Entretien sur la pensée critique
Entretien de Sylvie Lasserre avec Michel Tozzi
sur la pensée critique
Mars 2010
L’éveil de la pensée critique
- 1. Quelle serait votre définition de la pensée critique (ses composantes…)?
Cela dépend si on prend pensée critique au sens de Matthew Lipman, ou au sens de la philosophie occidentale, « continentale » comme on dit. Pour M. Lipman, la pensée critique est l’un des deux éléments de ce qu’il appelle la pensée d’excellence. Dans la pensée d’excellence, il y a à la fois la pensée critique et la pensée créative. Il a ajouté un troisième élément, la pensée attentive, attentionnée, relevant du « care » (caring thinking). La pensée critique n’est donc qu’un des éléments de la démarche philosophique de Lipman. Cette expression est la traduction française de l’expression anglaise « critical thinking ». Le critical thinking est un courant de la philosophie analytique américaine, c’est-à-dire la philosophie du langage, qui insiste particulièrement sur le raisonnement et l’argumentation. C’est une manière de revisiter la rhétorique aristotéticienne.
En France, c’est un peu différent. On appelle pensée critique une pensée qui met en oeuvre une activité essentiellement rationnelle et qui renvoie, dans l’histoire de la philosophie occidentale, au passage du mythe, mythos, au logos, la raison. Cette pensée critique peut se développer selon deux voies : la voie scientifique ou la voie philosophique. Il y a une raison philosophique et une raison scientifique. Et plus tard, d’ailleurs, la pensée critique s’est particulièrement développée dans les sciences humaines et sociales qui sont un peu conflictuelles avec la philosophie, puisque progressivement elles ont grignotté des domaines qui étaient particulièrement le propre de la philosophie, comme par exemple l’étude de la société (la sociologie), l’étude de l’âme humaine (la psychologie), l’étude du langage (la linguistique).
La pensée critique est donc quelque chose de très global qui implique l’exercice de la raison avec un recul, une distanciation et souvent un dévoilement. Par exemple, c’est ce qui se passe chez les philosophes du soupçon, chez Freud, Marx et Nietzche, et les philosophes plus contemporains de la déconstruction (Derrida, Foucault etc.).
Donc la pensée critique philosophique est une pensée essentiellement du questionnement, de la mise en question des préjugés, de l’opinion, et qui implique un certain type de processus de pensée comme la problématisation, l’argumentation et la conceptualisation. Elle renvoie notamment à Aristote avec sa rhétorique, à Descartes avec son Discours sur la méthode, et au niveau des philosophes contemporains Habermas, qui est un philosophe à la fois du langage et de l’argumentation.
Cette pensée critique s’oppose à d’autres approches dans l’histoire de la philosophie, plus métaphoriques, chez Nietche ou Bergson, ou herméneutiques, c’est-à-dire qui s’appuie plus sur l’interprétation que sur l’argumentation.
- 2. Quelles sont les conditions de possibilité de la pensée critique / de quoi a-t-on besoin en amont (y a-t-il un âge minimum, des habiletés de pensée, langagières…, quel étayage de l’adulte…)?
La pensée critique est une pensée. En tant que pensée, elle va s’apppuyer essentiellement sur le langage. C’est pour çela que tant que l’enfant n’a pas acquis les rudiments du langage, c’est difficile pour lui d’avoir une pensée tout court, et à fortiori une pensée critique. Ensuite, elle suppose, parce-que c’est une pensée, l’exercice de la raison. Donc il y a une relation très étroite dans le développement de l’enfant entre le langage et la pensée rationnelle. À tel point qu’il y a un certain nombre de gens qui disent qu’elle n’est pas possible avant un certain âge, parce que l’enfant n’a pas de savoir préalable, alors que la philosophie, c’est une réflexion, un retour sur les savoirs qui ont déjà été accumulés ; et aussi parce que l’enfant manque d’une certaine maturité.
Personnellement, je pense que le langage sophistiqué n’est pas un préalable pour avoir une pensée critique, mais que plus le langage va se développer, plus il y aura une pensée précise.
