Philotozzi L'apprentissage du Philosopher

Faire philosopher les enfants :constats, questions vives, enjeux et propositions

Faire philosopher les enfants :

constats, questions vives, enjeux et propositions

 

Michel Tozzi[1]

Professeur émérite en sciences de l’éducation à l’Université Montpellier 3 (France)

michel.tozzi@orange.fr    Site : www.philotozzi.com

Revue Diotime :www.crdp-montpellier.fr/ressources/agora/

 

L’apprentissage du philosopher s’est depuis des décennies développé dans le monde avec de jeunes enfants et des adolescents (I). Cet apprentissage est nouveau et peut surprendre. Il est par conséquent nécessaire d’analyser si faire philosopher des enfants est vraiment possible et par ailleurs souhaitable, ou illusoire voire dangereux. Des questions vives sont posées sur ces pratiques (II). De cet examen préalable on tentera alors de conclure, à partir des enjeux soulevés, sur certaines  propositions (III).

 

I)  Sept idées-clefs sur ce qui existe dans le monde

 

1) Des pratiques philosophiques avec les enfants au niveau préscolaire et primaire se sont développées dans le monde de façon significative à partir des années 1970 (une cinquantaine de pays aujourd’hui).

- Le réseau le plus ancien est celui de l’IAPC, créé en 1974 par le philosophe américain M. Lipman aux Etats-Unis. Son impact est indéniable, par la méthode stabilisée mise progressivement au point, les recherches menées sur son efficacité, les formations dispensées dans certaines universités, avec des examens et des diplômes ad hoc etc.

- Le réseau de l’ICPIC, qui le recoupe sans s’y superposer, mis en place en 1985, a intégré d’autres courants que celui de l’orthodoxie lipmanienne, au fur et à mesure que la méthode s’adaptait à des cultures diverses, voire critiques vis-à-vis de son matériel.

Ces pratiques peuvent être favorisées pédagogiquement, financièrement, par des associations, des institutions publiques ou privées. Ce sont souvent des universitaires ou/et des professeurs de philosophie qui impulsent et accompagnent les pratiques de terrain, dans le cadre de leurs recherches ou de formations qu’ils organisent (exemples : Sasseville, Lebuis ou Daniel au Québec, Cam en Australie,  Kohan au Brésil, Diego Antonio Pineda en Colombie, Martens, Bruenig ou Weber en Allemagne, Camhy en Autriche, Puig ou Moryon en Espagne,  Galichet, Queval ou Tozzi en France etc.). Ils peuvent créer alors des Centres de Philosophie pour les Enfants associant des praticiens et formateurs. On voit aussi des associations créées par des particuliers qui, après une formation qui les a motivés, lancent dans leur pays des activités de ce type.

La langue anglaise a été déterminante pour la diffusion de cette méthode dans certaines régions et certains pays (anciennes colonisations anglaises notamment, en Afrique, Asie et Pacifique sud). La diffusion en Amérique du sud, de langue espagnole (ou portugaise pour le Brésil), s’est faite par les liens établis par certains universitaires de ces pays avec le Centre de Formation de l’IAPC aux USA. Le Mexique a ouvert la voie dès 1979. Des universitaires et personnalités catholiques ont joué un rôle dans ces pays, probablement parce que la philosophie, comme la religion, est travaillée par le problème du sens, et que la philosophie pour enfants pouvait jouer pour les enfants des classes défavorisées un rôle réflexif d’émancipation. La diffusion en français s’est réalisée à partir des années 1980 au Québec (Canada), puis en Europe dans plusieurs pays, souvent par le biais d’un cours d’éthique ou de morale, et à partir de liens avec l’équipe de M. Lipman.

 

2) Internet va jouer un rôle important en matière de diffusion de cette innovation dans le monde. La constitution d’un groupe à dimension mondiale trouve dans le réseau numérique du web son moyen privilégié pour donner consistance à une communauté de pratiques et de recherches, malgré le handicap de l’éloignement géographique, en faisant circuler l’information sur les outils, les pratiques, la formation et la recherche.

Pour donner un exemple, en France, le site http://pratiquesphilo.free.fr/index1.htm, avec sa banque de données et sa liste de diffusion, dans un contexte philosophique hostile au départ à ces pratiques à l’école primaire, a permis de relier, à partir d’un premier colloque national en  2001, nombre de praticiens dispersés et isolés, en leur donnant un soutien concret et de l’énergie pour persévérer. Internet convient à ces structures de réseau, qui contournent les hiérarchies par une structure horizontale qui libère la parole et les initiatives, permet la mutualisation des pratiques de classe et une coformation des membres du collectif du réseau.

