (famille traditionnelle, école, mouvements de jeunesse, mariage, église, syndicats…), la précarisation du marché de l’emploi et la crise de la valeur travail (« Ne pas perdre sa vie à la gagner »), le mode de vie consumériste (le dimanche au super marché) et hédoniste (le plaisir d’abord et tout de suite), qui prévaut de plus en plus avec la mondialisation, dissolvent de plus en plus, en dehors du cercle des affinités, la texture du lien social et politique, qui se délite. Le sentiment d’être méprisé par un déni de reconnaissance (A. Honneth) se répand. La dépression, maladie de la modernité, consacre la solitude de celui qui se vit comme individu, c’est-à-dire séparé.

La forme contemporaine de l’individualisme, c’est le sentiment psychologique d’être un sujet différent des autres, original, unique, qui revendique sa singularité. Ce « souci de soi » (Foucault) lui donne l’impression grisante de la liberté d’inventer sa vie (cette « sculpture de soi» comme dit Onfray), avec souvent la méconnaissance des déterminismes psychiques et sociaux qui pèsent à son insu sur ses « choix ». La conséquence (et contrepartie) de cette impression (illusoire?) de liberté, c’est la conscience d’une responsabilité personnelle, flatteuse en cas de succès (le self-made man, le footballeur champion, l’élu médiatisé ou le chanteur de la Star Académy) ; mais souvent écrasante, car elle tend à imputer à soi-même les échecs rencontrés, d’où l’atteinte narcissique à l’estime de soi (la « fatigue d’être soi » dit Erhenberg).

- Cette conscience d’une singularité unique est alimentée par la dynamique démocratique. La démocratie est en effet la « passion de l’égalité » (Tocqueville). Mais dans la visée d’égalisation des conditions, et d’uniformisation consumériste des genres de vie, l’individu éprouve le besoin de se « distinguer » des autres (Bourdieu). La moindre égalisation tend à annuler la conscience de l’unicité, et l’individu cherche alors à creuser la différence. Inversement, dès que sa différence n’est pas à ses yeux prise en compte (en tant que femme, homosexuel, corse, noir…), il dénonce les privilèges et crie à la discrimination : il veut faire accepter comme tel son identité spécifique, au nom de la justice.

- D’où cette exigence éthique et juridique d’être pris en compte comme individu, qui a des droits à faire respecter, et luttera le cas échéant pour sa « reconnaissance » (P. Ricoeur, A. Honneth). Cet individu qui vise au maximum de liberté, d’indépendance parce qu’il s’agit de jouir sans entrave, plus d’ailleurs que d’autonomie (parce qu’il faudrait alors se donner une loi à soi-même), trouve en effet en permanence autrui devant lui pour limiter cette liberté (qui revendique au même titre sa liberté maximale). L’autre (pour moi, et pour autrui pour lequel je suis l’autre), devient donc pour moi (et pour chacun), dans la post-modernité, un coupable potentiel d’empiétement sur mon désir, dont je suis le victime potentiel. L’individualisme entraîne donc chez toute persone un sentiment de victimisation, qui demande réparation et juridicise de plus en plus la société.

L’autorité en crise

On comprend maintenant comment la montée contemporaine de l’individualisme a pu mettre en crise l’autorité traditionnelle. Celle-ci reposait sur un principe de transcendance : Dieu, le Pape (représentant spirituel de Dieu), le Roi (de droit divin), le Père, le Mari, le Maître, le Savoir etc. incarnaient ces figures d’autorité dont les valeurs, par leur caractère extérieur, supérieur, antérieur à l’individu, s’imposaient à lui en structurant ses habitus psychiques, sociaux, intellectuels, éthiques… (Il y a quelques restes significatifs, comme le Patron et le Commandant, mais le premier est devenu, au moins idéologiquement, plus « participatif »…).

En France, en coupant la tête au roi, il n’y eut plus, en place d’obéissance à un pouvoir transcendant, que de la fraternité, consacrée, comme la liberté et l’égalité, valeurs démocratiques. Les droits de l’homme furent plus tard élargis aux esclaves, aux colonisés, aux femmes, puis aux enfants. Or l’égalité est un principe d’horizontalité, qui s’oppose au principe de verticalité de toute transcendance inhérente au pouvoir que confère l’autorité. Elle implique une symétrie dans les droits et devoirs, contradictoire à l’asymétrie de la relation parent-enfant ou maître-élève par exemple.