Alors, quelles sont les conditions de possibilité d’une pensée critique? C’est par exemple le passage de l’affect, c’est-à-dire de l’émotion, de la sensibilité, à la raison, au concept ; et aussi une démarche qui va du concret à l’abstrait, c’est un processus de généralisation. Très souvent en philosophie, on parle d’universalisation : chaque fois qu’on essaye dans une définition de passer de l’exemple à l’attribut d’une notion, plus exactement d’un concept ; et chaque fois qu’on essaye de passer d’un exemple à un argument plus abstrait dans le raisonnement, l’argumentation, on fait preuve de pensée critique. Une dernière condition de possibilité de la pensée critique est que la pensée de l’enfant soit accompagnée par l’enseignant, vigile intellectuel pour l’exploration et l’expression de la pensée critique chez l’enfant.
- 3. Quelles sont les activités cognitives, attitudes (curiosité…) ou autre engagées dans le processus?
Il est très important tout d’abord que l’enfant trouve un lieu pour qu’il élabore et formule ses propres questions. Le questionnement est à l’origine de la pensée critique.
Comme attitude, Jacques Lévine qui est un psychologue développementaliste et psychanalyste pour enfant, explique que quand les enfants sont très jeunes, par exemple en GSM, c’est une attitude semblable au Cogito que de se mettre devant une question.
Et au niveau des opérations cognitives, moi j’ai mis l’accent sur un certain nombre de processus de pensée que j’appelle le philosopher. Dans le philosopher, il y a trois processus qui sont importants et interdépendants : la problématisation, qui est un type d’interrogation, de mise en question, de transformation des affirmations en questions ; un processus de conceptualisation qui consiste, à partir d’une notion qui est une idée générale et abstraite désignée par un mot dans une langue déterminée, à s’interroger sur son contenu conceptuel. Le troisième processus est un processus d’argumentation, qui vise à fonder rationnellement son point de vue, à être capable de faire un certain nombre d’objections, et aussi de répondre rationnellement à des objections qu’on nous fait. Donc, on peut dire que problématisation, conceptualisation et argumentation sont les capacités de base du philosopher, très interdépendantes même si ce sont des opérations distinctes : poser une question, définir une notion et argumenter une affirmation sont des opérations différentes, mais elles sont étroitement liées entre elles. C’est un modèle systémique dans la mesure où par exemple, quand je pose la question « Qu’est-ce que l’amour? » en même temps je pose une question (problématisation) et j’essaye de définir Une notion (conceptualisation). Et ces capacités de base sont développées à travers des compétences sur des tâches assez complexes : lire, écrire et discuter philosophiquement.
Les compétences développées, c’est lire philosophiquement un texte, écrire un texte philosophique ou bien discuter à partir de questions philosophiques. Je peux vous donner une définition de ce que j’entends par philosopher, qui contient l’ensemble de ces processus: « Philosopher, c’est l’articulation, sur des questions et des notions fondamentales pour la condition humaine, dans l’unité et le mouvement d’une pensée habitée par le rapport au sens et à la vérité, de processus de problématisation de questions et de notions, de conceptualisation de notions et de distinctions conceptuelles, et d’argumentation rationnelle visant à valider des thèse et construire des objections ». Voilà la définition que je donne du philosopher, c’est-à-dire des habiletés cognitives qui sont développées par cette activité.
- 4. Quelle(s) évaluation(s) utilise-t-on (critères / marqueurs) pour observer les stades de développement d’une pensée critique?