 

3) On constate, dans les pratiques de classe et de formation, une prédominance dans le monde du courant lipmanien.

Cette diffusion d’une méthode particulière peut s’expliquer en partie par le fait que les pays de langue anglaise n’avaient pas, contrairement à l’Allemagne ou la France par exemple, de tradition d’enseignement de la philosophie avant l’Université[2]. Lorsque le problème s’est posé de développer davantage la réflexion chez les enfants, une méthode en anglais était disponible, couvrant à la fois l’école primaire et secondaire, avec un curriculum cohérent et du matériel didactique pour les enfants et les maîtres.

La diffusion de la méthode de M. Lipman dans le monde a donné lieu à des adaptations dans différents contextes culturels : de la simple traduction de ses ouvrages à leur modification mineure ou plus importante, jusqu’à la création de matériel didactique nouveau inspiré de sa démarche, puis l’élaboration de nouvelles approches inspirées par la pratique de la philosophie au contact des enfants.

Grupireph a produit, en Catalogne (Espagne), autour de Irène Puig, tout un matériel didactique original dans les langues catalane et castillane. Le Docteur Martens en Allemagne a mis au point un modèle didactique du philosopher (dit « à cinq doigts ») distinct de celui de M. Lipman. Michel Tozzi s’est appuyé en France sur des recherches en didactique de la philosophie, de même que sur la « pédagogie coopérative » de Célestin Freinet et « la pédagogie institutionnelle » de Jean Oury, pour redéfinir le concept et la pratique de la communauté de recherche, nommée alors par J.-C. Pettier « Discussion à Visée Philosophique »  (DVP), etc.

Il y a eu aussi d’autres influences : celles du « dialogue philosophique socratique » de Nelson, inspiré de la maïeutique de Socrate dans l’œuvre de Platon, qui s’est développée dans les pays germaniques en Europe. Et certaines approches nouvelles se développent, comme l’atelier philo de l’AGSAS (Association des Groupes de Soutien au Soutien), formalisé par le psychologue développementaliste et psychanalyste Jacques Lévine en France.

 

4) Ces pratiques sont souvent accompagnées par des formations d’enseignants, attestées dans certains pays par des diplômes universitaires, et par une importante recherche universitaire nationale et internationale, donnant lieux à des colloques réguliers, un corpus important de publications et de thèses disponibles. S’agissant d’une innovation significative dans les systèmes éducatifs, certains chercheurs voient en effet dans ces pratiques un champ favorable à des recherches dans un domaine encore peu exploré, alimenté par des questions vives qui font débat.

 

5) Si ces pratiques philosophiques se développent globalement, on observe une grande disparité dans le monde.

Très présentes dans les pays d’Amérique du Nord, en Europe, en Australie, présentes  dans certains pays d’Amérique du sud ou d’Asie, ces pratiques sont insignifiantes à l’école primaire en Afrique, et quasi-absentes du Monde arabe.

Comment peut s’expliquer cette disparité ?

Présence ou absence de traditions philosophiques et/ou d’enseignement de la philosophie dans certains pays ? Influence d’un enseignement de la philosophie d’orientation démocratique ou idéologie officielle? Rapport conflictuel ou non entre croyance et savoir, foi et raison ? Obstacles ou non par rapport à la langue anglaise, vectrice mondiale de ces pratiques ? Plus généralement traditions culturelles philosophiquement fortes, ou historiquement éloignées d’une approche philosophique rationnelle de type occidental (en Afrique noire par exemple) ? Influence de la France dans les pays africains ex-colonisés, où il y a une tradition d’un enseignement de la philosophie, mais volontairement cantonné à la fin de l’enseignement secondaire, ce qui est un obstacle à l’introduire plus tôt dans le cursus scolaire ?

 

6)  Ces pratiques sont généralement peu institutionnalisées au niveau des Etats. Du moins sous cette dénomination. Car il est difficile de repérer quel est le degré de philosophicité qui peut se manifester dans un cours de morale ou d’éthique, de citoyenneté voire de religion, qui peut être très moralisateur, injonctif et prescriptif de valeurs à imposer, ou favoriser, comme par exemple le cours de morale non confessionnelle belge, le libre examen, et accompagner un processus de développement d’un « penser par soi-même ».