Nombre de psychanalystes analysent ce « déclin de la figure paternelle » dans la famille et la société comme déstructurant au niveau personnel et sociétal, par le déficit de symbolique qu’il instaure. Témoin du développement de ce processus de désymbolisation en cours : alors que la mère est biologiquement certaine, le père est incertain, « putatif » (quel est le père réel?). D’où l’ancienne formule qui instaurait symboliquement le père par le droit : « Tout enfant né d’une femme a pour père le mari de sa mère ». Or, avec la procédure de la reconnaissance du père biologique de l’enfant par analyse de leur ADN, on prouve scientifiquement la paternité biologique comme un fait, au lieu de l’instaurer symboliquement par la loi.

Autre témoin : la loi autorise désormais de choisir comme nom d’un enfant aussi bien le nom de sa mère que de son père, ou les deux, en commençant ou non par le nom de son père. C’est la loi (juridique) qui prive le père de « faire la loi (symbolique)», lui ôte sa fonction spécifique de donner le nom, d’inscrire l’enfant dans le signifiant du langage, la dimension symbolique du sujet (J. Lacan). Il est « délocuté » de son pouvoir d’énonciation : délogé de sa place, il ne peut plus mettre en place, puisqu’on confond les places de père et de mère2.

On retrouve ce brouillage des places dans les nouvelles configuration familialess, modes de procréation émergents (où on peut avoir une mère qui est en même temps sa grand-mère (mère porteuse), d’adoption, ou les familles recomposées : un enfant peut se trouver face à plusieurs « pères » ou « mères », demi-frères ou sœurs. Chacun, enfant ou adulte, doit souvent se bricoler son lien de parenté, sa façon de nommer l’autre, quand le type de relation n’est pas (ou même quand elle est) institutionnalisée, ce qui peut opacifier les repères fondateurs de l’interdiction de l’inceste.

Le droit entérine ces évolutions de fait, rendues possibles par la science ou autorisées par l’évolution des moeurs. Par exemple l’enfant est reconnu désormais à part entière comme personne dans la Convention internationale des Droits de l’enfant (1989). Il est, comme le remarque le sociologue des familles F. De Singly, un être aujourd’hui double : à la fois un « petit », comme enfant physiquement faible et psychologiquement immature et exposé, et donc à protéger; mais aussi (c’est là la nouveauté) un individu qui a des droits, qu’il faut respecter dans sa liberté de pensée et d’expression (d’où le développement par exemple d‘une philosophie pour les enfants à l’école). Il faut donc l’écouter, discuter avec lui, voire négocier : mais à partir de quel âge, sur quoi et jusqu’où? La question est complexe, car il a à la fois besoin de liberté pour s’épanouir, et doit être respecté dans ses droits d’individu. Mais il a aussi besoin de limites et d’une loi qui s’impose à lui pour se structurer psychiquement, et borner la toute puissance de son désir (faute de quoi on assiste à une tyrannie de l’enfant-roi).

Il faut donc aujourd’hui repenser l’autorité, et notamment, dans la famille et à l’école, « reconfigurer l’autorité éducative », entre laxisme et autoritarisme, car il s’agit dans l’éducation d’accompagner l’émergence d’une « personnalité démocratique ». Or la démocratie est exigeante : elle implique une égalité de droit qui ne nie pas les différences de fait, et des différences de fait qui ne justifient pas des inégalités en droit. La difficulté à penser et institutionnaliser est d’articuler un droit à l’égalité avec un droit à la différence, un individu dont il faut respecter la liberté, mais qui doit respecter celle des autres, en acceptant des lois communes…

Conclusion

La légitimité de la transmission est aujourd’hui fortement contestée, en particulier pour les jeunes. Et ce doublement :

A) dans le contenu de ce qu’elle transmet : les traditions peuvent être considérées comme désormais inadaptées, les connaissances dépassées, les croyances puériles, les valeurs contestables… La non remise en question du passé et du transmis produit des sociétés conservatrices, voire réactionnaires, qui visent l’autoreproduction de gestes, institutions et valeurs stéréotypés, figent toute évolution, freinent le progrès. S’oppose au désir d’empreinte et de maîtrise du transmetteur le désir de changement, de rupture, amenant des révolutions dans la pensée, l’art, la politique (« Du passé faisons table rase ! »)…

B) dans la façon dont elle transmet : le transmissif peut être jugé dans ses méthodes autoritaire, (con)descendant, dogmatique, fabricateur de passivité, de formatage (passage au moule), voire de soumission, et entraîner la révolte. C’est la métaphore mécaniste de la transmission mécanique.