Le concept de stade de développement est emprunté à un grand psychologue du XXème siècle, Jean Piaget, et Matthew Lipman s’est lui-même appuyé dans la progression de ses romans sur les stades de développement de Piaget. Par exemple, Piaget disait qu’on accédait au stade logico-formel à partir de 10-12 ans, c’est-à-dire au moment où on était capable de développer un raisonnement hypothético-déductif « si ceci… alors celà », de manière stabilisée et transférable. Or, ces stades de développement sont aujourd’hui assez critiqués par un certain nombre de psychologues par exemple Bandura. Concernant les stades de développement du philospher, j’aime bien la grille de Marie-France Daniel qui distingue plusieurs étapes qu’elle a constatées sur des corpus empiriques : le niveau monologique, le niveau dialogique et plusieurs niveaux dans le dialogique, le dialogique quasi-critique ou critique. En ce qui me concerne, j’ai plutôt travaillé à partir de la définition du philosopher que j’avais donné. C’est-à-dire que j’ai essayé de réfléchir sur des niveaux de développement des capacités philosophiques de base pour voir comment elles pouvaient progressivement se développer. Je vais vous donner un exemple. Dans le prcessus de conceptualisation, posons par exemple la question « Qu’est-ce que c’est qu’un ami? » : un élève va répondre en disant « Valérie est mon amie », c’est-à-dire qu’il répond à une demande de conceptualisation par une exemplification, un exemple, il définit le concept en extension par ses champs d’application ; ça me donne certes un exemple de ce que c’est que l’amitié, mais ça ne me dit pas ce que c’est que l’amitié. Par contre, si je dis qu’un ami c’est quelqu’un que j’ai choisi parmi mes copains (attribut de sélectivité), quelqu’un à qui je fais confiance parce que je lui confie des secrets (attribut d’intimité), quelqu’un avec lequel, lorsque je me dispute, je me rabiboche (attribut de durabilité de la relation), je suis en train d’aller plus loin que de donner simplement un exemple de ce que c’est que l’amitié : j’essaye de donner des attributs, les caractéristiques du concept. Passer de l’exemple à l’attribut, c’est un stade de développement important et très souvent dans la pratique des discussions à visée philosophique, j’essaye de voir où en est l’enfant de la possibilité de ces passages. Je reprends ici le concept de Vigotsky de Zone Proximale de Développement (ZPD) : c’est le moment où l’enfant qui était capable de donner un exemple devient capable de donner un attribut. Autre exemple concernant le processus d’argumentation, je peux essayer d’argumenter par l’exemple, par exemple « moi je connais un copain et il est amoureux »… [...]
Il y a donc des niveaux ; pour moi ce ne sont pas des stades de développement mais des niveaux de développement d’une capacité. Je disais qu’au niveau de l’argumentation, on peut argumenter par l’exemple et on peut argumenter par le contre-exemple, c’est-à-dire en donnant un exemple qui est contradictoire au premier, et qui sert ainsi d’argument. L’intérêt du contre-exemple avec les enfants, c’est qu’il reste concret, mais il possède un statut épistémologique d’argument. Si par exemple je dis « Tous les cygnes sont blancs parce-que j’ai vu des cygnes blanc », il suffit que je vois un seul cygne noir comme le cygne noir d’Australie pour que je ne puisse plus dire » Tous les cygnes sont blancs ». Donc la capacité de donner un contre-exemple par rapport à un exemple, c’est un progrès dans l’argumentation. Mais on reste cependant toujours au niveau des exemples. Un troisième niveau dans l’argumentation serait de passer de l’exemple à un argument plus abstrait. On voit donc qu’il y a des niveaux dans les différentes capacités.
De la même façon, il y a plusieurs types d’argumentation. Il y a des arguments où on essaye de montrer que l’interlocuteur n’est pas logique. Par exemple, « Tu es pour la peine de mort parce qu’il a tué quelqu’un ; là tu te contredis parce que tuer quelqu’un parce qu’il a tué, c’est contradictoire ». Ce sont là des arguments de type logique. Il y a donc une typologie d’arguments qui fait que selon les arguments qu’on utilise, on a un certain développement de l’argumentation.
Pensée critique et DVP
- 5. Comment situez-vous la pensée critique par rapport à la pensée réflexive?
J’ai dit tout à l’heure que la pensée critique peut-être développée soit par la science, y compris les sciences humaines et sociales, soit par la philosophie. Une pensée peut être réflexive, c’est-à-dire utiliser la réflexion, sans être pour autant philosophique, puisque la pensée critique peut être scientifique ou philosophique, et parfois commune. Par exemple, je peux réfléchir à un problème mathématique, ce qui est une pensée réflexive. Je peux en français faire une débat d’interprétation : partir d’un texte, par exemple Yacouba, et me demander si Yacouba est courageux. Pour savoir si Yacouba est courageux, il va falloir que je réfléchisse sur ce qui est arrivé dans l’histoire au héros, et je vais réfléchir. Les didacticiens du français utilisent actuellement le concept de réfléxivité dans ce qu’ils appellent le débat d’interprétation sur un texte. On peut réfléchir aussi dans la vie quotidienne. « Est-ce que je vais acheter un appartement ou est-ce que je vais placer plutôt mon argent »? Donc la pensée réflexive est beaucoup plus large que la pensée critique philosophique. Toute réflexion n’est pas de la pensée critique philosophique.
- 6. Quelle est la place de la pensée critique dans les objectifs de la DVP?