Pourquoi cette absence officielle? Dans la tradition anglophone, la philosophie n’est pas considérée comme la voie privilégiée de l’éducation à la démocratie, mais passe par d’autres voies : au Canada, alors qu’il y de la philosophie au collégial québécois (tradition francophone), ce sont les humanities qui sont enseignées dans le Canada anglophone. C’est inversement parce qu’il y a une forte tradition en France d’enseignement de la philosophie dans le secondaire qu’il y a une forte réticence à l’introduire au primaire… 

 

7) On constate cependant certaines évolutions intéressantes :

- il y a le cas où ces pratiques ne sont pas institutionnalisées, mais où elles sont officiellement encouragées comme innovation : France ou Angleterre;

- il y a le cas où ces pratiques, jugées intéressantes par les décideurs politiques, sont officiellement expérimentées, en vue d’une éventuelle généralisation après évaluation de l’expérimentation (Norvège);

- et il y a le cas où ces pratiques sont officiellement institutionnalisées dans une partie du système éducatif (Australie, Mexique).

 

 

II) De quelques questions vives sur la philosophie avec les enfants,

avec leurs théories de référence

 

Après cet état des lieux, je pointerai un certain nombre de questions vives soumises à débat sur des registres différents.

 

A)                Quel est le rapport de la philosophie à l’enfance, et de l’enfance à la philosophie ?

Les philosophes sont partagés sur la question, entre ceux qui trouvent l’enfant « spontanément philosophe », par son questionnement radical (K. Jaspers, M. Onfray), pour lesquels philosopher, c’est se mettre devant une question comme la première fois; et ceux pour lesquels il y a une enfance de la philosophie (les présocratiques), mais pas d’enfant philosophe, puisque philosopher, c’est sortir de l’enfance. Cela renvoie à la question de l’âge du philosopher… Certains interprètent Platon comme un opposant à la philosophie avec les enfants, en s’appuyant sur un passage de la République[3] ; d’autres constatent au contraire qu’il dialogue avec des adolescents, comme dans le Lysis (S. Queval, Université Lille 3, France).

Qu’est-ce qu’un enfant ? Un non encore adolescent, un pas encore adulte ? Est-ce une question d’âge, et jusqu’à quand ? ; une question de vision du monde ; de capacité cognitive (Piaget), de maturité psychique ; de construction historique et sociale ; de droits spécifiques?

Quel est le rapport de l’enfance à la philosophie : de son interrogation sur la mort dès 3-4 ans, de ses pourquoi sur les origines, le monde, Dieu, l’amitié et l’amour, le sens de grandir ? Pour Epicure, il n’est jamais trop tôt pour philosopher, il faut commencer à la nourrice pour Montaigne, par opposition à Descartes (l’enfance est le lieu du préjugé).

- Le regard sur l’enfance qu’implique la pratique de la philosophie avec les enfants a des implications fortes : il s’agit, éthiquement, de considérer l’enfant qui formule une question existentielle comme un « interlocuteur valable » (Jacques Lévine) de l’adulte, un petit d’Homme, et de contribuer à construire l’homme dans l’enfant, comme sujet réflexif inaugurant un « penser par soi-même ».

 

B) L’éducabilité philosophique de l’enfance, est-ce éthiquement souhaitable ?

Amener les enfants à réfléchir, ce pourrait être psychologiquement dangereux : pourquoi évoquer le tragique, rabattre leur imagination sur la froide raison, démystifier leurs rêves ? Mais beaucoup d’enfants vivent des situations sociales ou psychiques dures. Tous se posent vers trois/cinq ans le problème de la mort… Les psychologues peuvent accompagner par la mise en mots de la souffrance. Mais il y a une autre façon, philosophique, de se saisir d’un vécu existentiel, qui fait prendre de la distance par rapport à l’émotion ressentie en en faisant  un objet de pensée, renvoyant à une condition humaine partagée, aidant à grandir en humanité. Il y a une vertu thérapeutique de la philosophie, parce qu’elle « prend soin de l’âme », a des effets d’apaisement. On ne peut éteindre définitivement une question existentielle d’enfant, parce qu’elle est une question d’homme : mais répondre à sa place l’empêche de penser par lui-même. Il faut donc les accompagner dans leur cheminement, en développant des outils de pensée qui leur permettront de comprendre le monde et de s’y orienter.

 

C) L’éducabilité philosophique de l’enfance est-elle juridico-politiquement un droit ?