- D’où le questionnement : si la transmission paraît nécessaire dans son principe, et discutable voire contestable dans ses contenus et ses méthodes, à quelles conditions peut-elle donner des racines pour inventer l’avenir, imaginer, créer du nouveau ?

Deux pistes à explorer :

A) Connaître les réponses données par l’humanité, mais à partir des questions auxquelles elles répondent, car elles peuvent amener d’autres réponses possibles. Transmettre une culture de la question en même temps que des réponses, pour que tout en connaissant celle-ci (ce qui suppose transmission), l’on puisse interroger celles-ci.

Pour illustrer cette orientation, voir mes travaux sur la philosophie avec les enfants (www.philotozzi.com).

B) Proposer des valeurs, des comportements, des attitudes, plutôt que de les imposer autoritairement, pour éviter au receveur le sentiment d’un « arbitraire culturel » (Bourdieu), d’une autorité qui transmet sans aucun besoin de fonder sa légitimité en raison (science, philosophie) et en éthique. Une conception constructiviste de la transmission est souhaitable : c’est quand on s’approprie du transmis comme un construit, qu’on peut inventer ce qu’on transmettra plus tard…

Car il y a dans la transmission une tension entre tradition et création. La visée de la transmission devrait permettre de créer de la nouveauté tout autant que de rééditer ce qui déjà existe. La transmission introduit le nouveau-né à un monde qu’il n’a pas inventé, ni choisi, et auquel il lui faudra faire face : toute éducation selon H. Arendt, est anthropologiquement « conservatrice », car elle présente ce monde dans lequel on arrive, dans sa réalité et ses normes. Et c’est un devoir d’éducation et de civilisation des adultes que de transmettre ces bases.

Mais on ne peut favoriser l’émergence de la liberté d’un sujet – ce qui est le projet démocratique – qu’à condition de ne pas l’enfermer dans le même, l’imitation servile, la répétition mortifère, mais de l’ouvrir à l’altérité, à la nouveauté, à la création, à la rupture. Par exemple, l’éducation artistique doit lui permettre de devenir créateur à son tour ; ou l’éducation philosophique doit l’accompagner à penser par lui-même. Transmettre la vie pour des humains, n’est pas simplement (se) reproduire, c’est pro-créer, c’est à dire non pas fabriquer un individu identique, mais se sentir responsable de fait qu’advienne un sujet original, différent, singulier. Etre sujet, c’est avoir un rapport complexe aux choses et aux autres, tout à la fois être semblable et différent ; c’est être tout à la fois distinct et inclus dans une communauté ; être libre et limité, conscient de sa puissance et de sa finitude. Ce sont ces tensions là qui produisent la position désirante : celle de nous faire nous-mêmes à partir de ce que l’on a fait de nous3.

1 Contre lequel le Pape Benoit 16 a voulu réagir en affirmant la complémentarité de la raison et de la foi.

2 Notons cependant que c’est le père symbolique qui instaure la loi, et non le père réel. Tout en maintenant cette importance de l’inscription du sujet dans le symbolique, d’autres psychanalystes, souvent femmes, relativisent cette (dé-) valorisation de la figure paternelle. Car, pour A. Fouque par exemple, il y aurait un certain « machisme » du freudisme, entraînant des erreurs dans la théorie (il faudrait davantage travailler sur le stade génital), et une récupération politique conservatrice par rapport à l’émancipation des femmes dans la société.

3 Pour des développements, voir mes articles publiés dans Les cahiers du CERFEE, Université P. Valéry, Montpellier 3 : « Apprentissage et socialisation : équilibrer l’individualisme par un « impératif socialisateur », n° 15, 1998 ; « L’autorité démocratique : une provocation conceptuelle ? », n° 21, 2006 ; « Vers une reconfiguration de l’autorité éducative : l’exemple de l’autorité dans une discussion à visée philosophique », n° 22, 2007.

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