La pensée critique est au centre de la Discussion à Visée Philosophique (DVP). Qu’est-ce qu’une DVP? C’est une discussion qui essaye de mettre en oeuvre un certain nombre de processus de pensée définis: la conceptualisation, la problématisation, l’argumentation. C’est ce qui fait la philosophicité de la discussion, sa visée philosophique. Pourquoi nous disons discussion « à visée philosophique » ? Parce qu’une discussion n’est pas souvent philosophique. Une discussion entre individus, ça peut-être une conversation sans objet de réflexion précis, qui fonctionne par association d’idées. Il ne suffit pas non plus qu’une discussion soit démocratique pour qu’elle soit philosophique. On peut démocratiquement échanger des opinions non réfléchies, qui ne sont que des préjugés. Par contre, pour qu’une discussion devienne philosophique, il faut une certaine vigilance par rapport aux processus de pensée qui sont mis en oeuvre, des exigences intellectuelles, les trois exigences dont j’ai parlé. Et c’est le rôle d’un enseignant, ou d’un animateur de café-philo, d’être une vigie : par exemple lorsqu’un participant affirme quelque chose, il faut qu’il dise pourquoi. Pourquoi, c’est une exigence d’argumentation. Il peut demander aussi de définir un terme, de donner un exemple ou un contre-exemple. Ce sont des interventions de l’animateur d’une DVP pour que les participants produisent des processus de pensée de type réflexif.
- 7. Quelles composantes de la pensée critique la DVP permet-elle de développer? Avez-vous identifié certaines limites?
Ce que la DVP peut développer, c’est précisément ces trois processus de pensée, je n’y reviens pas. Par contre, il y a un certain nombre de difficultés, Bachelard dirait d’obstacles épistémologiques à la DVP.
Chez les enfants, c’est essentiellement l’égocentrisme, c’est-à-dire le fait qu’ils soient au centre de leur propre monde, et qu’ils éprouvent de la difficulté à pouvoir se décentrer, écouter autrui, se placer du point de vue de l’autre. D’où l’intérêt dans une DVP de faire de la reformulation : je demande à un enfant de répéter, ou de reformuler ce qu’un camarade vient de dire ; ce faisant, j’institutionnalise l’écoute, le travail de l’élève consiste à se brancher sur l’autre, se mettre dans une attitude d’accueil de la pensée de l’autre. Je développe ainsi un certain nombre de compétences. La première, c’est d’écouter ; la deuxième est de comprendre ce que je viens d’entendre ; et la troisième, d’^tre capable de redire ce que j’ai compris de ce que j’ai entendu. Donc la reformulation est un des moyens au service de l’animateur pour que l’enfant se mette dans cette posture, se place du point de vue de l’autre, sorte de son égocentrisme.
Une autre difficulté, c’est le trouble de l’affect pour la pensée. Les enfants sont des êtres très affectifs, dont la sensibilité, l’émotivité est à fleur de peau. L’’affect, c’est toujours un obstacle épistémologique au concept. On est tellement dans son émotion, dans son affectivité, que l’on n’arrive pas à raisonner. Les neurophysiologistes du cerveau diraient qu’on est tellement dans son cerveau limbique, le cerveau des émotions, que ça bloque la vanne du cerveau cortical, le cerveau de la pensée plus abstraite.
Une autre difficulté très importante pour donner une visée philosophique à sa pensée, c’est l’opinion. L’opinion, c’est l’ensemble des préjugés que nous avons qui nous viennent de nos parents, de nos copains, des médias. L’opinion, c’est un préjugé. Un préjugé, c’est un point de vue affirmatif sur quelque chose, mais qui répond à une question qu’on ne s’est même pas posée. Donc il va falloir mettre en question ses opinions, c’est extrêmement difficile parce que ce qui caractérise l’opinion, c’est l’évidence : ça nous semble simplement vrai parce que nous le pensons.
Il y a, lié avec cet élément, le dogmatisme comme obstacle à la pensée critique. Le dogmatisme, c’est la certitude d’avoir raison, le fait de ne pas mettre ses préjugés et ses opinions en question, de ne pas ressentir le besoin d’éprouver, au sens de mettre à l’épreuve, ce que l’on pense, de le proposer à d’autres comme hypothèse ; ou bien en n’essayant pas de valider son propos par des arguments rationnels, parce que précisément, ça nous parait évident. Au contraire, la pensée philosophique commence lorsqu’on sort du dogmatisme, de la pseudo-évidence, de ses certitudes et de ses affirmations.