- Il y a des implicites de philosophie politique dans la philosophie avec les enfants : M. Lipman par exemple cherche à articuler étroitement apprentissage de la philosophie et de la démocratie. L’éveil de la pensée réflexive chez l’enfant sous la forme de la communauté de recherche serait un moyen d’éduquer à une citoyenneté réflexive. Certains y voient une   instrumentalisation de la philosophie. Mais pas le philosophe démocrate qui s’appuie sur  les droits de l’homme et les droits de l’enfant comme « idée régulatrice » (Kant), qui peut en appeler à un droit à la philosophie (Derrida), ou un droit de philosopher.

 

D) L’éducabilité philosophique de l’enfance est-elle une potentialité cognitive?

Encore faut-il que ce soit psychologiquement possible, ce que contestent ceux qui constatent le faible développement cognitif des enfants, leur manque de maturité psychique, leur peu d’expérience de la vie et leur maigre savoir préalable à la réflexion. Mais c’est sur les stades de développement de Piaget que s’est appuyé M. Lipman, pour écrire ses « romans philosophiques » adaptés à chaque âge. Des chercheurs en psychologie développementale comme Bandura soutiennent aujourd’hui que les possibilités cognitives de l’enfant sont plus précoces qu’on ne le croyait, développant des compétences discursives dès le plus jeune âge à cause de  l’« orientation argumentative » du langage (F. François), à partir des expériences qu’ils ont déjà, et peuvent les formaliser par des mots si on met en place des dispositifs adaptés…

 

E) L’éducabilité philosophique de l’enfance, un postulat pour une pratique ?

On connaît l’« effet Pygmalion ». Il y a d’autant plus de chance qu’un élève échoue que ses maîtres croient qu’il n’est pas capable, et inversement parce que le maître va pédagogiquement tout faire pour sa réussite. Un élève dans lequel on croit augmente sa propre estime et se motive. Tant que l’on n’organise pas des discussions, les élèves ne savent pas discuter. Cela s’apprend. Dès que l’on propose une « communauté de recherche », ils apprennent à se questionner, définir, argumenter. On avait jusque là dans l’histoire sous-estimé les potentialités réflexives des enfants… tout simplement parce que l’on ne postulait pas leur éducabilité philosophique…

 

F) Le défi des élèves en difficulté ou en échec scolaire

Des réticences sont formulées à propos des élèves en difficulté : comment un enfant peut réfléchir sérieusement s’il a un problème de maîtrise de la langue ? Mais la langue n’est pas chronologiquement antérieure à la pensée, il s’agit d’un codéveloppement. On peut améliorer sa pensée en travaillant la langue, mais on affine aussi son langage en travaillant sur sa pensée. D’autant que le travail se fait sous forme orale,  permettant de commencer à réfléchir avant l’apprentissage de l’écriture, ou avec des enfants qui ont des difficultés avec l’écrit.

Si ces pratiques se développent beaucoup avec les élèves en échec, c’est qu’elles instaurent une dynamique d’échange sur les questions que lui pose la vie. L’élève peut, par cette activité réflexive, recouvrer l’estime de soi en faisant l’expérience de dignité qu’il est un être pensant, processus de réparation narcissique où la pensée panse la blessure de se vivre comme nul. Il va alors développer un langage intérieur entre l’émotion ressentie et le passage à l’acte, et pacifier sa relation à autrui et lui-même.

 

La question de la pédagogie et de la didactique

 

Comment alors didactiser cette activité, la rendre enseignable par les maîtres et appropriable par les élèves, dans la perspective d’une didactique de l’apprentissage du philosopher ?

 

A) La question de la discussion

La forme discussionnelle est la plus répandue au primaire dans le monde : est-elle contingente, d’ordre historique ou psychologique (on s’adresse à des enfants), ou nécessaire, liée à la discipline elle-même ? La « communauté de recherche », ou « discussion à visée philosophique » est-elle une méthode d’apprentissage du philosopher parmi d’autres, ou manifeste-t-elle le développement « génétique » de la pensée réflexive, au sens où la confrontation à l’altérité incarnée serait la condition (Vigotsky) de la confrontation à « soi-même comme un autre » ( Ricoeur), au « dialogue de l’âme avec elle-même » (Platon) ?

Plus fondamentalement, cet oral est-il légitime par rapport à l’écrit des textes ou de la dissertation ? Il ne suffit pas qu’une discussion soit démocratique pour qu’elle apprenne à philosopher. Il y faut une éthique discussionnelle au sein d’un « agir communicationnel » (Habermas), une visée de sens et de vérité, la mise en œuvre de processus rationnels de pensée dont le maître est garant par son animation. Telle est l’« idée régulatrice » (Kant) : une « situation idéale de parole » (Habermas) qui peut servir de repère aux enseignants…

 

B) La question du rôle du maître

Se pose d’abord la question de son degré de guidage, qui varie en France de l’hyperdirectivité du maïeuticien (Brénifier) à la non directivité (Lévine), en passant par le ciblage sur les processus de pensée (Tozzi).