Et il y a un autre obstacle, symétrique au dogmatisme, c’est le relativisme. Le relativisme, c’est penser que tout se vaut : « Lorsqu’on discute autour par exemple de l’amour, certains disent que… d’autres au contraire que… mais finalement tout le monde a un peu raison, parce que cela dépend de la personne, du lieu, du moment… ». Donc dans le relativisme, on n’arrive à rien dire de général, à universaliser son propos. C’est une fuite pour ne pas faire d’effort pour trouver une définition universelle qui vaut pour la notion qu’on est en train d’examiner ; une solution paresseuse refusant toute définition partageable en droit par tous…
DVP et PPE
- 8. En quoi le modèle didactique de la DVP rejoint-il le courant Lipman, dans le domaine de la pensée critique (et réflexive)?
M. Lipman emploie le terme de « communauté de recherche ». La communauté de recherche est un concept qui vient de Dewey et Pierce, qui pensaient qu’on ne peut découvrir une vérité qu’à plusieurs, en en discutant ensemble. Une vérité scientifique aujourd’hui, c’est une vérité qui est discutée et provisoirement admise dans la communauté scientifique internationale des experts. Cette idée de communauté me semble très intéressante, parce qu’elle transforme le groupe-classe en un intellectuel collectif, en une communauté qui va chercher et rechercher ensemble en maintenant sa réflexion sur un objet de travail.
Je parle plutôt de discussion à visée philosophique. Pourquoi? Parce qu’on s’est aperçu que toute discussion n’était pas philosophique, et qu’il fallait donc lui donner une visée : c’est la responsabilité de l’animateur. Mon modèle du philosopher est assez différent de celui de Lipman. Il a été fait indépendamment de lui. Je n’ai connu Lipman qu’en 1998, alors que ma thèse, qui s’appelle Contribution à une didactique de l’apprentissage du philosopher, date de 1992, donc six ans avant que je ne connaisse la philosophie de M. Lipman. C’est un modèle qui a été construit avec d’autres professeurs de philosophie à partir de ce qu’ils attendaient de leurs élèves à la fin de l’année de terminale dans une dissertation. Ce n’est qu’après que j’ai essayé de voir si ce modèle didactique, l’interaction de processus de pensée (problématiser-conceptualiser-argumenter), marchait avec les enfants. Et je me suis aperçu qu’effectivement ça marchait avec les enfants. Dans cette communauté de recherche, Lipman a mis au point une méthode à partir de sept romans tenant compte des stades de développement de Piaget, dépendant de l’âge des enfants. Je trouve personnellement que les romans de Lipman, qui contiennent nombre de problèmes philosophiques, sans qu’ils soient explicitement énoncés, sont des romans didactiquement intéressants. Mais ils n’ont pas de valeur littéraire. Or je pense que la littérature, surtout la bonne littérature pour enfants qui a des supports consistants, résistants, raconte un certain nombre d’histoires qui mettent en place un quasi-monde dans lequel les enfants vont se projeter, s’identifier ; et que au-delà de l’interprétation littérale, descriptive et narrative de l’histoire, c’est un excellent support à interpréter. C’est cette interprétation qui va être intéressante. J’ai suivi cette voie, en travaillant avec des didacticiens du français en France, articulant le débat d’interprétation sur des albums de jeunesse avec des DVP. Les romans de Lipman sont très didactiques, peut-être trop didactiques : des supports littéraires peuvent être très intéressants.
Le deuxième support anthropologiquement porteur, ce sont les mythes. Des philosophes m’ont reproché de faire de la philosophie sans les philosophes. Je me suis dit alors : prenons les mythes de Platon, traduisons-les dans un langage accessible aux enfants. J’ai écrit un ouvrage qui s’appelle Débattre à partir des mythes. Ces mythes ont été expérimentés auprès d’enfants à partir de 4-5 ans jusqu’à la fin du collège (16 ans), et on a vu à ce moment là que le mythe était porteur de touts les grandes questions existentielles de l’humanité. Je préfère travailler sur les albums de littérature de jeunesse ou sur des mythes plutôt que sur les romans de Lipman pour les raisons que je viens de dire.