Il faut ensuite déterminer si le maître doit dire ou pas son avis sur le fond. La position la plus commune est de s’en abstenir pour que les élèves ne soient pas dans le désir de bonne réponse du maître, et s’autorisent à penser en leur nom. Le maître développe une culture de la question et s’interroge lui-même. Et s’il esquisse un point de vue personnel, c’est en le modulant fortement pour ne jamais l’imposer.

Nous pensons cependant que, par ses questions, il doit intervenir sur les exigences intellectuelles de la discussion : un « pourquoi » amène à argumenter, un « comment définirais-tu ce terme ? » à conceptualiser etc.

 

C) La question de la formation des enseignants

Le paradoxe de cette innovation est la faible formation philosophique des enseignants du primaire. Que cette formation soit nécessaire, tout le monde en convient, mais de quelle nature, telle est la question : faut-il une formation académique à la philosophie sur des contenus (doctrines et histoire de la philosophie), ou au philosopher, à une pratique philosophique comme démarche ?

Entre ceux qui affirment qu’on ne peut apprendre à philosopher sans les philosophes (et reculent donc l’âge du philosopher), et ceux qui pensent qu’apprendre à philosopher, c’est d’abord laisser émerger et se formuler un questionnement, puis l’accompagner pour qu’il se travaille dans un « groupe cogitans », renvoyant à plus tard l’approfondissement avec des philosophes, le débat se poursuit, parfois vif !

Un bagage philosophique et toujours souhaitable, mais ce qui compte c’est pour Lipman la capacité à conduire une communauté de recherche, et donc une formation d’une part pédagogique à l’animation d’un débat, d’autre part didactique au savoir-faire philosopher.

 

III)  Quelques propositions pour l’avenir

 

A) Quels enjeux pour quelles valeurs ? Les défis

On peut en repérer six :

1) Apprendre à penser par soi-même. Le développement du philosopher le plus tôt possible, chez l’enfant et l’adolescent, garantit l’éveil et le renforcement d’une pensée réflexive sur la condition humaine.

 

2) Eduquer à une « citoyenneté réflexive » : la « communauté de recherche » (Lipman), ou la « discussion à visée philosophique » (Pettier) sont des formes du débat. Et comme il n’y a pas de démocratie sans débat, l’apprentissage du débat à l’école assure une éducation à la citoyenneté démocratique. Apprentissage du débat et apprentissage du philosopher par le débat intellectuel sont deux conditions d’une éducation à une « citoyenneté réflexive », c’est-à-dire d’un esprit qui se confronte aux autres en étant éclairé par la raison dans une visée de vérité, avec des exigences à la fois éthiques (« l’éthique discussionnelle » de « l’agir communicationnel » de Habermas) et intellectuelles dans un débat démocratique. C’est une tentative d’articulation de l’idéal démocratique, enraciné dans les droits de l’homme, du citoyen et de l’enfant, et de la raison émancipatrice, dans sa vocation universalisante.

Le défi, c’est la rencontre de l’enfance, de la philosophie et de la démocratie.

 

3) Aider au développement de l’enfant

L’apprentissage de la réflexivité est important pour la construction de la personnalité. L’enfant fait à cette occasion l’expérience qu’il est un être pensant (celle du cogito dit J. Lévine), ce qui l’aide à grandir en humanité. Il fait aussi l’expérience d’oser parler sans entrer dans « la lutte pour la reconnaissance » (Honneth), ce qui renforce l’estime de soi. Il peut vivre dans les discussions avec ses pairs l’expérience rare du désaccord cognitif dans la coexistence pacifique, ce qui augmente son seuil de tolérance et prévient la violence.

 

4) Faciliter la maîtrise de la langue, de l’oral, et de son genre « débat »

La prise de parole pour penser développe par ailleurs des capacités langagières. Le langage, en codéveloppement avec la pensée, apparaît dans une discussion à visée philosophique comme un outil pour la pensée, et en travaillant sur l’élaboration de sa pensée, on travaille sur le besoin de précision dans la langue.

 

5) Conceptualiser le philosopher

Du point de vue philosophique, la pratique de la réflexivité avec des enfants appelle à une redéfinition du philosopher, à une conceptualisation de ses commencements, de sa nature, de ses conditions.

 

6) Construire une didactique de la philosophie adaptée à des enfants

La didactique de la philosophie et de l’apprentissage du philosopher se trouve aussi interpellée, parce que l’on ne peut enseigner la philosophie à des enfants comme à des adultes, avec des cours magistraux, des grands textes ou des dissertations.

 

B) Quelle institutionnalisation ?

 

 

1) Les  problèmes culturels et interculturels : quels principes ? 

Les pratiques de philosophie avec les enfants ont émergé dans le monde vers 1970 aux Etats-Unis. Elles comportent de ce fait des caractéristiques particulières. Se pose alors la question de l’extension dans le monde d’une méthode historiquement et géographiquement située, compte tenu de ses présupposés scientifiques, par exemple psychologiques, mais aussi pédagogiques, didactiques, philosophiques, politiques etc.

Il ne peut donc s’agir d’imposer un modèle culturel (par exemple occidental et américain) à d’autres Etats, dans d’autres contextes. Mais on peut partir des orientations signées par les Etats dans des Conventions internationales (Droits de l’homme, de l’Enfant…), pour promouvoir des pratiques éducatives qui vont, comme le souhaite l’Unesco, dans le sens d’une culture d’esprit critique, de  dialogue et de paix entre les hommes, les peuples et les Etats. Nous postulons une universalité des droits, mais adaptés à la pluralité des cultures. D’où, compte tenu de l’inégale présence dans le monde de pratiques philosophiques à l’école primaire, la proposition d’une stratégie très diversifiée.

 

2) Favoriser l’innovation dans et hors l’institution

- Les pratiques à visée philosophique ont souvent le caractère d’une innovation, non institutionnalisée, en rupture avec la tradition d’un pays. L’innovation peut être un ferment pour le renouvellement d’un système éducatif, car, sans être généralisée sur un territoire, elle introduit une pratique nouvelle pour résoudre certains problèmes rencontrés. Elle permet alors une respiration dans un système qui peut avoir des dysfonctionnements.

Nous recommandons donc de les promouvoir là où elles n’existent pas, de les encourager là où elles existent (ex : la France), avec par exemple des subventions, de les faire connaître et de les diffuser largement.

Là où il n’existe actuellement aucune pratique de ce type, on peut par exemple partir de contes ou légendes du pays, pour faire réfléchir les enfants sur ce qu’ils nous disent de la condition humaine, en les laissant s’exprimer sur leurs interprétations, discuter sur ces différentes lectures, sans refermer l’échange par la « bonne » interprétation.

 

3) Organiser des expérimentations officielles

L’expérimentation, à la différence de l’innovation, est une décision politique pour tenter d’introduire une nouvelle pratique dans le système éducatif. Elle bénéficie de moyens pédagogiques et financiers spéciaux, se déroule selon un protocole précis, avec un accompagnement des praticiens, notamment par la formation, souvent aussi par la recherche, et implique le plus souvent une évaluation, de manière à en tirer des conclusions pour une éventuelle généralisation.

Nous recommandons de mettre en place des expérimentations sur ces pratiques (comme en Norvège), en cohérence avec les objectifs des politiques éducatives.

 

4) Institutionnaliser certaines pratiques

Institutionnaliser certaines pratiques de philosophie avec les enfants (comme au Mexique ou en Australie) va encore plus loin. On peut :

-         introduire l’apprentissage d’une pensée à visée philosophique dans certaines écoles du primaire, certains cursus, à titre optionnel ;

-         faire intervenir dans des classes des intervenants formés à la philosophie avec les enfants, dans le cadre de projets considérant la philosophie comme une « pratique culturelle » ;

-         généraliser cet apprentissage du philosopher pour tous les élèves dans une région ou à l’échelle du pays.

-          Ceci peut se faire de manière interdisciplinaire dans les disciplines : réflexion de type esthétique dans les arts; de type éthique dans les cours de morale, voire de religion ; de type épistémologique en sciences ; de type philosophie politique en éducation civique et histoire etc.

-         Cette généralisation peut se faire aussi sous forme d’un moment spécifique hebdomadaire, de durée variable avec l’âge des enfants (atelier ou club philo).

 

5) Organiser un curriculum dans la scolarité

Dans la perspective d’une institutionnalisation, il est nécessaire de réfléchir à la perspective d’un véritable curriculum scolaire.