Sur la méthode elle-même, je m’inspire beaucoup de la pédagogie institutionnelle, la démarche de Célestin Freinet complétée avec Oury et Vasquez : l’institution, l’organisation, le dispositif, la ritualisation, bref la façon d’organiser la classe sont très importants pour moi. J’utilise ainsi un dispositif où chaque élève a une fonction déterminée. Le président de séance, par exemple, a pour fonction de donner la parole selon un certain nombre de règles : donner la parole aux élèves par ordre d’inscription, donner la priorité à ceux qui ne se sont pas encore exprimés, à ceux qui se sont moins exprimés que d’autres, tendre la perche à ceux qui ne parlent pas du tout. Il y a un reformulateur qui a pour objectif de redire ce qui vient de se dire ; il y a le synthétiseur qui, dès que les élèves savent écrire, prend des notes par rapport à ce qui se dit, et qui à la moitié ou à la fin de l’heure, renvoie au groupe la synthèse, le compte-rendu des idées qui se sont exprimées. Il y a aussi des observateurs sur les processus de pensée.
Ce dispositif de pédagogie institutionnelle est extrêmement cadré, ce qui est très important selon moi, car plus le processus est cadré, plus il y a un contenant psychique des pulsions des enfants, et plus le cadre produit de la cohésion et du calme. Au fond, plus on est en sécurité et en confiance dans un dispositif cadré, plus il y a liberté de la parole. J’ai aussi un objectif difficile pour un endeignant : ne pas intervenir sur le fond, pour que les élèves développent leur prore pensée. Par contre, je suis très vigilant sur la forme. Donc la façon dont, dans une DVP telle que je l’ai progressivement mise au point notamment avec Alain Delsol, est un dispositif issu de la pédagogie institutionnelle, ce qui n’est pas le cas de Lipman aux États-Unis.
- 9. Sur quel(s) points vous sentez-vous en désaccord, ou simplement différent?
Je ne suis pas en désaccord avec M. Lipman sur deux points : d’abord sur l’objectif démocratique de la discussion. Il me semble que la DVP peut éduquer à une citoyenneté réflexive, c’est-à-dire pas seulement des gens qui exercent leur droit de parole, mais des gens chez lesquels le droit d’expression se double d’un devoir d’argumentation, de conceptualisation. Je suis aussi d’accord avec lui aussi sur l’objectif philosophique, en ce sens qu’on essaye de développer des processus de pensée. Il parle de pensée critique, de pensée créative, de pensée auto-corrective, de pensée attentionnée. Moi je parle de problématisation, de conceptualisation et d’argumentation. Mon modèle didactique n’est pas le même. On est tout-à-fait d’accord sur le fait qu’il faut accompagner les élèves au développement d’une pensée réflexive, mais notre modèle didactique n’est pas identique. Dans les deux cas cependant, il y a développement d’une pensée critique. Je m’appuie beaucoup sur la problématisation, la conceptualisation et l’argumentation, et Lipman s’y appuie aussi, mais par d’autres voies. Il est philosophiquement très influencé par la philosophie du langage, la philosophie analytique américaine, et le pragmatisme ; moi je suis plutôt dans la tradition rationnaliste occidentale et continentale.
Pour approfondir :
- 2001 (coord.) : L’éveil de la pensée réflexive à l’école primaire, Hachette-Crdp Montpellier.
- 2002 (coord.) : La discussion philosophique à l’école primaire – Pratiques, formations, recherches, Crdp Montpellier.
- 2002 : (coord.) Nouvelles pratiques philosophiques en classe, enjeux et démarches, Crdp Bretagne.
- 2003 : (coord.) Les activités à philosophique en classe, l’émergence d’un genre ?, Crdp Bretagne.
- 2004 (coord. avec R. Etienne) : La discussion en éducation et formation, l’Harmattan.
- 2005 : Penser par soi-même, 6ième édit., Chronique sociale, Lyon.
- 2006 : Débattre à partir des mythes à l’école et ailleurs, Chronique sociale, Lyon.
- 2007 (coord.) : Apprendre à philosopher en discutant : pourquoi et comment ?, De Boeck, Bruxelles, Belgique.
- 2008 (avec Y. Soulé et D. Bucheton) : La littérature en débats : discussions à visée littéraire et philosophique à l’école primaire, Sceren-Crdp Montpellier.