- Nous pensons (comme Montaigne), qu’il faut commencer tôt, dès le préscolaire et le primaire : mettre en place par un exercice régulier des exigences de rigueur intellectuelles, des habiletés à raisonner… Les thématiques fortes (la mort ou l’amour) émergent dès la tendre enfance. Il ne faut pas subordonner l’éveil de la pensée réflexive au pré-requis d’un âge, d’un niveau de langue ou d’un degré de maturité. On commence à élaborer sa vision du monde dès qu’on dispose du langage pour mettre en mots son expérience, que l’on reconsidèrera pour « élargir sa pensée » (Kant) au fur et à mesure que l’on grandira.

- Un tel apprentissage doit être progressif et cohérent. Et cette progression suppose des démarches didactiques précisant les objectifs poursuivis et les méthodes, dispositifs, outils, supports utilisés.

 

C) Quelles pratiques promouvoir dans les classes ?

Toute pratique qui développe l’autonomie du jugement et le libre examen des idées, est en recherche de sens et de vérité éclairée par la raison, cultive le questionnement et le sens du problème, favorise la confrontation constructive et rigoureuse des idées sur la condition humaine…

Toute normalisation stricte risquerait d’entraîner une stérilisation, puisqu’il s’agit de la formation à la liberté intellectuelle des esprits. Ce qui implique la liberté intellectuelle et pédagogique des enseignants, et la liberté d’esprit des élèves, auxquels nul ne peut se substituer pour penser à leur place. Il ne s’agit donc pas de les endoctriner, mais de les accompagner pour qu’ils trouvent progressivement par eux-mêmes les réponses aux questions qu’ils se posent sur l’existence.

 

Quelques pistes :

- Partir des questions des enfants eux-mêmes, parce que ce sont leurs questions, qui font sens pour eux, et les mettent en position de recherche habitée par le « désir de savoir ».

- Ces questions peuvent aussi être dégagées à partir d’un texte fort, ad hoc pour une activité réflexive (ex : les romans de Lipman), contes ou mythes, porteur de « sagesses du monde », ou ouvrages de littérature consistante.

- Organiser des échanges d’idées sur ces questions entre élèves, animés par le guidage plus ou moins fort d’un enseignant, pour qu’ils confrontent entre eux leurs opinions, et vivent des conflits sociocognitifs pour les faire évoluer.

- Il y a aussi la possibilité d’utiliser des dilemmes moraux (L. Kohlberg) : un cas est proposé qui fait éthiquement problème, et on doit arrêter une solution en clarifiant et hiérarchisant les valeurs en jeu.

- Pour développer l’apprentissage du philosopher, on peut aussi proposer des exercices spécifiques de problématisation, de conceptualisation, d’argumentation. 

- Que ce soit pour conceptualiser ou argumenter, les enfants commencent toujours par des exemples ou l’évocation de leur vie quotidienne, car c’est leur façon de faire un lien entre une notion ou une question abstraite et leur propre vécu. C’est un point d’ancrage nécessaire pour amorcer la réflexion, mais qu’il faut les aider à dépasser pour monter en abstraction et généralité, avec une visée d’universalisation (« Parler comme tout autre » dit Kant). Le contre exemple est intéressant, car il est encore concret, mais a déjà statut épistémologique de preuve. Et il faut aller jusqu’à des arguments plus généraux, décontextualisés.

- On peut partir du langage, dans la mesure où les notions à conceptualiser sont des mots dans une langue, et où l’on ne pense que par et dans une langue : s’appuyer sur la matière langagière pour conceptualiser, pour explorer les pistes de la pensée suggérées par les mots (synonymes/antonymes versus distinctions conceptuelles ; champ lexical et sémantique versus champ conceptuel).

- Mais on peut aussi faire émerger les représentations premières, pour les travailler ultérieurement au niveau conceptuel, par bien des médiations. La pensée associative, la rédaction d’écrits fictionnels, les expériences de pensée (décrivez un monde où tout le monde mentirait, ou bien où l’on pourrait faire ce que l’on désire : qu’en concluez-vous ?), peut donner lieu à des reprises conceptuelles.

On peut aussi quitter dans un premier temps le langage, et travailler les registres du corps, de l’imagination, quitte à revenir à une pensée plus abstraite par la verbalisation, tremplin vers la conceptualisation.

Ce notamment par :

 a) des attitudes corporelles, des productions plastiques : sculptez dans de la glaise votre idée de la liberté (commentez votre réalisation); placez vos camarades dans l’espace et simulez par leurs attitudes une situation injuste (Cf le théâtre de l’opprimé d’A. Boal) : qu’est-ce alors que l’injustice ? ; dessinez la vérité : dire en quoi le dessin réalisé figure cette  notion…

b) par l’évocation suivie de la verbalisation d’affects (en quoi peux-tu dire que ce que tu as ressenti c’était de la joie ? C’est quoi alors, la joie ?) ;

c) par la connotation d’images (pourquoi trouves-tu que cette publicité évoque la colère ? Comment alors la définir ? Quelle image représente le plus pour toi l’idée de bonheur ? pourquoi ?) ; de métaphores verbales (Si la justice c’était un animal, ce serait lequel? Pourquoi ?) ; d’analogies ou de symboles (pourquoi la balance représente-t-elle la justice ?) ; d’allégories (la caverne de Platon, le squelette avec la faux pour la mort), etc.

- Si l’on veut articuler la visée philosophique avec une visée démocratique, une éducation à la citoyenneté, la discussion gagnera à être organisée dans un dispositif pédagogique démocratique, avec des règles démocratiques de circulation de la parole (ordre d’inscription, priorité à l’élève qui n’a pas encore parlé ou peu parlé, ou aux plus petits dans des classes multi âges), et la répartition de rôles responsabilisant entre les élèves (président de séance pour donner la parole, secrétaire de séance pour garder trace du travail collectif, gardien de l’heure, de la discipline, aménageur de la salle, responsable du micro etc.).

- Si l’on veut davantage articuler la posture philosophique devant une question avec la construction de la personnalité de l’enfant, sa prise de parole orale en public, le fait qu’il ose une pensée sur la condition humaine et publiquement, fasse l’expérience du cogito (J. Lévine), on procèdera plutôt par tours de table où chaque enfant peut s’autoriser à élaborer et exprimer sa vision du monde en réagissant personnellement à une question de fond, en développant un véritable « langage intérieur ».

- On pourra aussi travailler la réflexivité en lien avec d’autres disciplines de l’école, soit sous forme interdisciplinaire, soit en travaillant une dimension réflexive dans chaque discipline (exemple du Québec : « Philosopher sur les mathématiques » ou « Le monde des sciences ») : l’argumentation par exemple se travaille aussi dans l’apprentissage des langues, à l’oral et à l’écrit (mais avec un auditoire universel en philosophie, cf. Perelman). Et aussi en didactique de l’oral, du débat comme genre de l’oral, ainsi qu’avec la littérature. Il y a ainsi des zones d’intersection entre la didactique de la philosophie et de l’apprentissage d’une langue maternelle à l’école.

 

Faute de place, concluons par la condition fondamentale pour la mise en place de telles pratiques, l’accompagnement de ces pratiques à visée philosophique [4]:

1)      par la formation initiale et continue des enseignants à ces pratiques, en précisant : 

-         les  compétences attendues des élèves, et à développer chez les enseignants ;

-         les dispositifs de formation adéquats : objectifs, contenus, méthodes ;  

-         une politique adaptée de  formation de formateurs, qui mette au centre de la formation, outre quelques repères philosophiques, l’analyse des situations et des pratiques à visée philosophique, en insistant sur la visée philosophique de l’activité proposée ; 

-         une production de matériel didactique ad hoc.

2)      par la recherche, à partir de thèses et d’études sur ces pratiques[5].

 

 

 

 

 

 

 

 


[1] Michel Tozzi est expert de l’Unesco sur la question de la philosophie à l’école primaire dans le monde. On trouvera un écho du rapport qu’il a rendu à l’Unesco sur ce sujet en 2007 (dont cet article reprend quelques idées), dans la première partie de l’ouvrage publié par l’organisation internationale (actuellement en anglais et en français) : La philosophie une école de la liberté – enseignement de la philosophie et apprentissage du philosopher : état des lieux et regards pour l’avenir (2007). Téléchargeable en français et en anglais sur :

http://portal.unesco.org/shs/fr/ev.php-URL_ID=11575&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html

[2] Roger-Pol Droit, dans sa synthèse sur Philosophie et démocratie dans le monde (Le Livre de poche – Editions Unesco, Paris, pp. 102-106), a bien distingué le « modèle anglophone », où la philosophie est « réservée à certains départements universitaires », et où « l’éducation politique se fait ailleurs », du modèle « francophone ou à culture latine », où la philosophie est enseignée dans le secondaire, et « doit contribuer à développer la capacité de jugement des citoyens ».

[3] Cf. l’avertissement de la République mettant en garde contre le développement de l’esprit éristique chez les enfants et jeunes gens (République VII, 539b – 539c).

[4] Voir sur les deux points ci-dessous mes propositions pour l’Unesco dans le rapport.

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